Dépréciation du dinar: Mesures régulatrices et stratégies de réformes

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Le dinar tunisien a atteint, le jeudi 10 mai 2013, ce que certains considèrent comme le niveau historique le plus bas par rapport au dollar (1,669) et l’euro (2,1758). Nombreuses lectures en sont alors offertes mettant l’accent tantôt sur l’inefficacité de la politique stabilisatrice de change, tantôt sur les conséquences directes sur des déficits macroéconomiques. Cependant, les solutions proposées pour une stabilisation macroéconomique font jusqu’ici défaut.

Le traitement du taux de change requiert une analyse multidimensionnelle, puisqu’il synthétise l’état des lieux de toute économie ouverte sur l’extérieur. Il reflète les mécanismes de transmission des chocs extérieurs ainsi que les capacités de l’économie à les absorber, les distorsions structurelles ainsi que celles dues aux mesures de politiques économiques, les déficits macroéconomiques globaux, la volatilité de plusieurs agrégats macroéconomiques,….

Nous préférons alors aborder le problème de la dépréciation du dinar d’abord selon son statut actuel et les sentiers possibles qu’il emprunte, ensuite les raisons de sa dépréciation et ses conséquences, et enfin les mesures devant être prises pour assurer sa stabilité.

I - Le statut actuel du taux de change en Tunisie

Par ailleurs, une autre distinction de taille à souligner est celle entre une politique de change discrétionnaire et celle selon une règle. Depuis 2012, de facto la politique de change en Tunisie est celle d’un flottement administré consistant en la détermination du taux de change de référence sur la base du taux interbancaire moyen. Ainsi, face à un dinar ancré à 70-80% sur l’ €, l’intervention de la BCT se traduit essentiellement par l’injection de devises quand le taux bilatéral subit une déviation remarquable par rapport au fixing.

Il faudrait enfin noter que des mesures de gestion quotidienne du régime de change sont aussi envisagées telles que celle du nivellement. De jure, le Banquier Central peut ne pas restituer, sauf dérogation, les devises vers la fin de chaque journée. Cependant, de facto, cette pratique était de mise depuis la création du marché interbancaire de change en 1992 [2] jusqu’à juin 2012.[3] Il s’agissait en fait d’une attitude préventive que la BCT pratiquait pour se doter de quantités de devises utiles à la régulation du marché et prise comme information fiable lors de la formation des anticipations des Intermédiaires Agréés.

Notons que depuis l’annulation de l'obligation imposée aux banques de transférer à la BCT leurs soldes journaliers de devises (nivellement) de manière discrétionnaire en juin 2012, la valeur de l’€ a dépassé ce que certains considèrent la hauteur fatidique de 2 dinars et que les avoirs nettes en devises ont baissé à leur niveau le plus bas (98 j d’importation, juin 2012) depuis juin 2005 (112j d’importation). Quoique cette mesure permette une autonomie au marché interbancaire de devises et offre un meilleur cadre de prévision bancaire, elle expliquerait en revanche la plus grande volatilité du taux de change observée durant le troisième trimestre de 2012. Toutefois, cette flexibilité additionnelle du régime de change n’est pas sans stimuler le comportement de spéculation, soutenir la propension à migrer vers le marché noir dans cette transition institutionnelle et réduire l’action de la politique de change observée lors des choix de politique budgétaire expansionniste envisagés au début de 2012.

Sans compliquer l’analyse par la décomposition du taux de change en composantes tendancielle et transitoire, depuis 2000 jusqu’à fin mai 2013, le dinar n’a cessé d’emprunter une tendance baissière au taux mensuel moyen de -0,3% par rapport à l’€ et de -0,2% par rapport au $. Globalement, le dinar s’est respectivement déprécié de 69% et de 32% par rapport à l’€ et au $ durant ces 12 ans et demi. Cette tendance baissière est structurelle comme le montre le graphique ci-dessous mais rend compte aussi d’une tendance d’ajustement du taux de change effectif réel vers des valeurs d’équilibre (nous y reviendrons dans une autre publication pour présenter les résultats empiriques).

