Après 34 ans d'existence, Ennahdha s’est-il vraiment « tunisifié » ?

Après 34 ans d'existence, Ennahdha s’est-il vraiment « tunisifié » ?

 

Par Brahim OUESLATI

Le mouvement Ennahdha vient de fêter, le 6 juin, son 34ème anniversaire. Fondé en ce même jour de l’année 1981, sous le nom du Mouvement Islamiste Tunisien(MTI) par un professeur de philosophie, Rached Ghannouchi,  « converti aux thèses des Frères musulmans lors de ses études au Caire »,  qui en devient le premier président, et un avocat, Abdelfattah Mourou, qui animait «  de petits cercles de réflexion sur l’islam et l’islamisme », le mouvement a connu, depuis, des fortunes diverses. De l’euphorie de la création, aux procès de 1981, 1984 et 1987, sous l’ère Bourguiba, à la brève lune de miel avec Ben Ali avant l’affrontement, la prison et  l’exil. Un parcours émaillé de plusieurs incidents et épreuves qui ont failli décapiter un mouvement ayant pris beaucoup d’ampleur et séduit des milliers de Tunisiens. Mais les épreuves développent les forces et comme le disait Confucius,  “nulle pierre ne peut être polie sans friction, nul homme ne peut parfaire son expérience sans épreuve.” Et nul mouvement, de surcroit, fondé sur la foi et la religion, ne saurait s’imposer sans subir les épreuves du temps et des hommes. Une vingtaine d’années après la terrible épreuve qu’il a vécue, le mouvement islamiste tunisien, devenu Ennahdha en 1989, revient sur la scène politique nationale, par la grâce de l’insurrection des jeunes déclenchée en décembre 2010 et qui a fini par faire tomber le pouvoir en place le 14 janvier 2011. Il obtient son visa d’existence en mars 2011. Le mouvement, longtemps persécuté sous l'ancien régime, payant un lourd tribut, a su guérir de ses blessures, mobiliser ses troupes et préparer l'échéance électorale d’octobre 2011 de la meilleure manière possible. Avec un travail en amont et en aval et une parfaite distribution des rôles entre ses leaders. Plusieurs facteurs ont, en effet, permis de ressusciter une formation que d'aucuns croyaient laminée. La répression que ses militants ont subie deux décennies durant a suscité un élan de sympathie et de compassion auprès de la population, élan que les Nahdhaouis ont su exploiter, surfant sur leur douleur et leur malheur. Il se présente aux premières élections de l’Assemblée nationale constituante, au mois d’octobre de la même année et devient, avec 89 députés sur un total de 217, la première force du pays.

La dure épreuve du pouvoir

 De l’exil au faite du pouvoir, c’est comme si c’était dans un rêve pour les dirigeants et militants nahdhaouis. Déjà, le retour triomphal de Rached Ghannouchi, un certain 30 janvier 2011 de son exil londonien et de ceux de nombreux autres dirigeants, a fait planer le doute sur l’avenir du pays réputé être l’un des plus ouverts dans le monde arabe. A l’épreuve du pouvoir Ennahdha et ses deux alliés Ettakatol de Mustapha Ben Jaafar et le Congrès pour la république de Moncef Marzouki, ont lamentablement échoué et les deux années de leur gouvernance est à marquer d’une pierre noire. Elles ont été  émaillées par plusieurs drames et incidents dont notamment l’assassinat de dirigeants politiques, Chokri Belaid, Mohamed Brahmi et Lotfi Naguedh, que beaucoup de leurs adversaires politiques n’ont pas hésité à leur faire imputer. Avec un rapport de force largement favorable, la Troïka au pouvoir a tenté de faire passer quelques-uns des « principes islamistes » dans la nouvelle Constitution. Mais il s’est heurté à une forte opposition des Tunisiens encadrés par des partis politiques, des organisations nationales et de la société civile et notamment à celle des femmes. Un mouvement sans précédent a fini par faire céder Ennahdha et ses deux alliés qui ont laissé le pouvoir à un gouvernement de technocrates présidé par l’ancien ministre de l’industrie Mehdi Jomaa et formé de technocrates pour la plupart non politiques.

