Rabah Jrad (PDG de Tunisair): «Les protestataires veulent bloquer les réformes»

Rabah Jrad (PDG de Tunisair): «Les protestataires veulent bloquer les réformes»

Les événements survenus, mercredi dernier, au siège du Tunisair continuent à faire couler beaucoup d’encre et les Tunisiens n’arrivent pas à comprendre comment l’autorité de l’Etat et de l’administration a été aussi bafouée par les protestataires quelles que soient les raisons de leur colère.

Après avoir donné la parole au Secrétaire Général des agents de Tunisair, Elyess Ben Miled, pour donner sa version des faits, Espacemanager a donné la parole à Mr Rabah Jrad, PDG de la compagnie, à travers cette interview.

Espacmananager:  Tunisair a vécu, mercredi dernier, un jour sombre.  Avec des employés  protestataires qui obligent le PDG à dégager de la compagnie…  Que s'est-il passé au juste ? Qui veut mettre l’entreprise à feu et à sang ?
 
Rabah Jrad
: Ce fut un jour très difficile qui a nui à la réputation de l’administration en Tunisie. Ce type d’événement qui implique que les problèmes soient réglés par la force n’a plus sa place en Tunisie si on veut que l’Etat retrouve son autorité.
 
Revenons sur cette triste journée: Que s ‘est-il passé au juste ?

 Le mercredi, j’étais dans mon bureau comme d’habitude le matin pour discuter avec le DGA à 9h. La secrétaire m’a informé qu’il y a à peu près 80 personnes qui sont dans le hall en bas en train de protester. Malgré les tentatives de les faire raisonner, ils n’ont voulu écouter personne et ont continué leur mouvement pour me dégager.

J’ai informé aussitôt le ministre et le secrétaire général de l’UGTT Ariana. Néanmoins vers 10h10, ils sont montés à mon bureau au 5ème étage et ont frappé avec agressivité à  la porte en scandant dégage et en proférant des insultes et des menaces.  

A ma sortie du bureau,  Ils se sont mis en deux bocs et ont dégagé un couloir et certains m’ont conseillé de quitter l’entreprise parce qu’ils ne pouvaient plus assurer ma sécurité ! Ne voulant pas que les choses dérapent et voulant éviter une confrontation violente, j’ai quitté les lieux, mais ils m’ont poursuivi et m’ont indiqué lorsque je suis descendu en bas que je n'avais pas le droit d’utiliser la voiture de l’entreprise pour rentrer.
 
Vous avez obtempéré avant de reprendre normalement votre travail le lendemain?
 
Non, j’ai repris le jour même après que la tempête s’est calmé. A 15h, j’étais dans mon  bureau pour présider le comité directeur jusqu’à 9h du soir.
 
Espacemanager : Mais quelles étaient leurs revendications au juste ?
 
Ils n’avaient pas de revendications précises. Lors de la manifestation, ils ont scandé dégage, « Tunisair libre, les corrompus dégage ».
 
D’accord mais la veille, il semble que vous devez rencontrer les agents du syndicat et que vous avez refusé de les voir?

En effet,  la veille, mardi 6, on a prévu une réunion avec le syndicat pour la régularisation de la situation. On a fixé une réunion à 16h avec le syndicat et moi j’avais une autre réunion à 15h avec le directeur général d’une autre filiale.
 
J’ai tenu ma réunion à 15h et j’ai fini à 16h10. J’ai appelé par la suite ma secrétaire pour préparer la deuxième réunion. Elle m’a informé que les représentants du syndicat sont partis, en colère indiquant qu’ils n’acceptent pas une aussi longue attente, puisque selon eux la réunion était prévue à 15h.

«Ce qui s’est passé mercredi pourrait arriver le lendemain dans une autre entreprise publique »

On ne pense pas qu’une annulation d’un rendez-vous peut causer un mouvement de protestation pareil ?

Evidement le mouvement s’est déclenché parce qu’on a instauré un système de pointage pour les employés pour faire face à l’absentéisme, mais il y a eu cette résistante puisque certains ont senti qu’ils peuvent être menacés. Certains ne veulent pas que les choses s’organisent et bloquent tout assainissement et organisation nouvelle. D’ailleurs depuis l’année dernière, on a essayé d’appliquer ce système de pointage, mais notre tentative n’a pas abouti.