Quand aux dépréciations conjoncturelles par rapport au $, elles ont toujours le caractère de retournement car dépendantes non seulement du taux de change de court terme €/$ et les distorsions du marché faussant les stratégies basées sur le forward et la parité non couverte du taux d’intérêt, mais aussi de la conjoncture mondiale et l’état de stabilité des régions-offices de guerres potentielles agissant directement sur la production du pétrole, des matières premières et de base. Puisque ces derniers sont majoritairement subventionnés, l’effet direct de la dépréciation du dinar est l’augmentation malvenue des dépenses de fonctionnement dans le budget de l’Etat.

Notons enfin que la dépréciation du dinar par rapport à l’€ est maintenue à cause, entre autres, du différentiel de productivité mettant en péril la compétitivité hors-prix. En revanche, la dépréciation du $ par rapport à l’€ a bénéficié au dinar pendant les crises financières internationales, c'est-à-dire celles de 2008 et 2011, comme montré dans le graphique. Ceci est du à la stratégie profitable de Carry Trade, adoptée par les spéculateurs sur les marchés de change au moment de la dégradation des rendements sur le marché financier américain, berceau de la crise de sub-primes, c’est à dire lors de l’élargissement du différentiel des taux d’intérêt (i.e ; de rendement) entre ceux des places européennes et américaines.[4]

Au niveau local, la paralysie pendant de longues semaines des activités exportatrices telles que le Phosphate et la Chimie et la détérioration du climat des affaires et de la notation souveraine depuis 2011 (voir les rapports Doing Business et la notation S&P) ralentissant les flux des IDE appelés en principe à renforcer la structure de la Balance des Paiements, la récession en Europe réduisant la demande adressée aux secteurs manufacturier notamment les IME, s’ajoutant à un régime de change plus flexible qu’auparavant en dépit d’une compétitivité hors-prix faisant défaut par rapport à celle basée sur les prix, et la non diversification du portefeuille du commerce extérieur de la Tunisie, sont à notre sens au cœur de cette tendance baissière du dinar par rapport aux principales monnaies étrangères.

Avant la création d’un marché de changes interbancaires en 1992, et la convertibilité courante en 1993, le dinar fut déterminé par rapport à un panier de devises dont la fixité, permettant sa dévaluation, était l’outil principal de sa relative stabilité. De ce point de vue, tout écart conjoncturel par rapport à une tendance voulue, même non annoncée, dû à une saison touristique particulière ou à une variation des prix relatifs des échangeables était possible à absorber de manière programmée.

Ainsi des dévaluations étaient pratiquées telles que celles en 1986 pour gagner en compétitivité et/ou en stabilisation macroéconomique, puisqu’a priori elle permet de réduire le déficit commercial par le renchérissement des importations et le rabaissement des prix des exportations. Or, ces effets ne sont toujours pas évidents car ils dépendent de l’état initial de la balance courante et des élasticités comparées des importations et des exportations au taux de change. Cependant, la dévaluation provoque les tensions inflationnistes d’origine importée et/ou la contraction des activités productives (et donc l’emploi) par la diminution possible de la capacité de production dans le cas d’économies dépendantes de l’extérieur.

II- Que s’est-il passé le jeudi 10 mai sur le marché de change interbancaire?

Nous excluons tous facteurs de chocs extérieurs dans l’explication de la dépréciation remarquable du dinar, mais conjoncturelle, enregistrée vers la fin de la journée du 10 mai 2013. Nous en résumons les origines, dans le contexte actuel d’un régime de change plus flexible depuis juin 2012 impliquant l’intervention par l’injection de devises (pour la stabilisation du taux de change) et de d’annulation de l'obligation imposée aux banques de transférer à la BCT leurs soldes journaliers de devises, par les principales raisons suivantes:

a- Des pressions supplémentaires se sont exercées sur le marché de change interbancaire portant transfert de dividendes en devises pour des entreprises de tailles relativement grandes en possession d’actifs ayant atteint maturité, et d’autres étant en droit de règlement en devises. S’élevant aux alentours de 500 MD (soit l’équivalent d’environ 5 jours d’importations), cette demande globale, satisfaite majoritairement en $ et en €, a raréfié la devise et a par conséquent rabaissé le dinar.

