Cliniques et médecine privée : Le meilleur des mondes, ou le paradoxe de Burckhardt ?

Cliniques et médecine privée : Le meilleur des mondes, ou le paradoxe de Burckhardt ?

Le paradoxe de Burckhardt postule qu'à une complexité croissante des règles  dans une société donnée correspond un appauvrissement dans les relations sociales .Et il faudrait donc dans le même ordre d'idées se poser la question de savoir si dans le domaine très complexe et hautement performant de la médecine privée,  les cliniques gèrent au mieux la complexité croissante des moyens matériels humains, organisationnels, mis à leur disposition afin d'en optimiser l'efficacité de l'exploitation.

Il y a quelques années,  un Directeur Médical  d'une grande clinique sollicité pour une  inscription au tableau de garde de l’établissement, a répondu qu'il fallait d'abord  placer quelques patients ;  sinon "les autres pourraient se poser quelques questions"(sic) : quelles questions pourraient donc se poser les "autres", si ce n'est que le Directeur Médical  y eût un quelconque intérêt? Quant on sait que l'établissement du tableau de garde est du ressort exclusif du Directeur Médical, une telle réponse s'apparenterait à celle d'une sainte n'y touche. Son opportunité s'il y a lieu  subordonne l'obtention de la possibilité de l'accroissement de ses propres revenus par une augmentation correspondante des revenus de la clinique. Ce qui dans un registre purement commercial serait compréhensible.

Pourtant à y regarder de plus près, il s’agit là d’une réponse reflétant une philosophie profondément  mercantiliste,  prédominant dans les établissements privés de la Santé,  à laquelle les médecins se sont pliés alors qu'elle ne favorisait que  ceux parmi eux  dont les cabinets sont les plus gros pourvoyeurs de malades, d’explorations, d’hospitalisations. C’est à dire paradoxalement ceux ayant le moins de disponibilité pour être  présents au sein des cliniques.

Là n'est cependant pas encore exactement la question : le patient n'étant pas un bien que l'on distribue au plus offrant ,  il faut théoriquement du moins  obtenir son consentement, ou celui de sa famille ,  en particulier quand il vient en urgence  sans être adressé à quiconque , ou en étant adressé à un médecin  qui ne fait pas partie du  gratin de l’établissement considéré ;des techniques de persuasion clandestine sont alors bien souvent mises en œuvre  pour influencer le patient dans le sens voulu .

Et  parmi toutes les formes de persuasions clandestines, l'ordre normal des choses est sans aucun doute la plus impérieuse.

Ainsi l'impossibilité de joindre le médecin ou son absence, que les cliniques utilisent souvent comme l'argument imparable, alors que rien ne vient le corroborer hormis une bonne foi toujours sujette à caution, constituent une forme imparable de détournement normal du patient.

Autre argument invoqué, le défaut d’activité  dans l’établissement du  médecin choisi par le malade, qui  convainc souvent  les patients d’accepter  un autre médecin.

Celui justement proposé par le réceptionniste ou le surveillant agissant sur instruction de la  hiérarchie.

En fait, implicitement,  mais non pas juridiquement, c'est la clinique qui se porte garant de la compétence du médecin que le patient ne connait pas, ce qui pour ne pas entrer dans ses attributions n'en est pas moins accepté par l'Ordre Professionnel sans objections parce que cela se fait avec la caution du Directeur Médical.

Mais est ce bien là l’une des attributions de ce redoutable personnage ? Si l’on s’en réfère au Code de Déontologie Médicale, cela prête à discussion : en tant que médecin, il est d’abord tenu de respecter l’indépendance professionnelle de ses collègues ; en tant qu’administrateur, il doit faire respecter l’hygiène, veiller à assurer la continuité du service , à la pratique d’une médecine conforme aux données de la science, et à l’établissement du tableau de garde, au perfectionnement du personnel para médical, et la coordination des activités des différents intervenants au sein de l’établissement.

Dans la réalité, les choses sont il faut l’avouer bien différentes : des Directeurs Médicaux pendant des années ont résumé les devoirs pour lesquels ils recevaient  un salaire conséquent par un monopôle institué sur tous les patients des urgences des établissements qu’ils dirigent. Naturellement cela ne leur laissait nullement le temps de remplir les obligations d’hygiène et de sécurité auxquels ils étaient tenus, et ceci explique en partie, bien des défaillances.

Mais que la clinique joue finalement un rôle fondamental dans l'établissement des réputations autant que des fortunes professionnelles, il y a sans doute beaucoup d'arguments pour le laisser supposer.

