Firas Kontar: "La Syrie a besoin d’un gouvernement souverain qui répond le moins aux exigences de l’extérieur" 

Firas Kontar: "La Syrie a besoin d’un gouvernement souverain qui répond le moins aux exigences de l’extérieur" 

Ben El Heni Khalil, étudiant en troisième année de double licence en histoire et sciences politiques à l’Institut d’études politiques de Fontainebleau, interroge dans cet entretien,  l’activiste franco-syrien des droits de l’homme, politologue et juriste  Firas Kontar sur la situation en Syrie après la chute du régime Al Assad.

Kontar livre son analyse sur les dynamiques actuelles du pays après plus d’une décennie de guerre : la restructuration de l’appareil sécuritaire, l’intégration des milices, le rôle des puissances internationales et les défis économiques de la transition. Entre héritage du régime Assad, ambitions des nouveaux acteurs et rapports de force régionaux, où se dirige la Syrie post-conflit ?

Étant d'origine tunisienne, je ne peux m'empêcher de comparer les trajectoires divergentes qu'ont prises la Tunisie et la Syrie après les soulèvements de 2011. Alors que la Tunisie a connu une transition relativement pacifique, la Syrie s'est enfoncée dans une guerre civile. Quels sont les facteurs déterminants qui expliquent cette différence d'issue ?

Certes, Bouazizi a été l’étincelle de la vague révolutionnaire dans le monde arabe. Mais la différence repose sur la nature même du régime. Ben Ali avait beaucoup moins la main surl’ensemble de la société, et sur l’armée, qu’Assad, dont le régime contrôlait tous les aspects de la société : la moindre association de défense des  fourmis rouges était contrôlée par Assad !

Aucune vie n’était possible hors du contrôle des services des renseignements. Un ami revenu de Syrie a eu accès à une paperasse administrative affolante, comportant des années d’enregistrement des conversations les plus banales ! Tout le monde contrôlait tout le monde.

Ben Ali n’avait pas ce contrôle total sur la société, notamment sur l’armée, qui a refusé d’intervenir, évitant ainsi un bain de sang. Aussi, la dictature des Assad est établie depuis les années 1970. Le père avait commencé à établir sa dictature avant même son accession au pouvoir. Lorsqu’il était ministre de la défense, il établissait un service de renseignement pleinement à son service pour traquer les politiques « infidèles à son pouvoir », et les opposants. Il s’est ainsi infiltré dans toutes les sphères de l’Etat, en jouant de tout le monde contre tout le monde, dressant les communautés les unes contre les autres. En définitive: l’Etat Syrien était beaucoup plus sécuritaire que ne l’était la Tunisie sous Ben Ali.

Depuis le 8 décembre, la Syrie fait face à une recomposition de son appareil sécuritaire. Selon-vous, le nouveau Gouvernement est-il capable d’intégrer toutes les milices, au premier rang desquelles les FDS, ou les forces de Ahmad Al Awdah ? Est-il possible de s’attendre à une transition pacifique intégrant toutes les minorités ? Ou faut-il s’attendre à des représailles et exclusions politiques ?

Le problème de ces milices, FDS, comme celles de Suweidah ou celle de Ahmed Al Awdah, c’est qu’avant d’être au service d’un Etat Syrien, elles sont au service d’intérêt particuliers, souvent au service d’anciens en alliance avec les loyalistes de l’Ancien Régime. Ce sont des questions d’influence et de pouvoirs politiques qui sous tendent ces alliances. Ahmad Al Awdah par exemple, avait fait allégeance aux russes. Il y a beaucoup d’intérêts de trafic et de pouvoir économique dans la région. Les milices de Suweidah, ma ville, sont largement composées d’anciens loyalistes du régime, ne voulant pas voir leurs privilèges tomber.

