Ghazi Mabrouk: "Béji Caid Essebsi devrait se ressaisir ! "

Ghazi Mabrouk: "Béji Caid Essebsi devrait se ressaisir ! "
 
 
Lorsqu’il a été élu à la tête du «G7 Circle for Tunisia», en avril dernier Ghazi Mabrouk  a indiqué que  son objectif  principal est de mettre à la disposition de la Tunisie un véritable outil de lobbying. Pour connaitre l’évolution de cette mission, nous avons profité de l’actuel passage de ce spécialiste en marketing politique en Tunisie pour réaliser cette interview avec lui.
Une interview durant laquelle on a abordé d’autres sujets d’actualités. Récits :
 
Espacemanager: Vous ne semblez pas atteint de «Nobelmania» vous aussi ?
 
Ghazi Mabrouk: Au risque de paraitre rabat-joie en ce moment, ni «Nobelmania», ni «Nobelphilie»! La décision d’attribuer le Prix Nobel de la Paix est une décision politique. Mais c’est une décision politique inachevée. Elle tend à escamoter la vraie prise de décision politique simultanée attendue. Celle relative au «Plan Marshall» des 25 milliards de $ du G8 de Deauville promis à la Tunisie en 2011. Tout le monde sait que ce Prix Nobel de la Paix n’est généralement attribué qu’après l’aval des Etats-Unis. Dans ce cas, quid alors du G8 ?
 
Ce ne serait donc pas une bonne chose pour la Tunisie ?
 
Bien sûr que si ! Le 10 décembre le monde entier a applaudi la Tunisie. Mais ce Prix Nobel est un cautère sur une jambe de bois, car il y a toujours le jour d’après. C’est comme si quelqu’un attendait de recevoir du pain et qu’on lui donnait un calendrier d’images à la place.
 
C’est pourtant un évènement prestigieux pour la Tunisie.
 
Justement, pour ce qui me concerne, les habillages ne doivent pas cacher la réalité. Et lorsque j’ai vu la majestueuse cérémonie Nobel qui avait été organisée à Carthage, puis tout le protocole pompeux à Oslo, je n’ai pas pu m’empêcher de penser à deux évènements historiques passés.
 
Lesquels ?
 
En 1953 à Cuba, Batista festoyait au moment même où Fidel Castro entrait dans La Havane. Et les Princes arabes en Espagne accordaient le luth, au moment même où les troupes d’Isabelle de Castille entraient dans Grenade. Les Frères Musulmans sont au cœur du pouvoir et leurs bras armés sont aux portes de la Tunisie.
 
Vous dites que «les Frères Musulmans sont au cœur du pouvoir». A ce point ?
 
Ils jouent même les prolongations. Nous allons vers des situations qui vont se cristalliser et qui vont entrainer de grands changements. Puisque l’Assemblée des Représentants du Peuple actuelle, ressemble à l’ombre d’une Assemblée Nationale, du fait de la mouvance de ses différentes composantes. Je pense qu’ils vont avoir à dissoudre l'Assemblée et aller vers de nouvelles élections législatives, en pensant obtenir une majorité nette et un gouvernement de réforme et de combat…..
 
Il est vrai que ce scénario n’est pas exclu. Comment réagiraient les Tunisiens à de nouvelles campagnes électorales et à des promesses électoralistes récurrentes ? Il y a tout de même une contingence de taille, qui est celle de la situation socio-économique du pays.
 
Eh bien écoutez, je pense qu’il y a des gens qui sont sensibilisés à ce genre de sujet et qui sont actuellement au pouvoir. Et qui sont même membres du gouvernement. Il est réjouissant pour moi de prendre acte que le gouvernement tunisien, par la voix de son Ministre des Finances Si Slim Chaker, ait fini par approuver, même tardivement, l’appel de notre «G7 Circle for Tunisia», pour que les engagements de 25 milliards de $ du G8 de Deauville ne soient effacés d’un trait de plume. Et, deuxièmement, je me réjouis également de constater que le gouvernement tunisien par la voix de son Ministre de l’Investissement  Yassine Brahim, ait tenu compte de notre appel du «G7 Circle for Tunisia» pour la mise en place d’un Fonds ad hoc pour la Tunisie. Mais un tel «Fonds Souverain Stratégique Global» sera-t-il réellement effectif ?
 