Un  Professeur  Universitaire avait ainsi l'habitude du temps où il était à l'hôpital Charles Nicole, de venir souvent en dehors de ses horaires d'activité privée complémentaire, réaliser des actes  à la clinique au profit des  patients recrutés par ses soins au sein de son propre service public. Et face aux récriminations de ses collègues  du privé, ses actes effectués toujours aussi illégalement, ont fini par être  paraphés sur les rapports de procédures, par le Directeur Médical de l’Etablissement, même quand ce dernier était en voyage. Alors que nul  n'ignorait que ce dernier ne possédait nullement les compétences requises pour la réalisation de l’acte qu’il s’attribuait .Il suffit de consulter les archives pour s'en rendre compte.

Finalement, pour avoir trop considéré la profession comme une jungle dont il serait l'animal le plus fort, ce Professeur a finalement été suspendu de ses activités privées.

Cela l'a poussé à la démission. C'était compter sans l'intervention de son prête nom,  qui  lui permit une fois encore d'acquérir au sein de la clinique dont il occupait les fonctions de Directeur Médical, une position dominante.

Un exemple vivant d’une complicité où  le mépris des règlements, des collègues et des lois, associé  au manque de vigilance des Caisses Sociales et du désintérêt de  l'Ordre Professionnel, paie et plutôt bien.

Or le paradoxe illustré par le  cas précédent est le suivant: un  médecin est tenu d'obéir aux obligations professionnelles, mais étant actionnaire important et cadre dirigeant d’un  établissement, il n'en obéit pas moins aux règles qu'il estime susceptibles  d'assurer le maximum de bénéfices financiers. Maintenant est ce que la hiérarchie des compétences artificiellement créée dans les cliniques obéit  elle aux lois de la nécessité ou à celles de la complaisance?

Pour le savoir il faudrait que  les patients au sein de l'établissement soient distribués d'une manière plus équitable ce à quoi nul ne  consentira visiblement jamais.

En attendant on essaie de créer des  situations  de prééminence irréversibles qui s’appuient sur l’habitude, ainsi que  la collaboration plus ou moins forcée, plus ou moins désintéressée, du personnel para médical.

En tous cas personne ne s'est jamais soucié de savoir comment des patients étaient hospitalisés au sein d’un établissement et ceux qui soulèvent ce genre de questions sont  toujours perçus avec hostilité, quand bien même en leur faisant toutes sortes de difficultés pour l’hospitalisation de leurs patients, on ne leur ferait pas comprendre simplement que leur propre présence serait devenue indésirable.

Comment ceci a t il été  rendu possible? C’était le temps de l'Etat Parti ; d'aucuns jouissaient de soutiens politiques importants, et la profession médicale étant naturellement peu portée à la contestation, ceux qui étaient alors disposés à contrarier les volontés du Ministre Conseiller jouissant du pouvoir incontesté sur la profession, ou à déranger ses protégés, n'étaient pas nombreux.

Un pouvoir dont on avait pu apprécier toute l'étendue lors du mouvement syndical anti CNAM qui pendant quelques années avait mobilisé une part importante de la profession qui croyait défendre ses intérêts alors qu’en réalité elle n’était qu’un instrument  dans des joutes  entre des rivaux au sommet  de l’Etat..

Afin de joindre l'ironie à la confusion, les membres de la profession, avaient arborés des brassards  semblables à ceux des  gardes rouges de Mao ! 

Que l’on ne s’étonne donc pas si dans le contexte considéré, au sein d'un autre établissement, celui là même dont le Directeur Médical se montrait si soucieux  de ne pas pousser les médecins  à "se poser des questions" , un médecin avait exercé dans le cadre du Privé dans l'illégalité la plus totale durant deux années alors que son ministère de tutelle ne lui avait même pas concédé la démission.

En conséquence de quoi, il s'avère qu'il existe un véritable phénomène de dialyse filtrant l'accès aux établissements,  poreux pour les uns et imperméable pour les autres, et ce n'est nullement affaire de respect de règlements.

 Simplement sous la dictature on n'avait pas besoin de justification,  alors qu'en régime démocratique on oppose  au besoin individuel de recruter des patients à partir de la clinique, la volonté du groupe installé qui naturellement ne désire pas voir ses revenus rognés par de nouvelles intrusions  sur le tableau de garde.

 Mais les temps ont changé et les normes sont variables d’un établissement à l’autre, d’un patient à l’autre : des médecins partis de rien, ont pu accéder aux tableaux de gardes dans différentes cliniques en bénéficiant de toutes les complaisances possibles où même le régionalisme a joué un rôle souvent décisif..

Et  la question n'est pas tellement l'expression de leurs desiderata, que la disposition à les satisfaire.

Il n'est plus aujourd'hui honteux de demander à des personnes influentes de  priver ses propres collègues de leurs gagne pains pour s'assurer des bénéfices supplémentaires, surtout lorsque ces demandes émanent d'un groupe; simplement ce qui varie est la disposition des Directions des Cliniques à y accéder.

Si en général les décideurs  se soucient  comme d'une guigne de l'opinion de leurs collègues quant au favoritisme ayant cours dans les établissements  qu'ils  dirigent , certains  se sont montés  pointilleux sur les bilans d’hospitalisation de leurs collègues , mais plutôt laxistes  quand un médecin abandonne un patient entre la vie ou la mort sous prétexte de nécessités du bloc opératoire..