Le cas des FDS est plus complexe. Elle porte une idéologie séparatiste issue du PKK. Les chefs du PKK en Syrie, ne se voient pas dans un projet national, ils s’en excluent. Ils prônent une zone autonome qui serait une base arrière pour mener leur guerre en Turquie, dans l’idée du « Grand Kurdistan ». Ils contrôlent quasiment tout l’Est de l’Euphrate, une région à 80% arabe. C’est vécu comme une vraie occupation. Pour une fois, le retrait américain serait positif en ce qu’il contraindrait les FDS à discuter avec le pouvoir central actuel en vue d’une intégration réelle, que ce soit sous forme décentralisée ou autre.

J’espère que les enjeux de pouvoir mêlant les anciens tacites du régime seront réglées petit à petit. Mais, ces mouvements- les milices de Suweidah, ou les forces de Ahmad Al Awdah, n’ont pas d’assise sociale et populaire. Il y a également une pression populaire pour en finir avec cette anarchie causée par la présence de toutes ces milices.

Vous aviez parlé de l’enjeu transnational du PKK, j’aimerai aborder l’enjeu international en Syrie, notamment le cas de l’UE, qui, historiquement fut divisée sur le cas Syrien, entre une Italie sous Meloni très conciliante avec Damas, allant jusqu’à nommer un ambassadeur, et une France et Allemagne plutôt hostiles. Maintenant que le régime est tombé, pouvons-nous espérer un consensus entre les 27 sur l’aide à la reconstruction, le soutien à la transition…ou bien ces divergences bloqueraient une politique commune ?

Des divergences persistent. L’Allemagne est beaucoup moins sur la ligne des FDS. Elle prône davantage un renforcement du pouvoir central. La France reste  attachée aux « alliés kurdes », entretenant ainsi la confusion entre les kurdes, et FDS, qui reste une milice. Elle ne représente pas tous les kurdes. Beaucoup de kurdes syriens ne recherchent pas l’autonomie.

Beaucoup, notamment à Alep et Damas, se considèrent profondément syrien.Le PKK est un parti autoritaire, occupant le territoire. Mais, le retrait américain permet
 paradoxalement d’adoucir la position de la France là dessus. La France sait qu’elle n’a pas les moyens de contrer, si les américains se retirent, la volonté du pouvoir central, de récupérer ce territoire l’Est de l’Euphrate. Pour l’instant, la présidence syrienne a su gérer diplomatiquement ce dossier, car c’est elle qui a freiné les milices syriennes pro turques, en vue d’établir des canaux de négociations. Le nouvel exécutif espère que le retrait américain va raisonner l’aile politique des FDS en les poussant à une négociation sérieuse, et à l’acceptation de la tutelle du gouvernement central.

Dans cette situation de retrait américain, la question des prisonniers de l’E.I détenus par les forces kurdes est pionnière. Le PKK s’en sert comme un outil de chantage. Cette résolution est, à mon sens, en voie de résolution.

Vous aviez parlé de l’impact du retrait américain. Avec une Russie affaiblie par sa guerre en Ukraine, et le retour de Trump aux Etats-Unis, doit-on s’attendre à un désengagement durable des grandes puissances, ou a un nouveau partage d’influence à l’échelle syrienne ?

Il y aura de l’influence. Tout dépend ce que l’on met derrière ce terme. Elle sera d’abord d’ordre économique. Si la place n’est pas occupée par les partenaires européens, sera occupée par la Turquie, Qatar, et Arabie Saoudite, qui veulent, pour beaucoup, stabiliser le pays. Mais, ce ne sera pas une occupation, comme nous l’avions vécu sous Assad, lequel était le représentant de l’occupation russo-iranienne. Nous nous dirigeons donc vers une forme d’influence économique, incluant partenariats, et investissements, mais, Damas ne prendra plus ses ordres de qui que ce soit. L’enjeu crucial est de recouvrir notre souveraineté et notre destin, tout en s’ouvrant aux partenaires qui veulent investir en Syrie. Tant mieux si l’UE veut lever les sanctions et investir.