 
 
 
Là vous faites de nouveau allusion aux 25 milliards de $, qu’on ne voit pas venir ?
 
Ce sont des promesses qui étaient bien intentionnées à l’origine en 2011, et par la suite, ça s’est dissolu. Comme ça se passe souvent, puisque le G7 est quelque chose d’informel. C’est aux pays membres du G7 de réunir ce genre de sommes, qui sont des Fonds Souverains généralement. Et c’était à la Tunisie de mener une politique de bras de fer, au moment où nous étions en meilleure position de force que maintenant, pour dire «nous voulons la création immédiate du Plan Marshall G8». Or la Tunisie n’a pas fait ça. La Tunisie a fait pire. Puisque Si Béji Caïd Essebsi, bien que sachant que le G8 était flottant en matière d’engagement, s’est quand même rendu au G7 d’Elmau en Allemagne et a ainsi laissé entériner de facto le «tour de passe-passe» du G7 relatif à la Tunisie. Celui qui a consisté à  remplacer l’approche globale de Deauville, par une approche au cas par cas et dossier par dossier. De plus de manière plus qu’hypothétique.
 
Est-ce que cela a été le cas pour l’Egypte aussi ?
 
Bien sûr que non, après l’arrivée du Maréchal Sissi au pouvoir ! Et simplement j’ajouterai une chose. C’est que dans ce genre d’opérations il faut une locomotive. Or l’Egypte a bénéficié d’une grosse locomotive, qui est l’Arabie Saoudite. Qui a apporté des masses financières importantes et qui a entrainé dans son sillage, avec l’aide des Etats-Unis, les autres pays en organisant cette fameuse Grande Conférence de Charm Echeikh. Celle-ci s’est substituée au G8, par l’engagement des pays membres du G8, plus d’autres pays. Donc ce n’était plus le G8 mais une autre approche. Ce que ne fait pas la Tunisie.
 
 
                 « L’alliance contre nature de BCE avec Ennahdha, nous a coûté très cher »
 
 
 
La Tunisie aussi compte organiser une Grande Conférence de bailleurs de fonds en 2016. Aurons-nous des résultats probants alors ?
 
Permettez-moi d’exprimer, à nouveau ici, ma perplexité quant aux résultats escomptés du «Congrès de soutien à la Tunisie», qui est projeté par le gouvernement tunisien en 2016 en Tunisie, du fait des risques de promesses non tenues et de déficience du volume financier, forcément parcellaire. Surtout en un moment sécuritaire aussi sensible et en un moment où les garanties financières de pays tiers deviennent aléatoires. Il serait recommandé que soient substituées à ce fameux Congrès, des «actions taskforce de lobbying direct dans les pays du G7». D’ailleurs j’avais déjà annoncé  la mise en place d’une «Plateforme Tunisia» à Bruxelles dès janvier 2016, dédiée aux public-affairs et au lobbying en faveur de la Tunisie. Et l’affectation, à cet effet, de la notification budgétaire de 700.000 € déjà émise le 31 juillet dernier.
 
Il n’y a pas que ça. Il y a aussi les soutiens financiers escomptés des pays arabes du Moyen-Orient ?
 
Vous faites allusion aux promesses pré-électorales massives des Emirats Arabes Unies ?
 
Notamment !
 