Il est à souligner qu’en Tunisie la dépréciation du dinar est souvent accompagnée de baisse des réserves à cause de la faible élasticité des flux commerciaux au taux de change. Le graphique suivant nous décrit l’évolution des réserves nettes en devises mesurées en jours d’importation :

Nous avons évité de décrire l’évolution des réserves nettes en devises par leur volume car source de biais d’interprétation. Par ailleurs, la comparaison d’une variable de conjoncture ne supporte pas des statiques comparatives sur des années : un jour d’importation en janvier 2005 correspond à 44,29MD seulement, alors que le jour d’importation en avril 2013 coûte plus que le double (108,7 MD). Or, si nous mesurons les réserves en volume, celles en avril 2013 sont meilleures (11 067,1 MD) que celles en janvier 2005 (4 803,7 MD). Mais si nous nous basons sur le nombre de jours d’importation, nous nous apercevons que celles de janvier 2005 (108j) sont meilleures que celle d’avril 2013 (102j).

Cependant, les observations ponctuelles sont à portée analytique limitée au vu du rôle des mesures régulatrices possibles à mettre en œuvre quotidiennement quand les marges de manoeuvre le permettent.

Mais de là à comparer l’évolution des réserves de change sur deux années dans une logique de comparaison de performances calculant de manière arithmétique simpliste ce qui est appelé ‘’ les coûts de la révolution’’ ; soit l’une des ‘’innovations conceptuelles de la révolution’’, serait à notre sens très réducteur. Récemment, des rapports ont fait observer que les réserves en devises ont diminué de 20% durant les deux dernières années pour expliquer une contreperformance sans destination. A notre sens ceci n’aurait pas de sens car, en l’absence du cadre d’analyse annoncé et de rapport des avoirs nets en devises  avec les engagements de paiement des trois mois suivants, toute comparaison est superflue.

Par ailleurs, l’analyse de la performance est d’abord celle des mesures de politiques économiques mises en œuvre et ses effets stabilisateurs, sinon elle est caduque. Rappelons aussi que la part la plus importante de la variabilité des avoirs en devise en Tunisie est due non seulement à la dépréciation du dinar et aux flux nets émanant des transactions du commerce extérieurs, mais aussi des flux de dettes et de placements-dépôts extérieurs. Et c’est un fait établi depuis des années.

La baisse des avoirs en juin 2006 de 5275,8MD à 5040,1MD, due au remboursement de SAMURAI et puis leur élévation en juillet à hauteur de 8346,3 MD, due à la cession de 35% du capital de Tunisie Telecom, ou aussi leur baisse de 113 à 110 j d’importation entre mai et juin 2011, ou encore leur augmentation de 92 à 119 j entre novembre et décembre 2012 due aux tirages sur prêt multilatéraux,… devraient être prises en compte lors des bilans et ne devraient pas mystifier la fragilité structurelle héritée de l’économie tunisienne en rapport avec les ingrédients de sa compétitivité.

b- Le recours simultané des opérateurs, surtout publics, à plusieurs banques, a créé un environnement de panique chez les banques traduit par la multiplication par 2 de la cotation juste avant clôture. Ceci est selon nous l’équivalent d’une ‘’bulle’’ due à un dysfonctionnement informationnel initié par le comportement anticipatoire de certains opérateurs. Les autorités monétaires, tout en continuant d’injecter la devise sur le marché interbancaire, ont opté pour l’encadrement des anticipations des banques afin de calmer l’humeur du marché et les appeler à mener un jeu stabilisateur favorable à tous. Le taux de change a ainsi commencé à se stabiliser les jours suivants. La BCT pourrait toujours revenir sur le nivellement, rien que de manière momentée.

Puisque l’intervention de la BCT se traduit normalement dans ce cas par l’injection de devises pour stabiliser le dinar, cette solution n’est toujours pas soutenable sur une longue période. C’est pour cette raison que des mesures structurelles devraient être envisagées après cette première étape de réformes touchant séquentiellement les composantes du régime de change.

III- Quelles réformes envisager pour l’avenir

Dans la perspective de la stratégie globale de la libéralisation extérieure mise en œuvre à la poursuite de gains dynamiques, la dimension monétaire et financière s’est placée dans la deuxième étape afin d’éviter la persistance des distorsions. Cette deuxième étape consiste en dernière instance en l’ouverture du compte de capital, équivalente à la libéralisation totale du dinar qui, elle-aussi, requiert des séquences.