Plus il y aura de partenaires, plus il y aura de diversité, et je suis ouvert à cette diversité, car plusieurs pays européens, comme la France et l’Allemagne ont un large savoir faire. Finalement : on va changer de rapports. On ne sera plus sous l’occupation, qui rappelait l’époque des mandats franco britanniques. Il faut retrouver toute notre assise sur l’ensemble du territoire syrien, notamment les régions récemment occupées par Israel, et, à terme, je l’espère sur l’intégralité du Golan Syrien.

Vous évoquiez le rôle de l’économie dans le partage d’influence. Récemment, le nouveau Gouvernement syrien explicitait sa volonté de rompre avec le modèle dit « socialiste » du régime de Assad. Ils envisageraient l’adoption d’un modèle libéral, qui se traduirait notamment par une campagne de privatisation des entreprises étatiques, qui représentent plus de 70% du secteur public. Pensez-vous que ce modèle serait le plus à même de favoriser le développement économique du pays ?

Je dirais que c’est aux syriens sur place d’y répondre. Cette libéralisation ne doit pas se faire sous la houlette d’un Gouvernement de transition, du fait de sa nature transitionnelle, mais plutôt dans le cadre d’un programme électoral des différents partis politiques, dans les 4 ans à venir.

A court terme, dans un pays où 80% des gens ont faim, libéraliser le peu d’hôpitaux et écoles qu’il y a, qui sont dysfonctionnels, n’est pas la bonne réponse. A court terme, il faut retrouver un Etat fonctionnel, avec des services publics au moins de base. Le modèle économique viendra dans un second temps, après avoir assuré un minimum de services de base. Ce n’est pas dans un pays à l’agonie que l’on peut définir ce modèle, en parlant de libéralisation, alors que les syriens ne pourront payer ni frais de scolarité, ni nuit à l’hôpital. Pour moi, c’était le mauvais moment de poser cela, même s’ils espèrent rapatrier rapidement des capitaux, mais ce n’est pas la bonne façon de répondre aux urgences qui se posent à la société syrienne.

Dans un contexte tout à fait différent, au début des années 2000, Assad avait initié une première vague de privatisations, qui, à terme, avait profité certains grands hommes d’affaires et membres de sa famille, notamment Rami Makhlouf. Y’aurait-il un risque que les privatisations à venir profitent à des élites qui monopoliseraient certains secteurs économiques ?

Exactement. Cette vague de privatisation, se traduisant à l’époque, par l’ouverture du réseau bancaire, du réseau des télécoms avait profité à cette élite, proche du régime. C’est pourquoi il faut d’abord stabiliser le pays, avoir des institutions stables, et des élections. Suite à cela, libre à eux de soumettre aux syriens des propositions de libéralisation et de privatisation de l’économie, dans le cadre d’un programme politique.

On ne peut prôner une libéralisation sous forme de tractations sous la table, tandis que la société syrienne veut manger à sa faim, se chauffer et envoyer ses enfants à l’école. Ce n’était pas du tout le moment de poser cela. Ca n’est pas à ce gouvernement transitoire de mener cette modification économique, ce qui, d’une part, serait suspect, et qui, d’autre part, ne répond nullement aux enjeux auxquels la société syrienne est en proie.

Dans des contextes post-autoritaires comme l'Irak après Saddam Hussein ou la Tunisie après Ben Ali, on a observé une forme d’effacement mémoriel des traces du régime déchu. Dans 10 ou 20 ans, comment imaginez-vous que la mémoire du régime Assad, père et fils, sera traitée en Syrie, dans la culture populaire, les manuels scolaires…?

