Le train de la Justice Transitionnelle sur les rails

Le train de la Justice Transitionnelle sur les rails

 

«Tout homme qui a du pouvoir est porté à en abuser. Il faut donc que, par la disposition des choses, le pouvoir arrête le pouvoir», Montesquieu.

La Tunisie a connu jeudi 17 novembre les premières auditions publiques des violations des droits de l'Homme connues pendant les périodes de juillet 1955 à décembre 2013. Pendant près de 4 heures, des victimes et familles de victimes ont témoigné des exactions commises durant cette période.

Qu’est-ce que la justice transitionnelle ?

Les commissions dites « de vérité » (et, parfois, de « réconciliation »), apparues en Amérique latine dans les années 1980, sont devenues en une vingtaine d’années l’un des moyens jugés les plus recommandables d’organiser la « sortie » de conflit dans un pays ayant fait l’expérience récente d’une guerre civile ou d’une répression autoritaire violente. Gouvernements « de transition » (et gouvernements étrangers intervenant dans leur développement), organisations internationales diverses (Nations Unies, Banque mondiale, Union européenne, etc.), militants et employés d’organisations non gouvernementales plus ou moins « radicaux » ou « pragmatiques », semblent s’accorder pour doter de toutes les caractéristiques d’une « bonne politique » (au sens des « best practices ») cette institution ad hoc chargée de mettre au jour une vérité sur les violations des droits de l’homme les plus graves et de recommander des réparations. En même temps que ce dispositif, s’est imposé ce qui est donné pour un concept, la « justice transitionnelle », dont les commissions de vérité sont l’emblème.

La justice transitionnelle, c'est l’ensemble des mécanismes et des processus, à la fois judiciaires et non judiciaires, visant à aider une société qui sort d’une dictature ou d’un conflit à faire face à son passé et à restaurer, ainsi, l’Etat de droit. En œuvrant pour la reconnaissance des violations des droits de l’homme et l'intégration des souffrances des victimes à la mémoire nationale, la justice transitionnelle vise la réconciliation, à la fois des citoyens entre eux, et des citoyens avec les institutions.

A plus long terme, la justice transitionnelle renforce la démocratie.

La justice transitionnelle est mise en œuvre à travers quatre mécanismes fondamentaux: les procès, la recherche de la vérité, les réparations et les réformes institutionnelles. Ces quatre composantes sont indissociables et interdépendantes, et doivent être poursuivies en même temps. Elles correspondent, en effet, à des droits de l’homme fondamentaux, reconnus par la communauté internationale et entérinés par les Nations unies :

•        Le droit à la justice et à un recours efficace;

•        Le droit à la vérité;

•        Le droit aux réparations;

•        Le droit aux garanties de non-répétition.

La justice transitionnelle en Tunisie

La justice transitionnelle en Tunisie est le fruit d’un processus long et diversifié entamé depuis janvier 2011 avec la participation des instances gouvernementales, des instances judiciaires et des composantes de la société civile et l'appui des organisations internationales.

En 2013, l'Assemblée nationale constituante a adopté une loi qui entreprend une approche globale pour répondre aux violations passées des droits humains. Elle prévoit la responsabilité pénale en instaurant des chambres spécialisées au sein des tribunaux de première instance pour juger des affaires de violations graves des droits humains ainsi que la création d'une Instance Vérité et Dignité (IVD), chargée d'œuvrer pour la recherche de la vérité sur les violations des droits humains commises entre la période s’étalant du 1er juillet 1955 au 31 décembre 2013.

La loi établit des mécanismes de réparations pour les victimes, de réformes institutionnelles et de vérification de l'action des fonctionnaires sous l'ancien régime, ce qu'on appelle communément "lustration". L'une des fonctions de la commission est de servir de médiateur entre les parties concernées par des abus économiques et financiers commis avant 2013.

Etat des lieux ?

Jusqu’à présent, il y a lieu de déplorer que, depuis sa création, l’IVD n’a brillé que par les controverses, les démissions et les manœuvres dilatoires. Cette Instance n’a pas arrêté de faire couler beaucoup d’encre. Elle n’a avancé sur aucun des quatre chantiers structurant la justice transitionnelle décrits précédemment.

Présentée comme une femme cherchant à imposer ses choix au sein de l'instance, Mme Ben Sedrine n'offre pas un profil des plus consensuels pour une mission de réconciliation dans un contexte politique complexe où le parti du Président de la République, Nidaa Tounes sorti vainqueur des élections législatives est visé en premier lieu par cette instance. La démarche se heurte même au scepticisme d'une grande frange de la population, dont la vie n'a pas connu d'amélioration depuis 2011. C'est le cas dans l'intérieur du pays, où de nombreuses collectivités réclament à présent le statut de 3région-victime3 auprès de l'IVD.

Le démarrage des auditions

Mercredi 17 novembre, les premières auditions publiques des victimes de violations des droits de l’Homme avaient démarré au club « Elyssa » à Sidi Bousaid, banlieue nord de Tunis. Selon la présidente de l’IVD, le choix de ce lieu, symbole des soirées privées de l’ex-première dame de Tunisie, Leila Ben Ali, a été inspiré de l’expérience allemande qui jugeait les nazis dans les lieux phares du nazisme. D'autres auditions publiques sont prévues, a priori les 17 décembre et 14 janvier. « A travers ces auditions, nous voulons réconcilier la société avec un Etat qui s’était disqualifié, rétablir la confiance des citoyens dans les institutions », explique Sihem Ben Sedrine.

Deux ans et demi après sa mise en place, l’Instance Vérité et Dignité avait reçu plus de 62 300 plaintes. Quelque 12 000 séances d’audition ont été tenues à huit clos dont six ont été sélectionnées pour être présentées. Sur l’ensemble des dossiers de plainte dont elle a été saisie, une vingtaine seulement ont fait l’objet d’un règlement. Le rendement est énormément faible vu les budgets dépensés depuis.

Il est important que les témoignages publics des victimes de la répression et de l'arbitraire soient et transmis et vus par tous les Tunisiens et au-delà ! Ceux qui sont contre cette justice ne peuvent pas dénigrer d’une façon caricaturale sans fondements ces témoignages forts et poignants sous des prétextes perfides. Le témoignage et la recherche de la vérité sont essentiels avant la réconciliation et le pardon. Dire et préserver la mémoire de ces souffrances et de ces injustices et en démonter les mécanismes afin d'en prévenir toute velléité de retour en arrière sont un devoir envers le peuple tunisien afin d’atteindre les objectifs de la révolution. Il ne faudrait pas que ces auditions dressent les Tunisiens les uns contre les autres. Il va falloir dépolitiser la question pour assurer sa réussite.

Le train de la justice transitionnelle est parti en retard. Il a bougé, il est sur les rails en espérant qu’il ne déraille pas.

La  citation de Montesquieu dans l'Esprit des lois invite à la méditation : «Tout homme qui a du pouvoir est porté à en abuser. Il faut donc que, par la disposition des choses, le pouvoir arrête le pouvoir».

 

A.K

 

 

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