Achref Aouadi (Président de I Watch-Tunisia): « L’ISIE est hors-jeu »

 Achref Aouadi (Président de I Watch-Tunisia): « L’ISIE est hors-jeu »

 

Achref Aouadi, 28 ans, fondateur  et président de I Watch Tunisia (association spécialisée dans le contrôle de la corruption financière et administrative et dans le contrôle du déroulement des élections), revient dans cette entrevue, sur les préparatifs pour le contrôle des prochaines élections.

Franc, il pointe un doigt accusateur vers l'ISIE qui n'a pas, selon lui, su affronter les dépassements électoraux. Récit d’une rencontre sincère :
 
Espace Manager: Comment est née l’idée de création de I Watch-Tunisia?
 
Achref Aouadi: Tout est parti d’une idée très banale. En 2011, à la Kasbah 2, on a senti qu’après la révolution, les jeunes tunisiens étaient écartés de la vie politique. On s’est réuni entre amis avec pour objectif de remettre aux jeunes leur rôle de leadership. Il fallait qu’on réussisse à démontrer que les jeunes Tunisiens ne sont pas faits que pour les « combats ». Nous avons un poids et notre place est indispensable dans la construction de ce pays.  
 
Pendant la révolution, les jeunes étaient aux premiers rangs et dans les affrontements. Ils ont payé de leur vie en affrontant la terreur de la police de Ben Ali. Et nous nous sommes dit que le temps est venu pour nous de participer à la prise de décision. Et  tout est parti de ce sentiment.
 
Abordons maintenant le chapitre des élections. Quels sont vos préparatifs pour un contrôle efficace du rendez-vous du 26 octobre?
 
Nous avons commencé les préparations de ces élections depuis 2012. Nous avons eu un partenariat avec IFES dans le but de nous former dans l’observation du financement des campagnes électorales.
 
Nous avons fait des formations en Tunisie et en France avec des experts tunisiens et étrangers. Puis nous avons sorti un manuel qui explique nos programmes et notre vision. Actuellement, nous sommes en pleine  action d’observations des financements des campagnes électorales.
 
Comment cela fonctionne ?
 
Nous avons choisi 6 partis: Ennahdha, Nidaa, le Front populaire, Ettakatol, Afek, et Al Jomhouri. Et nous avons éliminé le CPR. Ce qui a provoqué leur colère d’ailleurs. Donc, nous avons procédé au suivi et à l'observation de ces partis en nous concentrant sur 3 axes essentiels: la neutralité de l’Etat, l’achat des voix et les dépenses des partis.
 
Nous observons s’il y a un dépassement du seuil électoral ou non. Car comme vous le savez, la loi électorale exige de ne pas dépasser un montant précis de dépenses. Ensuite, quand ces partis dévoileront leurs rapports financiers, nous serons là pour présenter nous aussi nos rapports, comparer et évaluer les financements des partis. Les rapports seront publiés un mois après les élections.
 
Une fois que vous délectez des fraudes, vous en faites part à l’ISIE ?
 
Franchement, nous aurions voulu compter sur l’ISIE mais je pense que l’instance est hors jeux.
 
Qu’est-ce vous voulez dire par là ?
 
Nous avons essayé de travailler avec l’ISIE avant. Nous leur avons envoyé des rapports de fraude, mais ils n’ont pas réagi, ils n’ont même pas appelé les partis fautifs pour les mettre en garde. Nous avons deux choix, soit nous parlons d’efficacité dans l’observation des élections, soit nous jouons le rôle de figurants et nous laissons les choses trainer.
 
Pourquoi ce regard pessimiste ?

 
L’instance est habilitée à annuler les listes qui commettraient des infractions portant atteinte au déroulement des élections. Mais elle ne l’a pas fait. L’ISIE nous a déçus, et nous a donné des messages très négatifs.

Nous pensions que la loi électorale a préservé à l’instance une certaine prérogative mais cette instance est en train de renoncer à ses droits. L’instance détient le pouvoir de contrôle qui lui permet de lutter contre ces dépassements et assurer la transparence et la bonne marche de l’opération. Malheureusement, elle s’est montrée très faible face aux dépassements. Elle veut satisfaire tout le monde.
 
Nous lui avions envoyé des visuels de dépassements et de fraudes, des agressions à l’encontre des membres des partis et sur ses agents mêmes à Sousse, mais elle n’a pas réagi. C’est une instance qui n’est pas capable de se défendre. Comment voulez-vous donc qu’elle défende la bonne marche de ces élections. A chaque fois qu’on les informe de quelque chose, on nous demande d’aller à la justice.


                        « Jendoubi a une plus forte personnalité que Sarsar »

 
Vous semblez trop déçu ?

Au début, nous étions les seuls à défendre cette équipe et nous avons évité de la comparer avec l’instance de Jendoubi.  Mais elle n’a rien fait ou presque pour rassurer.