On a estimé  la première éventualité justiciable de radiation du tableau de garde, alors que la seconde qui relève pourtant du code pénal n’a suscité aucune disposition particulière à l'encontre du ou des responsables..

On en arrive ainsi à cette situation où l’on invoque au besoin une autorité de substitution appelée la loi du nombre dont la tyrannie ne se justifie pas  autrement que par une volonté exclusive de ses propres collègues.

C'est un peu l'exécution du condamné par un peloton dont on sait que l'arme de l'un des soldats est chargée à blanc, sans en connaitre l'identité..

Evidemment, un système instituant l’injustice viole toujours quelque part les lois : ce qui se passe actuellement, c'est qu'il n’est  fait  aucune obligation de ne pas opérer dans des établissements autres que ceux où on est de garde et on peut être de garde simultanément dans plusieurs établissement à la fois sans que cela ne prête à conséquences..

C'est ainsi que certains médecins croyant disposer  du don d’ubiquité, se retrouvent  à opérer dans une clinique  pendant plusieurs heures, alors qu'un patient amené d’un pays voisin en louage sur plus de 600 km souffrant d’un infarctus du myocarde, reste à l'attendre plusieurs heures dans un autre établissement.

C’est  dire si des interprétations aberrantes du code de déontologie médicale, prescrivant qu'aucun patient ne soit détourné, il peut résulter non seulement un monopole injustifiable de l'activité, mais également une perte de chance pour le malade, sinon une non assistance à personne en danger.

Mais le silence de la profession à ce sujet est éloquent.

Que l’on ne s’étonne donc nullement si d’une médecine financée par la Caisse d’Assurances Maladies à laquelle contribue l’ensemble des cotisations de tous les  citoyens on en arrive à un système fermé de monopôle  institué sur la "compétence", dont les dividendes sont accaparés par un  nombre restreint.

Et le système informel  arrange tout autant les établissements dispensés de l'obligation d'établir des contrats de travail, et  tous ceux qui trouvent un intérêt à considérer  les patients comme une valeur d'échange.

 Il ne possède en soi  aucune légalité propre, hormis  un intérêt également partagé par ceux dont les pouvoirs administratifs publics, leur ont permis pendant de nombreuses années de détourner les patients vers les cliniques en exigeant une contrepartie équivalente en malades.

Il faudrait consulter simplement les archives des cliniques et de la CNAM pour le réaliser.

Quoi de plus normal, que, le sentiment d’impunité aidant, des imprudences fatales eussent été commises  comme le démontre si bien l’affaire des stents périmés.

 Mais la volonté politique ne suit pour le moment pas; les finances de l'hôpital public continuent d'être saignées à blanc mais  aucun ministre n’a remis en cause la forme actuelle de l’activité privée complémentaire, et l’Ordre des Médecins, si soucieux de l’honneur de la profession, ne se soucie toujours suffisamment pas du respect des tableaux de garde dans les établissements privés, pourtant une question hautement fondamentale autant sur le plan de l’équité que sur celui de la sécurité des malades.

Ce laxisme s'est accompagné avec la crise économique, d'une dégradation du service dans les  cliniques privées qui habituées pendant des années à réaliser des gains faramineux, n’ont rien fait pour faire face à la concurrence.

L'ouverture des  cliniques de luxe  de Casablanca et de Rabat s'accompagne d'une raréfaction sans précédent depuis vingt ans de la clientèle fortunée issue de Libye, sans essor  véritable de la clientèle Africaine.

Or les mauvais réflexes ont la vie dure et la crise est affrontée en rangs dispersés. L’achat de cliniques ou la présence dans des Congrès  Médicaux en Afrique  de représentants des sociétés  savantes  de Tunisie, sont encore loin de permettre au pays de faire face à une concurrence Marocaine supérieure dans le domaine de l’hôtellerie ,  possédant de surcroit  beaucoup mieux que nous l’art de l’hospitalité et une plus grande souplesse dans les mouvements des capitaux ainsi que plus d'opportunités dans celui des personnes. 

Comme toujours  le péché d’orgueil  des Tunisiens, est révélateur d’une  incapacité chronique à se remettre en question qui, dans un monde devenu ultra concurrentiel risque de nous être fatale. Ce n’est certes pas en ignorant les insuffisances et en taisant les scandales que l’on rendrait  service à notre pays. Et le respect des normes internationalement reconnues, dans l’exercice professionnel, en particulier la Déontologie Médicale, est l’un des moyens par lesquels notre médecine se réappropriera une crédibilité et une  respectabilité fort compromises ;si  tant est qu'on veuille que nos cliniques redeviennent des pôles internationalement reconnus .

 

 Mounir H B  

Votre commentaire