Mais comme il faut mettre un terme à l’indiscipline, la Présidence du gouvernement ne cesse de rappeler à travers des circulaires qu’on ne doit payer que les gens qui travaillent réellement, nous avons insisté  à appliquer ce système.

Qui a refusé l’application de ces mesures?

D’après les échos, ce sont certains employés du service technique qui ont déclenché ce mouvement de protestation avant d’être rejoint par d’autres agents. Les protestataires ont refusé de déposer leurs empreintes digitales afin de bloquer cette initiative, bien qu’on ait sorti une note en février et en mars. Ce qui n’est pas acceptable.
 
Ces derniers incidents viennent montrer que les problèmes de la compagnie nationale sont en particulier de gestion de problèmes internes. Quelles sont les recommandations que vous pouvez apporter pour éviter ce type de débordement qui menace la stabilité de l’entreprise ?
 
 J’ai pris en main la société en mars 2012, dans une situation très difficile après la crise de 2011.  Je l’ai trouvé très difficile sur tous les plans, mais le climat social s’est amélioré  progressivement car on a réussi à instaurer une entente avec la plupart des syndicats.

Mais il y a eu un renouvellement des syndicats au mois d’avril, ce qui a créé cette détérioration injustifiée des relations avec la direction. Néanmoins je pense que le plus important c'est que ce genre de comportement doit être banni de Tunisair. Ce qui s’est passé est très grave pour l’image de la compagnie, pour son avenir ainsi que pour la stabilité de toutes les autres entreprises publiques.

Aujourd’hui, si dans une entreprise qui regroupe plus de 8000 salariés, vous avez des centaines de mécontents qui, quelle que soit leur revendication, viennent réclamer le départ d’un tel cadre, tous les responsables risquent d’être dégagés par la force.  Ce sera la même chose dans les autres entreprises publiques. Mais il faut agir et faire respecter la loi et les structures, avant qu’il y ait un effet de contamination.

Comment avez-vous réagi à titre personnel face à ces incidents ?

Tout d’abord, il faut que le syndicat prenne une position officielle pour dénoncer ces actes.  Le gouvernement aussi, doit prendre des mesures pour protéger ses responsables. Il faut les soutenir pour remettre de l’ordre car il est très difficile de mettre un terme aux abus et à la mauvaise gestion.

Personnellement, je vais poursuivre certains de ces protestataires qui ont dépassé toutes les limites en justice. Il faut que ces gens sachent que nous ne vivons pas dans la jungle.
 
Vous avez atteint depuis des années l’âge limite pour travailler, mais pourtant vous n’avez pas quitté le navire. Certains affirment que vous êtes en train de payer les hésitations du ministère et les calculs syndicalistes qui ont bloqué la nomination d’un nouveau PDG... Qu’en pensez-vous ?

Je suis à ma 6ème année de prolongation. J’ai 65 ans et demi. Et j’ai demandé par écrit le 1er octobre 2013 de partir à la retraite. J’ai déposé ma demande avec l’ancien gouvernement. Le ministre m’a reçu et m’a dit que j’ai le droit de me reposer. Il a même fait des propositions pour me remplacer.

Et pourtant vous n’avez pas quitté votre poste ?

Ce que je sais c'est que certains syndicats sont intervenus  pour que je reste afin d’appliquer la mise en place du  plan de redressement. En tout cas, l’ancien  gouvernement est parti sans prendre de décisions. Avec le nouveau gouvernement,  j’ai dit au nouveau ministre que je serai prêt à assumer jusqu’à ce que le dossier de Tunisair soit examiné par le conseil des ministres.
 
Le jour de l’examen du dossier, le ministre m’a demandé de continuer cette année pour la mise en place dudit plan. Il a envoyé au gouvernement un projet de décret pour une nouvelle prolongation de ma mission d’une année. Ce décret n'est pas encore sorti. Je travaille depuis le 1er janvier sans paie. J’ai refusé d’être payé tant que le décret n’est pas paru.
Je suis à mes 39 années de service dans le secteur public. J’ai toujours accepté toutes les missions qu’on m’a confiées, mais vous n’avez pas une idée sur la gestion d’une entreprise aussi complexe que Tunisair après la révolution.
 
