Haykel Ben Mahfoudh: « Le prochain président aura un droit de regard sur les affaires de l’Etat »

 Haykel Ben Mahfoudh: « Le prochain président aura un droit de regard sur les affaires de l’Etat »

Les candidatures à l’élection présidentielle continuent de tomber chaque jour, comme les feuilles d’un arbre en automne. Sont-elles toutes valables ? C’est au Tunisien de trancher et c’est l’urne qui aura le dernier mot.

Il faut dire que les Tunisiens n’accordent plus leur confiance, aussi facilement qu’auparavant. Eux qui se sont sentis, floués, trahis, à plusieurs reprises. Leur expérience pré et post révolution leur permet d’exiger, aujourd’hui, que le prochain Président soit non partisan et agisse dans l’intérêt de tous les Tunisiens, où qu’ils soient.

Le futur Président de la République, quoi qu’on dise sur ses prérogatives réduites contenues dans la nouvelle constitution, doit être une personnalité hautement qualifiée et compétente, surtout, et c’est là le principal, à égale distance de tous les partis politiques. Il est et restera toujours le garant de l’unité du pays et le gardien de son indépendance.  Pour y voir plus clair sur le rôle du futur Président, Espacemanager a réalisé cette interview avec l’universitaire et Dr en Droit International Public, Haykel Ben Mahfoudh.

Espace manager: On dit que le champ d’action et d’intervention du futur président, au regard des prérogatives qui lui sont conférées par la Constitution, sera assez réduit. Est-ce vrai et dans quelles mesures ?

Haykel Ben Mahfoudh: Sur un plan institutionnel, l’architecture de la Constitution du 27 janvier 2014 opte pour un exécutif bicéphale, c’est-à-dire à deux têtes. L’article 71 dispose que le pouvoir exécutif est exercé par le président de la République et un gouvernement présidé par un chef de gouvernement (le choix de l’appellation chef de gouvernement et non pas Premier ministre est significatif d’ailleurs).

Toutefois, vu le partage de compétences et attributions entre les deux têtes de l’exécutif, il devient clair que le Président n’est pas le chef de l’exécutif, il n’en dispose pas à titre initial et que ses prérogatives ont été limitées dans des domaines bien définis par la Constitution (sécurité nationale, défense et affaires étrangères pour l’essentiel).

De ce point de vue, nous rompons certes avec l’image et le statut d’un président omniprésent, presque omnipotent, que nous avons connu sous la Constitution de 1959. Il n’en demeure pas moins que c’est au chef du gouvernement de fixer la politique générale de l’Etat et veille à sa mise en exécution. Même, en matière de défense, sécurité nationale et affaires étrangères, où constitutionnellement, il revient en principe au Président de la république, de fixer les politiques générales dans ces domaines assignés, il n’en a pas la compétence exclusive, puisque il l’exerce après consultation du chef du gouvernement, et que surtout, c’est ce dernier qui veille à leur mise en exécution : c’est un point très important qui reflète une nouvelle architecture institutionnelle qui fait du chef du gouvernement, à la fois le centre névralgique et opératoire du pouvoir exécutif.

Le président a un droit de regard sur les affaires de l’Etat, mais n’en dispose pas à titre initial. Le problème de tels arrangements institutionnels, issus d’une pratique récente et de compromis ou de transactions politiques, c’est de désaxer le centre du pouvoir exécutif en fonction de la structure politique du gouvernement et des majorités parlementaires successives. Ce sont des arrangements qui peuvent être générateurs de crises institutionnelles, lorsque l’entente politique n’y est pas entre les deux têtes de l’exécutif.

N’est-il pas le garant de la continuité de l’Etat, celui qui veille au respect de notre Constitution. Il assure, par là, le fonctionnement régulier des pouvoirs publics. Peut-on évoquer, ici, l’arbitrage ? Que représente-t-il pour le président ?

La fonction d’arbitrage a ses règles et principes. Pour qu’il y ait arbitrage, il faut qu’il y ait conflit, entre par exemple le gouvernement et le parlement, ou au sein même du gouvernement sur une question de choix politiques. Or, sur ce dernier point, c’est le chef du gouvernement qui en est le véritable arbitre, même dans les domaines qui relèvent a priori des attributions du président, puisque la responsabilité de mise en œuvre de la politique générale de l’Etat revient, en dernier ressort, au chef du gouvernement et non pas au chef de l’Etat ; c’est donc le gouvernement qui en assume l’entière responsabilité.