Un stratège nommé Ghannouchi

Affaibli par cette épreuve du pouvoir, le mouvement Ennahdha, sous l’impulsion de son président Rached Ghannouchi, qui s’est révélé un grand stratège, aguerri aux méandres de la politique, a fini par mettre la main dans la main avec son « meilleur ennemi juré », Béji Caid Essebsi qui, en quittant le pouvoir en décembre 2011, a fondé le parti de Nida Tounes pour faire le contrepoids au parti islamiste de plus en plus hégémoniste et revanchard. L’échec avéré dans les dernières élections législatives au cours desquelles il perdu une vingtaine de sièges, 69 contre 89 dans l’ancienne assemblée, cédant la première place à son adversaire, ne l’a pas affaibli, loin s’en faut. Prenant son mal en patience, Ghannocuhi s’est avéré beau joueur, en acceptant dignement la défaite. Il est évident que dans toute consultation électorale, il y a des gagnants et des perdants, comme il y a des surprises et des contre-performances. Mais dans une démocratie, à plus forte raison dans une démocratie en construction, il faut être digne, respecter la volonté populaire et accepter le verdict des urnes, même avec amertume et déception. La participation, quoique insignifiante, du mouvement au gouvernement Essid, a été perçu, comme un signe de la « tunsification » du mouvement islamiste.

Et depuis, on assiste à un nouveau discours développé par Rached Ghannocuhi, devenu « le premier conseiller » du président de la République qui le consulte régulièrement. Sa stature d’homme d’état et de dirigeant politique qui s’est débarrassé du sacerdoce d’homme de religion et qui a  bien saisi le message des deux  scrutin législatif et présidentiel, fait de lui, l’une des personnalités les plus influentes du pays. Il développe un discours rassembleur et rassurant, apaisant et moralisateur, réussissant même à rallier plusieurs politiciens à ses thèses. Fini le temps des « symboles de l’ancien régime, « les Azlems », la diabolisation de Nida Tounes, « pire que les salafistes »... Il joue le rôle de pompier et n’hésite pas à faire le déplacement dans les régions chaudes qui connaissent des troubles pour apaiser la situation. Il défend un gouvernement qui se trouve tiré à hue et à dia même dans les rangs des partis qui le forment. Son mouvement Ennahdha se présente comme moderne et démocratique. Un changement qui semble rassurer les dubitatifs et convaincre les plus réticents. Et surtout remplir le vide laissé par le parti au pouvoir.

Le meilleur allié de Béji Caid Essebsi

Ennahdha a-t-il changé ou s’agit-il d’une tactique pour restaurer une image écornée et redorer un blason quelque peu souillé? C’est la question que d’aucuns se posent en cette période de crise. Béji Caid Essebsi a compris qu’il vaudrait mieux l’avoir avec lui que dans l’opposition. C’est pourquoi, malgré la résistance d’une bonne partie des dirigeants de Nida Tounes, il a fini par incorporer le mouvement de Rached Ghannouchi, devenu son meilleur allié, dans le gouvernement. Conscient qu’il est,  que la période difficile que traverse le pays nécessite le ralliement de la deuxième grande force politique du pays qui, en dépit des résultats des élections, continue à avoir de l’influence sur les populations. Il semble convaincu que le mouvement islamiste a profondément changé. Et il n’est pas le seul dans cette logique. Le Président américain, Barak Obama le pense aussi.

Pour le moment, le discours de Rached Ghannouchi séduit et Ennhadha, qui a reporté son congrès à une date ultérieure pour éviter toute velléité de division, semble plus préoccupé beaucoup l’avenir du pays qui traverse l’une des crises les plus graves de son histoire récente que par son propre avenir.  Et se prépare dans le calme et la sérénité pour les prochaines échéances, dont notamment les municipales, prévues à la fin de l’année 2016. Pourra-t-il faire autrement ? L’avenir nous le dira.

B.O