Oui, alors là vous touchez un point sensible. C’est le prix de l’alliance contre nature de  Si Béji Caïd Essebsi avec Ennahdha, qui nous a coûté très cher. Ce qui a porté de l’ombre aux espoirs de soutiens financiers escomptés auprès des Emirats Arabes Unis, de l’Arabie Saoudite et même de l’Algérie, qui se sont recroquevillés sur eux-mêmes. Donc, nos gouvernants se retrouvent dans la situation où la Tunisie ne bénéficie ni du G8 ni  de sa masse financière promise. Ne bénéficie plus non plus du potentiel financier des Fonds Souverains des Emirats Arabes Unis et consort, ni de leur bonne volonté. Et encore moins d’une ouverture réelle de l’Algérie, qui a des relations historiques avec la Tunisie et qui a des Fonds Souverains extrêmement importants : Donc…perdants des deux côtés.
 
Les «puissances étrangères» et notamment les Etats-Unis, n’ont-ils pas leur mot à dire ?
 
Alors, il faudrait savoir lire dans le marc de café, pour qu’il vous dise quelle est la stratégie des Etats-Unis. Parce qu’actuellement leur stratégie est tellement en contradiction avec celle avancée précédemment. Comme ça ne va pas du tout, la seule chose que l’on sache c’est que le démembrement du monde arabe en a résulté. Nous le voyons très bien, au profit de «qui vous savez», en l’occurrence Israël. Bien malin celui qui pourrait dire quelle sera la stratégie à venir des Etats-Unis. Donc si Si Béji Caïd Essebsi se considère comme soutenu par les États-Unis, c’est une bonne chose pour lui. Dans la mesure où il entrerait dans la stratégie de «pacification». Mais également cela présente des risques, parce qu’il ne faut pas oublier que de l’autre côté, les mêmes jouent la «pacification» avec les mouvements islamistes. Alors de là à trouver un équilibre, je ne vois pas très bien comment.
 
L’Ambassadeur américain M. Daniel Rubinstein se situerait à égale distance entre les deux premiers Partis du pays ?
 
Oui et non. Dans la mesure où il a reçu en son ambassade le Secrétaire Général de Nidaa Tounes. Par contre, il s’est déplacé lui-même en personne, pour rencontrer le Président d’Ennahdha à Montplaisir. Bon, de toute façon il est de «tradition» que les Ambassadeurs américains se rendent  chez le chef du Parti islamiste tunisien, qui est considéré en réalité comme le premier en Tunisie. Parce que Nidaa Tounes premier, je veux bien au niveau du chiffre, mais pas au niveau de la puissance. L’Ambassadeur marque ainsi le fait que la vraie puissance se trouve à Montplaisir.
 
Est-ce que vous pensez que le nouvel ambassadeur américain va finalement enclencher le processus «Plan Marshall G8» de Deauville que vous appelez de vos vœux ?
 
Ces pays sont capables d’ouvrir les vannes. Ils veulent bien savoir où mettre leur argent lorsqu’il s’agit de Fonds Souverains, mais en réalité ils sont capables de dépenser à fonds perdus leurs apports, pour des considérations et des choix politiques. Et c’est pour cela que depuis le début, nous n’avons jamais cessé, certains observateurs et moi-même, de demander que les décisions prises au G8 de Deauville soient des décisions appliquées «sur instructions politiques». Aider la Tunisie au niveau de 25 milliards de $ est une décision politique. La technique doit suivre. On ne va pas faire comme pour le Congrès International prévu en 2016 en Tunisie, et le lancer sans avoir organisé de Conférences préalables préparatoires dans aucun des pays dont l’appui est espéré. Au risque de n’aboutir à rien. J’ai remis à Si Yassine Brahim, le 7 septembre dernier, un synopsis détaillé relatif à l’organisation du prochain Congrès International de 2016 de Tunis. J’ai fais ce dossier à titre gratuit, comme une contribution citoyenne de ma part. J’y ai précisé qu’il faut tenir ce Congrès après avoir «déjà» obtenu des promesses et non tenir ce Congrès «pour» obtenir des promesses. C’est malheureusement là une des erreurs qui a cours actuellement. Et c’est regrettable en plus de certains tripatouillages et manipulations médiatisés, dans ce qu’on a appelé «l’affaire Lazard». Mais ça, c’est autre chose.
 