L’arbitre doit être reconnu comme tel également par les textes (la constitution), et partant, il est sollicité par les autres institutions pour intervenir et contribuer à résoudre les problèmes de fonctionnement de l’Etat. Or, ce n’est pas cette conception du Président - arbitre qui a nécessairement prévalu lors de l’élaboration de la constitution, mais plutôt celle d’un président-gouvernant, ou plus précisément celle d’un Président -associé à la fonction de gouverner, c’est qui explique d’ailleurs la recherche de compétences et d’attributions pour élargir ses pouvoirs.

En plus, les arbitrages étant de différents types (politiques, institutionnels, etc.), il ne revient pas systématiquement à la fonction présidentielle de jouer les arbitres. Les mécanismes de régulation (autorités indépendantes), la cour constitutionnelle, les collectivités locales, vont exercer, à des niveaux différents, des rôles de régulation et d’arbitrage. Le chef du gouvernement étant lui-même appelé à faire un certain nombre d’arbitrages dans la conduite des affaires du pays. Donc, il y aurait une certaine forme de décentralisation de cette fonction d’arbitrage, car l’esprit de la constitution n’est pas, nécessairement, dans la synthèse des pouvoirs (les pouvoirs de nominations sont, par exemple, diffus et partagés), mais vraisemblablement dans l’exercice diffus du pouvoir : ce fut une sorte d’obsession que l’on a ressentie tout au long de la période transitoire constituante.

Enfin, il faut que l’arbitre soit reconnu et accepté en tant que tel par les différents acteurs : c’est là une question de légitimité qui dépasse les simples arrangements institutionnels ou la mécanique du pouvoir.

En revanche, le président de la république dispose d’un certain nombre de mécanismes qui peuvent servir de freins ou de leviers de contrôle ou de pression, essentiellement sur le Parlement (pouvoir de dissolution, renvoi d’un projet de loi pour deuxième lecture, recours au référendum, etc). Ce sont des pouvoirs importants surtout en période de crise politique. Le président en dispose, en principe, pour recentrer l’exercice du pouvoir et le jeu des majorités, mais pas nécessairement en tant qu’arbitre.

Un président non partisan pour la Tunisie peut-il aider à sauver le pays des divers tiraillements dont il est victime, actuellement ? Dans quelle mesure ?

La démocratie n’est pas un simple compromis pour l’exercice du pouvoir : c’est le droit de choisir et le droit à la différence. Une des règles fondamentales du jeu démocratiques sont clairs : c’est l’alternance au pouvoir. Il ne faut pas fausser ce principe, sinon les arrangements politiques se transforment en bricolages institutionnels hasardeux et dangereux.

L’enjeu dans un système de démocratie électorale – pluraliste : c’est la légitimité. C’est le mandat électoral qui en constitue le fondement et la source principale. Il faut que les élections parviennent à construire et à dégager cette légitimité. Mais des élections, à elles seules, ne font pas la démocratie. Les mécanismes de contrôle et de régulation, l’opposition, les médias, les partis politiques, la société civile, l’opinion publique, les corps constitués, sont à la fois sources de pouvoirs et de pression sur le pouvoir. C’est dans ce jeu de pouvoirs et de contre-pouvoirs, même avec leurs excès, que naît et se constitue une société démocratique.

Tel que nous l’avons décrit, le système politique tunisien gravite autour du jeu des majorités, et c’est dans ce cadre qu’un président est d’abord, élu, qu’il peut ensuite exercer ses pouvoirs, et qu’éventuellement, il contribue à stabiliser le pays. Dans ce schéma, l’appartenance politique du président comptera beaucoup pour construire une sorte de consensus autour de sa personnalité et son style dans l’exercice du pouvoir, surtout que le président est élu au suffrage universel. La recherche d’un président indépendant serait doublement symptomatique : crise institutionnelle, doublée d’une crise de légitimité.

Interview réalisée par G.S.