À l’encontre du Maroc, où le processus de libéralisation a été initialement engagé avec un privilège aux investissements étrangers, renforçant par là la structure de la BP dans ses composantes de capitaux de moyen et de long terme et soutenant les avoirs en devises par l’exportation soutenue de Phosphate et le tourisme compétitif, la Tunisie envisage aujourd’hui la mise en œuvre de la libéralisation des capitaux, équivalente à la libéralisation totale du dinar, sans que ces conditions soient réunies.

L’objectif est de s’orienter vers un régime de change flexible ajustant le taux de change effectif réel vers ses valeurs d’équilibre et permettant à l’économie de mieux amortir les chocs aléatoires. Cependant, les risques de cette libéralisation totale du dinar, si elle est mise en œuvre de manière subite, sont à considérer. Brièvement, Ils sont (1) la fuite des capitaux à l’étranger à la recherche de rendements mimporteilleurs, (2) la sur-importation de biens de consommation et la stagnation de la croissance mettant en péril les équilibres macro-économiques globaux et donc le recours massif à l’endettement extérieur, (3) l’étroitesse des marges de manœuvre des politiques macroéconomiques, (4) le renversement de la réforme à court de crédibilité.

Pour ces raisons, il ne serait pas recommandé de libéraliser subitement et totalement le dinar et opter donc pour un régime de change flexible tant que les fondamentaux ne se sont pas consolidés, l’économie n’est pas passée à un nouveau palier de croissance et que la compétitivité hors-prix n’est pas affirmée. Ceux-ci sont traitables dans le moyen et long terme. Cependant, d’autres mesures ayant pour objectif de contribuer à une macroéconomie saine évoluant autour d’un taux de change stable considéré comme cible, sont toujours envisageables telles que celles portant sur (1) incitations à l’attrait de capitaux de moyen et de long terme, (2) absorption progressive de l’écart entre le taux de l’intérêt et sa valeur optimale dans la perspective de neutraliser, tant peu soit-il, les spéculations sur le change interbancaire, (3) encadrement institutionnalisé entre les intermédiaires agréés dans le but de mener un jeu coopératif, (4) relaxation des contraintes à la participation étrangère.

En somme, la dépréciation du dinar est une tendance structurelle depuis des années et n’est pas le simple fait de conjoncture. Cette tendance s’est confirmée depuis que la BCT a annulé l’obligation imposée aux banques de transférer à la BCT leurs soldes journaliers de devises en juin 2012 que l’actuelle gouvernance pourrait toujours annuler. Les effets de la dépréciation sur les équilibres macroéconomiques de court terme et les avoirs en devises semblent négatifs à cause de la faible inélasticité des importations. Il serait par ailleurs superflu de comparer les avoirs en devises pour une longue période et procéder inutilement au calcul des ‘’coûts de la révolution’’ en dehors du contexte de la transition. La libéralisation totale du dinar n’est recommandée que lorsque la Tunisie affirme une performance de croissance et de soutenabilité consolidée de ses équilibres macroéconomiques globaux, sinon ce serait une cause perdue.

Par Pr. Ali Chebbi


[1] Rappelons que le régime de change est le package de mesures adoptées par le décideur pour donner lieu au profil de l’économie à l’égard du reste du monde. Ainsi, les régimes de change diffèrent de l’ancrage total (ou arrimage ferme) au flottement pur, en passant par des régimes intermédiaires (de Caisse d’émission, de taux de change fixe, avec marges de fluctuation, à l’ancrage glissant, au flottement administré).

[2] Voir circulaire au intermédiaires agrées N° 92-13 du 10 juin 1992….’’ Le dépôt auprès de la Banque Centrale de Tunisie des excédents de liquidités n'ayant pas trouvé d'emplois prévus par la présente circulaire est obligatoire lorsqu'il s'agit de devises de résidents, sauf dérogations …. Le dépôt doit s'effectuer quotidiennement au plus tard à la clôture du marché à 16 heures (12 heures en période de travail en séance unique).’’.

[3] Voir circulaire N° 2012-07 du 15 juin 2012…’’Les Intermédiaires Agréés peuvent utiliser, sans autorisation préalable, les ressources constituées par les devises non cessibles appartenant à leur clientèle résidente et non-résidente dans les emplois suivants :a) Le placement sur le marché monétaire en devises local conformément à l’article 3 du présent texte. ….’

[4] C’est une opération de spéculation consistant à profiter des écarts de rendement entre différents types d'actifs.