L’énigmatique frappe de Sabrata.

L’énigmatique frappe de Sabrata.

Le vendredi 19 février, Bernard Lugan, l’un des grands spécialistes de l’Afrique et de la Libye confiait aux journalistes qu’il était bizarre que les Etats-Unis aient frappé à Sabrata, une ville contrôlée par Fajr Libya et non par Daesh. A y regarder de très près, Mark Toner, vice-porte-parole du département d’Etat, déclarait le jour même que « les Etats-Unis frapperaient de nouveau là où Daesh et les groupes assimilés mettraient les pieds ».

Alors que tous les médias parlaient de la frappe contre Daesh, les Américains parlaient un autre langage : Frapper Daesh mais aussi  les groupes « assimilés ». Est-ce une légèreté rhétorique ou une approximation langagière ? Difficile d’y croire, en diplomatie qui va s’étalant en guerre. Ce serait plutôt une révision de la politique américaine dans la guerre contre le terrorisme.

Si l’on remonte un peu le temps l’on se rendra compte que la Maison blanche précise le 28 janvier 2016 que  « face au danger représenté par l’Etat islamique, le président Obama a donné son feu vert au plan militaire américain d’intervention en Libye ». Retour donc à la case départ, la guerre avouée contre Daesh, avec un autre glissement de sens que l’on retrouve dans les déclarations du porte-parole du Pentagone, Peter Cook, s’exprimant sur Sabrata : «Nous avons frappé en Libye avec l’autorisation existante pour utiliser la force militaire ». Il n’est pas sorcier d’en déduire une  référence à l’autorisation de l’utilisation de la force militaire contre les terroristes adoptée et signée par le président George W. Bush après les attentats du 11 septembre 2011.

Les propos de Peter Cook relèvent donc de la même logique ayant conduit à la guerre en Afghanistan puis en Irak sans couverture internationale. Devant l’insistance d’une journaliste sur la légalité de la frappe, Toner, du département d’Etat,  lui conseille d’aller poser la question au Pentagone, lequel département dit avoir agi de concert avec le nouveau gouvernement d’Union nationale, constitué le 19 janvier.  Or ce nouveau gouvernement est rejeté aussi bien par les autorités de Tobrouk, reconnues par la communauté internationale, que par le parlement de Salut national sous influence des islamistes de Belhadj et des Frères musulmans de Misrata. Et voici que le puzzle devient inextricable.

Inextricable d’abord car il est clair que la décision des Etats-Unis de frapper une ville que Daesh ne contrôle pas renvoie forcément à dire qu’il existe une porosité inquiétante entre toutes les milices salafistes indépendamment de leurs obédiences originelles. En clair il y aurait une convergence, selon le discours américain, entre les milices de Belhadj, celles de Daesh et celles d’Ansar Chariaâ. N’a-t-on pas parlé de Abou Iyadh au nombre des tués à Sabrata  supposés appartenir à Daesh?

Inextricable ensuite car les Américains semblent se démarquer de la communauté internationale et revenir à une époque qu’on croyait révolue, celle des néoconservateurs qui avaient planifié la destruction de l’Irak. Une époque où la politique internationale était devenue du ressort du Pentagone. Comment ne pas faire le lien entre ce qui se trame actuellement autour de nous et la montée en puissance du candidat Donald Trump dans les sondages dans le camp républicain ? Comparé à Trump, Bush et sa bande de  Paul Wolfowitz  à  Donald Rumsfeld en passant par Robert Kagan, Elliott Abrams et John Bolton sont des agneaux. Ce beau monde pourrait, à cette époque de 2017, se trouver aux commandes à Washington.

Inextricable en fin car les Américains sont décidés à continuer leurs frappes militaires jusqu’à ce qu’il y ait un gouvernement unifié en Libye avec qui arranger le nettoiement du pays. Le département d’Etat a expliqué, le jour même de la frappe de Sabrata,  que les Etats-Unis agiraient dans ce sens en attendant qu’un gouvernement unifié contrôle tout le territoire. Dans ce cas, a-t-il ajouté, « nous travaillerons avec lui  pour lui donner les capacités lui permettant de combattre Daesh. »

Et tout le danger est là. Il existe actuellement en Libye trois « gouvernements », celui de Tobrouk, celui de la Tripolitaine de Belhadj, fidèle serviteur de la Turquie et du Qatar et le gouvernement d’unité nationale nouvellement constitué. Ajoutés à cela les multitudes de milices et centres de pouvoirs dont on sait peu de choses. Comment faire pour centraliser tous ces pouvoirs ? Par quel moyen y arriver ?

Les Américains frapperont tant que Daesh et consorts sont là. En même temps, ils ne céderont pas jusqu’à ce qu’il y ait un gouvernement unifié avec qui travailler. Traduisons : les Américains vont semer le chaos à partir des airs et attendre que le nouveau gouvernement, ou peut-être Hftar, fasse le sale boulot pour l’instauration d’un gouvernement unifié. Autrement dit, une sale guerre civile qui risque de durer avec son lot de drames qui n’épargneront ni la Tunisie ni l’Egypte ni l’Algérie.

Lors du « printemps de Téhéran » en juin 2010 et « des printemps arabes » ensuite, les néoconservateurs ont recommencé à occuper la sphère publique américaine.  Plusieurs d’entre eux (Robert Kagan, Elliott Abrams, Paul Wolfowitz notamment) ont été les premiers à appeler à un soutien aux soulèvements démocratiques du Moyen-Orient. Justin Vaïsse, historien, actuellement directeur du Centre d'analyse, de prévision et de stratégie (CAPS), le think tank interne du Quai d’Orsay, écrivait en 2012 que « leurs appels à une action résolue en Egypte ou en Libye ont été largement entendus ».  Nous y sommes.

Mohamed Chelbi

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