Aux origines du masochisme tunisien…

Aux origines du masochisme tunisien…

Par Jamel HENI 

C’était en 1992. Entre deux cours à l’université des sciences humaines et sociales de Tunis ;  le fameux 09 avril pour les fameux « barbichus»... Une collègue plutôt conservatrice, fit semblant de découvrir l’arabisation. Dix ans après. L’air emprunté. L’effarouchement feint. Dissimulant à peine sa gêne, elle ne démordît pas de ce retard décennal. La libellule bleue du freudisme, reconvertie à la linguistique, affirma que l’Arabe est une langue morte de sa belle mort. ET d’enchérir, «  ce n’est plus une langue scientifique, nous ne sommes pas Arabes, nous, toute notre histoire est à récrire » !! 

Silence tragique, peur du chantage à l’identité, argument recevable, je ne sais ! Personne n’osa piper mot. Oser, dis-je. Car il s’agit bel et bien de courage. Un courage épique. Les années 90 marquèrent la fin d’un cycle. D’une génération mentale. Du paradigme de l’universalité immédiate, ici et maintenant, sans délai. Les enfants de l’indépendance, étaient devenus quadras, sans y avoir pensé, la mine contrite. Ils avaient bien achevé les héros, la langue et l’histoire. Le mouvement national n’était plus une œuvre d’indépendance, l’histoire point une science, la langue guère une discipline. Belle destruction. Et puis Rien. 

Paradigme de l’universalisme immédiat

C’était donc la fin de la génération «  totale ». Celle du tout ou rien. Du tout maintenant. Du déni du temps et des continents. La génération de l’universel par incompétence au propre ! Au lieu de parachever l’œuvre d’indépendance, l’avait-elle remise en cause. Les dignitaires de l’universalité, les universalistes-nés, s’étaient drôlement mis à comparer le jeune Etat tunisien au millénaire Etat français. 

Au lieu de vivre son ère, assumer sa condition, porter sa responsabilité historique, exercer son droit à l’intégrité culturelle, soumettre ses propres réponses, poser ses propres questions, donner sens à ses propre acquis, eh bien notre « universalisme immédiat et total »  avait-il préféré la sécurité de l’emprunt, la traduction instantanée, la facilité du modèle ;  avait-t-il choisi le marketing à la gestion, les applications au modèle fondamental, la périphérie au centre, la citation à l’écriture. Notre universalisme avait gardé ses anti-sèches, il s’était résigné au « plagiat », pour éviter l’angoisse de l’examen, s’était réfugié dans une « auto-dépréciation culturelle », pour parer à toute « inculpation » de l’histoire…..

Rien de plus qu’une conduite d’échec, une dépression « culturelle », sournoisement érigée en une doctrine universelle ! Sonnant aussi lâchement le glas d’une sublime lutte d’indépendance, le paradigme de l’universel immédiat, annihila l’être tunisien, acheva sa « légitimité » en soi et pour soi. En fit un citoyen du monde faute d’être un citoyen comme les autres, né d’une mère et d’un père, quelque part et non partout, dans une maison et non à la rue, dans un lit et non au landau ! 
 
L’universalité n’est la nature de l’homme bon, que pour un socialisme naïf, prosaïque et militant. S’il en est, l’universalité suppose les cultures ! A les dénier, elle perd sa propre raison d’être, sa légitimité. Nul n’est universel, en n’étant « rien» !!!. La possibilité même d’être universel suppose une « comparaison » de l’unique, et donc  sa  multiplication.  Un nombre suffisant de cultures à l’épreuve de l’universel ! L’universalité des lois physiques, elle encore, doit réunir les  conditions de généralité et de répétition et donc, répondre au critère rédhibitoire de la pluralité des particuliers. La population mère n’existe pas, elle est une « extension » des échantillons ! 

Voilà donc que l’universalité « juritocrate » et « scientifique », sont toutes deux auxiliaires à la culture….Pourquoi alors, ces escadrons déchaînés de « l’universalité ici et maintenant » ! Pourquoi ce trope ? Comment un tel paradoxe pouvait-il  passer sous le nez des enfants « gâtés » de l’indépendance ? 

Gardons-nous de leur faire le même procès en sorcellerie, dont ils abusèrent à l’encontre de tous,   leurs aïeux, en particulier. Ils étaient semble-t-il de bonne foi. Simplement tenaient-ils l’universalité pour une généralisation du modèle dominant. 

Doctrine du rattrapage 

 Y compris chez les pères fondateurs de la nation, la doctrine  principale  était celle du rattrapage. La Tunisie devait rattraper les nations développées, à savoir l’Europe et les Etats-Unis. Et plus l’Europe que les Etats-Unis, pour des raisons historiques. Aussi, la Tunisie devait-elle refaire l’Occident chez-elle. Tel quel. Dans ses moindres détails. Sans autre forme de procès « d’intention » ! L’Europe était un continent industriel, la Tunisie devait le devenir. L’Europe fabriquait des voitures, des robots, des avions, des chars…la Tunisie devait  y venir. L’Europe parlait sa langue, la Tunisie parlera……..la langue de l’Europe! 

Le rattrapage n’était plus que l’euphémisme à peine recevable, la litote pitoyable des damnés du développement. La démagogie des désarmés pour s’accommoder de leur sort. D’abord,  parce que le sous-développement n’est pas tant un retard qu’une fausse route. Ensuite, parce qu’en Europe, tous les pays ne fabriquent pas des voitures, ne confectionnent  que ce dont ils ont besoin. Tous les pays ne sont pas industriels. Certains vivent du tourisme, d’autres de l’agriculture, d’autres encore des nouvelles technologies ou des armes ! Seuls les cinq grandes puissances  mondiales, peuvent se permettre le luxe d’une économie « entière », prétendre à l’autosatisfaction tous secteurs confondus. Le reste, cultive ses propres richesses, suit son propre génie, « invente » son propre développement. Le but d’une nation n’est pas de rattraper une autre, mais bien de vivre dignement ! Dignement. 

C’est de dignité dont il s’agit, a fortiori en matière culturelle. Or, les escadrons de l’universalité, en étaient dépourvus, s’imposaient un devoir de vassalité, de pénitence historique d’être né tunisien. Faute d’avoir la peau du dominant, ayons au moins sa gueule, son accent, sa langue ! Le constat du retard technologique avait  fini par être appliqué à la culture, et la culture tunisienne devait,  elle aussi, « rattraper » la culture française ! Ils s’étaient mis à défendre «  les valeurs de la république », un slogan de droite,  ils confondaient en toute candeur, les valeurs de la révolution française avec la charte des droits de l’homme, la laïcité avec un athéisme d’Etat,  Camus avec Larousse…..

Par défausse, les quadras de l’indépendance, avaient transformé leur défection historique en un «  masochisme identitaire » ! Ils avaient fait de leur « chômage volontaire » une fatalité, et de leur manque de confiance une génétique ! Ce n’était pas de leur faute ; le tort était ancien, aussi ancien que les Arabes ! Pas si loin ! Pas si près…….
Aux années 90. Ils ne pouvaient plus mentir ! Ma collègue confirmait la règle…….

J.H.

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