L’un des principaux problèmes de l’entreprise, c’est son effectif «pléthorique» de plus de 8000 agents ? Quelles sont les solutions préconisées à ce niveau ?
 
Déjà, depuis mon arrivée, j’ai interdit tous les recrutements, ce qui ne plait pas à beaucoup de gens qui sont entrés dans la compagnie par favoritisme, sans passer par la voie normale… sans concours et qui veulent que les choses demeurent comme cela. La seule exception que j’ai faite dans le plan de redressement,  c’est le recrutement de 60 techniciens. Le concours a eu lieu et prochainement ils vont intégrer Tunisair technique.

A mon arrivée, il y avait 8400 employés. Mais maintenant, on est à 8100. L’objectif c’est de descendre à 6000 salariés. Parce que dans le plan de redressement on a décidé  qu’il y aura 300 départs à la retraite normale sans remplacement, plus 1700 à la retraite anticipée, cela fait au total 2000 agents en moins à l’entreprise.

Dans le domaine de l’aviation, la concurrence fait rage, surtout que vous opérez dans un contexte de « Open Sky ».  Comment résistez-vous face au vieillissement de la flotte d’avions au sein de la compagnie ?

Tout d’abord, la concurrence est nécessaire pour améliorer les performances de toute entreprise.Moi, personnellement, je suis de ceux qui croient que la concurrence est obligatoire pour s’améliorer. Mais ce qui s’est passé  à Tunisair est différent. En 2011, quand la Tunisie a perdu 1 million de passagers, on a injecté sur le marché un nouveau concurrent. Je pense que le moment n’était pas approprié. D’un côté, vous enregistrez une réduction des passagers et de l’autre,  vous mettez dans le marché un concurrent qui prend une part du marché. Ca ne peut être qu’un préjudice pour les opérateurs existants.

Mais les problèmes de Tunisair ne viennent pas de la concurrence ?

Oui, ce qui est certain c’est que la rentrée sur le marché d’un concurrent, alors que ce marché connait une baisse importante, n’est pas bénéfique pour les opérateurs du marché.

Mais votre flotte ne pouvait faire face seule à la demande, surtout à partir des aéroports de l’intérieur du pays ?
 
 Je vais y venir. C’est vrai que Tunisair a une flotte qui a vieilli.  Mais elle a engagé depuis 2008 un programme de renouvellement. Ce programme, qui a été ajusté cette année,  comprend 13 avions dont 11 pour le renouvellement. Donc le parc va augmenter de deux avions : 11 avions qui seront retirés et remplacés par deux nouveaux.
 
A l'heure actuelle,  nous avons reçu 5 avions, le 6ème sera reçu au mois de novembre.  L’année prochaine on recevra deux autres appareils. Nous avons retiré déjà 7 appareils plus un accidenté.  Notre flotte est un peu réduite, c’est pour cela que nous allons concentrer nos efforts sur les lignes les plus rentables.

Plusieurs clients tunisiens ou étrangers se plaignent de la détérioration de la qualité des services chez Tunisair et des retards permanents de ses vols ?

Ce sont les conséquences de la révolution. Les gens ne veulent plus travailler à leur juste valeur. C’est vrai qu’il y a une dégradation  de la qualité qui s’est ressentie surtout sur la ponctualité des vols. En effet, Il y a des retards qui sont exogènes et autres endogènes à l’entreprise : les retards endogènes, c’est la disponibilité des appareils, les opérations de Handling depuis l’enregistrement et le retrait des bagages. Puis il y a des problèmes exogènes à savoir,  l’infrastructure de l’aéroport : Tunisair assure 40% du transport aérien de la Tunisie et quand on sait que 60%  du transport aérien est concentré sur l’aéroport Tunis-Carthage, on ne peut qu’imaginer les conséquences.  

Autre point, l’infrastructure n’est pas adaptée aux flux, ce qui ne nous facilite pas la tâche. Il faut que les mentalités changent. Il faut que tout le personnel soit impliqué dans l’amélioration des services. C’est une question d’engagement et d’appartenance.

Interview réalisée par Cheker Berhima