A une semaine des élections, l’Instance négocie encore la désignation de son directeur de bureau exécutif. L'on se demande pourquoi la place est vide jusqu’au jour d'aujourd’hui ?
 
Vous n’êtes donc pas satisfaits du travail de l’ISIE au cours de la campagne ?
 
Oui évidement. L’ISIE ne réagit pas aux dépassements. Nous avons remarqué le comportement des partis. Nous avons signalé des infractions surtout émanant d’un parti voyou qui n’a pas eu froid aux yeux de violer la loi et de provoquer tout le monde.
 
Comme les autorités n’ont pas réagi, il a continué dans cette voie de l’anarchie et a encouragé les autres à faire des infractions. Avec cette ISIE, tant qu’il n’y a pas eu de sanctions il n’y aura pas de discipline et application de la loi. Imaginez qu’à une semaine des élections, il y a encore des partis qui n’ont même pas entamé leur campagne.
 
Mais ils sont libres de commencer ou pas ?
 
Non, ils ne sont libres que partiellement, car tous les partis ont reçu de l’argent pour se faire connaître à travers au moins les affiches et pour présenter leurs programmes. En Tunisie, les lois sont bonnes mais la grande interrogation demeure au niveau de leur application.
 
Je défie l’équipe de Sarsar d’annuler une seule liste d’un grand parti ou une liste qui a une popularité dans sa région. Il n'y a aucun signe de transparence et nous sentons les deux poids deux mesures. Je trouve que ce n’est pas normal qu’on suive des journalistes pour un article controversé et d'oublier ces gens qui ont falsifié la volonté du peuple….
 
Pensez-vous qu’il y ait des pressions sur l’ISIE ?
 
Bien évidement, mais le problème c’est comment vous régissez à ces pressions. Nous ne voulons pas comparer cette instance avec celle de Jendoubi, mais ce dernier avait une personnalité plus forte que Sarsar. Je vous invite à visiter leur local, juste à coté, à La Fayette. C’est incroyable.
 
On peut faire la tournée de tous les étages sans rencontrer aucun des responsables. Pire encore, on trouve le serveur, là  où il y a les identités de tous les votants, ouvert et à la portée de tout le monde.
 
Au local du Lac, c’est encore pire. Les experts étrangers, le PNUD, IFES… ont pris le contrôle de tout le local. Sarsar et son équipe sont des « Yesmen » qui ne peuvent pas dire non et qui veulent satisfaire tout le monde.
 
L’autre jour, nous avions demandé des manuels de procédure, on en donne aux étrangers et nous, les Tunisiens, on nous les refuse. Nous avons récupéré ces documents auprès de l’ONU. C’est honteux. Aujourd’hui celui qui va récolter les voix va gagner il n'y aura pas de contestations….

                       " L’ISIE est en train de mettre en péril la transition démocratique"


I watch a poursuivi en justice quelques candidats à la présidentielle ? Où en est-on avec ce dossier ?
 
Justement, les fraudes qui ont émaillé le dépôt des dossiers de candidatures à la présidentielle, témoignent de la faiblesse de l’instance.
 
C’est très grave. Mais le pire, c'est que ces dépassements demeurent sans suite. Bien que cela mette en doute la crédibilité et le sérieux des élections et puisse saboter le processus de transition démocratique dans le pays. C’est pour cela que nous avons recouru à la justice car l’ISIE est en train de mettre en péril la transition. Il est obligatoire d’ouvrir une enquête sérieuse et punir sévèrement les fraudeurs et les corrompus.
 
L'on se demande, comment l’ISIE peut-elle accepter les candidatures d’un candidat fraudeur ? L’ISIE veut nous offrir  un président corrompu et fraudeur.
 
Mais la justice prend en charge ce dossier ?
 
La justice va, au moins prendre 6 mois pour donner son verdict final. Mais quel message transmet-on au peuple ? L’ISIE a ouvert le chemin à un candidat corrompu pour accéder à Carthage. C’est très grave.
 
Quels seront vos préparatifs le jour du scrutin ?
 
Nous allons observer les élections dans toutes ses étapes.
 
Vous avez combien de membres et observateurs? Vous comptez couvrir toutes les régions ?
 
En Tunisie, nous avons 5000 centres et 1000 bureaux de vote, donc il sera impossible pour nous de couvrir tous les bureaux. I watch a opté pour une méthodologie statistique. Nous avons pris tous les bureaux de vote et nous avons sorti des échantillons. On vise 1000 observateurs, 750 fixes et les autres seront mobiles, dans le sens d’observer les entourages et le climat général des centres de vote.  Et bien sûr, les membres i watch seront dans le local pour observer de loin et gérer l’opération.
 
Comment pouvez-vous assurer la neutralité des observateurs ?
 
Il y a toujours un risque, parce que nous avons opté pour un recrutement e-Learning. Nous allons former et recruter les gens en ligne.
 