Le Groupe Lazard aurait été intimement lié à la Grande Conférence de Charm El Sheïkh évoquée précédemment. C’est du lobbying aussi, non ?
 
Rien à voir avec une opération de lobbying. C’est une affaire qui est totalement indépendante de ce genre de démarches. Monter une plateforme de lobbying à Bruxelles, ça n’a strictement rien à voir avec cette approche. Et je dirai, quelle malheureuse affaire et quelle légèreté dans la manipulation qui a été faite de «l’affaire».
 
Vous faites allusion à une absence de transparence ?
 
GM : On a longtemps accusé le lobbying d’être assimilé aux dessous de table. Ce n’est plus le cas pour beaucoup de lobbyistes professionnels, et même la plupart, puisque c’est devenu un véritable métier. Installés notamment à New York et à Bruxelles. Ca fait des années que je lutte personnellement pour que la Tunisie installe une « Plateforme Tunisia» de lobbying à Bruxelles, à l’instar du Maroc, de la Turquie et d’Israël. Jamais la Tunisie n’a voulu s’engager dans cette voie là. Les Ministres, les Ministres des Affaires Etrangères. On en a parlé partout et personne n’a suivi. On pense que l’Ambassade de Tunisie à Bruxelles pourrait faire ces approches. Ce n’est pas du tout ça le lobbying. Cette «Plateforme Tunisia» à Bruxelles est impérative, incontournable, pour constituer un relai de lobbying international en faveur de la Tunisie.
 
Quels devraient en être les contours ?
 
 Je l’ai déjà évoqué plus haut. Elle doit être technique, sous l’autorité de la Tunisie.
 
Les compétences internationales ne sont-elles pas requises pour une opération de com’ en matière de finances ?
 
Comme si la Tunisie manquait de spécialistes compétents. Pourquoi aller les chercher ailleurs, alors que la Tunisie a toujours été exportatrice de maitrises et d’expertises à l’étranger, depuis Bourguiba ? Il y a probablement anguille sous roche. Le Président de la Commission des Finances au Bardo ne semble pas très pressé de «lever ce lièvre». Et, comme d’habitude, les choses inavouables vont probablement être escamotées. Je ne vous en dirai pas plus, par respect de mon pays.
 
Une pirouette ?
 
Non ! Mais je ne considère pas qu’on soit en train de faire du lobbying en Tunisie. Je considère qu’il y a un certain nombre de gens qui essayent de bénéficier de la situation actuelle de la Tunisie, en tentant de mettre en place un système économique bien précis, à tendance libérale. C’est de notoriété publique depuis l’épisode du gouvernement Mohamed Ghannouchi. Maintenant les choses étant dites comme ça. Je pense qu’ils vont finir par trouver une solution «tuniso-tunisienne à la tunisienne».
 
Avec quels risques ?
 
Eh oui. Les risques sont là. Il y a ceux déjà évoqués et il y a le risque de la chute financière. Alors, où trouver le juste milieu en matière de négociations ? C’est une question de rapports de force politique, géostratégique au moment et au temps T.
 
 
            « L’ombre de Bourguiba dérange » 
 
 
C’est une question de com’ encore et encore ?
 
Sans aucun doute. Il est regrettable que la communication de la Tunisie soit si chétive. Où est donc la visibilité de notre com’ à l’étranger ? Ce n’est finalement que de la communication à usage interne, en vase clos. On confond toujours trois notions. Le lobbying, le marketing politique et la communication. Ce sont trois notions différentes, mais dont les approches peuvent être complémentaires.
 
Le mot de la fin ?
 
Je souhaiterai simplement terminer sur une note. Qui est une note symbolique pour le tunisien que je suis. C’est celle de Bourguiba.
 
C’est cette symbolique qui vous dérange ?
 
Non, c’est l’ombre de Bourguiba qui dérange !
 
Propos recueillis par M.M.
 
 

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