Les logistiques pour couvrir toute la mission d’observation nécessite un budget de quelque un milliard. C’est trop. Nous n'avons pas cette somme. D'ailleurs, nous pensons qu'il est insensé de dépenser un milliard en un seul jour. Donc, pour minimiser les coûts, nous avons choisi cette méthodologie de recrutement en ligne.
 
40% des gens qu’on recrute l'ont été à travers l’équipe i watch et les autres via la plateforme. Les observateurs sont entrés en contact avec l’équipe i watch dans la région.
 
Pour répondre à votre question. Je pense qu’aujourd’hui, même les partis politiques trouvent du mal à trouver des observateurs, donc celui qui a des penchants partisans, il va joindre son parti. Donc nous n’avons pas peur qu’il y ait une infiltration à ce niveau.
 
Est-ce que vous collaborez avec les autres ONG comme ATIDE et Mourakiboun ?
 
Vous avez mis le doit sur l’une de nos lacunes. Dans les élections de 2011 chacun a travaillé seul. Cette année, il y a encore risque qu'on suive le même chemin. Il faut dire qu’il y a eu des initiatives pour nous rassembler autour d'une seule table. Mais nous  avons  raté les rendez-vous. Je pense que c’est insensé de se trouver dans le même bureau avec ATIDE par exemple.
 
Ce n’est pas normal surtout quand on sait que vous avez les mêmes objectifs ?
 
C’est vrai que nous avons les mêmes objectifs, mais il ne faut pas oublier la concurrence, surtout au niveau des fonds. Maintenant nous devons nous rapprocher surtout le jour du scrutin. Mais, est-ce que ce sera le cas, on verra en tout cas.
 
Quels sont les dépassements et autres lacunes qui se sont produits lors des élections de 2011 et qui ne vont pas se répéter le 26 ocotbre ?
 
Ce qui s’est passé en 2011 ne va pas se produire cette année. La loi électorale s’est bâtie à la base d’une proposition de la société civile. En 2011, on a signalé plusieurs fraudes qui ne vont pas se produire. Le grand problème c’est au niveau de financement des partis et des campagnes.
 
Mais les fraudes commises le jour du scrutin, c’est toujours envisageable ?
 
C’est minime et ça ne va pas influer beaucoup sur le résultat.  Le jour J l’électeur ne va pas changer d’avis. Tu ne peux pas l’influencer avant 10 minutes de vote. Pour éviter ce point, nous avons demandé de limiter le nombre d’inscrits dans le bureau de 800 à 600.  En tout cas, aujourd’hui, on ne peut pas voler les élections le jour du scrutin. Mais en tout cas, le plus  grave c’est quand  la fraude se fait devant les yeux des observateurs.
 
En 2011, il y a eu des fraudes lors du tri ?

Le directeur de bureau peut le faire. Potentiellement tout est faisable en l’absence des observateurs. Le seul moyen pour lutter contre ces fraudes c’est de rester vigilant et d’essayer d’être présent dans tous les bureaux.
 
Il ne faut pas dire à la fin de la journée qu’on est fatigué et qu’il est inutile d’assister au tri. Non il ne faut pas rater cette étape, car si le directeur de bureau se trouve seul sans observateurs, il pourrait faire des choses.
 
Selon quels critères vos désignez vos observateurs? La proximité ?
 
En 2011, on a désigné nos observateurs dans les bureaux les plus proches. Cette année, nous allons faire l’équilibre entre les villes et les zones rurales. Car, il ne faut pas priver l’observateur de son droit de vote.
 
Le jour du scrutin, comment allez-vous vous comporter avec les fraudes détectées ?
 
Pendant  la campagne, et comme je viens de vous expliquer, c’est une perte de temps de travailler avec l’ISIE. Mais le jour du scrutin on n’aura pas le choix, nous devons transmettre nos constats à l’instance. Si elle ne fera rien, elle sera complice. Sa transparence sera mise en question, mais maintenant on ne peut évoquer que le mot faiblesse et non sérieux (Oubliez le mot complicité).
 
Quelles sont les sources de vos financements pour le contrôle de ces élections?
 
En ce qui concerne le financement, nous devons recevoir un montant de 300.000 d’ici à la fin de l’année par Transparency International et 80.000 de la part de Pontis Fondation. IFES nous donnera  130.000 Dt.
 
Quelles ont été vos sources de financement durant les années présidente ?

Essentiellement à travers Démocray International qui nous a versé 352.000 dt. Mais on a aussi d’autres partenaires comme FFF, IREX, PNUD, UNODC….
 
Quelles seront vos activités après les élections ?
 
Notre travail sera axé sur deux axes majeurs: la gouvernance locale et les préparations des élections municipales; les lois et le travail du Parlement.Et ce, outre les activités des autres départements, à savoir la lutte contre la corruption et les élections au sein des universités.

Interview réalisée par Cheker Berhima