Tout dépendra de ce que l’on fera pendant ces 10 et 20 ans. Il faudra entretenir cette mémoire notamment via un journalisme d’investigation, sur les disparus, sur la mise en place de journées mémorielles. Tout le problème est que beaucoup de ceux qui ont porté les armes ont commis des actes condamnables, crimes et autre… Est-ce que tous les concernés voudront ressortir tout cela ? Le journalisme sera-t-il libre d’enquêter sur les disparus de Al Nosra de l’époque ? Ce sera un enjeu crucial…

Aussi, la présidence actuelle donne l’impression d’amadouer d’anciens tacites du régime, pour des raisons économiques, et à travers la négociation de sauves conduits pour certains, s’ils abandonnaient le combat. Tout cela sera un obstacle à la création d’un enjeu mémoriel.

Je vois que l’activisme des syriens est très présent, et le pouvoir ne pourra pas passer outre toutes ces femmes qui placardent les photos de leurs enfants disparus sur les places de Damas.

Toute famille a un mort du fait des barils, ou des bombes chimiques…Aucun gouvernement ne pourra passer outre cette mémoire. On estime entre 500 000 et 1 million de mort depuis 2011.cela représenterait entre 5 et 10% de la population syrienne !

Les langues commencent à se délier au sujet du massacre de Hama de 1982. C’est déjà un bon signe. Néanmoins, le pouvoir actuel n’a pas donné de signe autour de cela. Il y a deux jours encore, beaucoup ont été scandalisés par le fait que les kiosques vendaient du café dans la cour de Seydnaya. Le pouvoir ne fait pas de l’enjeu mémoriel un enjeu crucial, ce sera aux syriens de prendre en main cet enjeu. On a quand même plus de 113 000 disparus/morts dans les prisons du régime, et très peu de communication là-dessus… Quand bien même certains journalistes travaillent dessus, cela ne semble pas être la priorité du Gouvernement actuel.

Je fais confiance à la société syrienne, c’est elle qui prendra cela en charge, davantage que le Gouvernement. Il y a tellement de récits écrits, que la mémoire va rester. Mais, arrivera-t-on-a en faire une sorte de totem dans 10 ou 20 ans, où nos écoles auront toujours une minute de silence à tel jour et telle heure en mémoire de ces morts, Je ne peux le prédire. Toujours-est-il que la demande croissante de reconnaissance mémorielle de la société syrienne ne pourra pas être ignorée par le nouveau Gouvernement.

 Joignons le mémoriel au politique. Pensez-vous qu’il y aurait une place pour le Parti Baath Syrien suite à la chute du régime, à l’image du courant benaliste suite à la révolution ?

Je pense que dans quelques années, nous pourrons retrouver les tenants du baasisme. Au-delà de la famille Assad, ce courant représentait un certain panarabisme, qui est toujours assez populaire. Il sera donc porté sous une autre forme. On ne fait pas disparaitre un courant. Même les nazis sont réapparus en Allemagne ! Vont-ils directement porter l’héritage de Assad ?

J’ai quelques doutes… Il y aura toujours quelques ultras qui véhiculeront une image du régime Assad comme une période d’apaisement…

Selon-vous quel seraient les premiers pas concrets pour améliorer la vie concrète de Syriens dans ce contexte post-Assad ?

Le nouveau pouvoir a mis un terme à l’ancienne armée de Assad. A mon sens, il ne fallait pas agir ainsi. Que la 4ème division de Maher Al Assad, et que la garde républicaine soient dissoutes, c’est tout à fait légitime. En revanche, mettre au pied des soldats qui touchaient 20 ou 30 dollars était une erreur. Il faudrait maintenir au moins leur salaire pendant deux ans, le temps qu’ils se relèvent. Ce n’est pas 25 dollars qui vont aggraver la situation. On ne peut pas jeter comme cela les gens du jour au lendemain, si l’on veut maintenir la paix sociale. Il aurait fallu ne pas s’activer à sortir tout le monde d’un trait, et prendre son temps.

Ensuite, des plans d’urgence doivent être entrepris. Par exemple, le nouveau pouvoir a libéralisé trop vite l’essence et le gasoil. Il aurait fallu garder des prix subventionnés, ou du moins, donner des tickets de rationnement pour les familles les plus pauvres, pour pouvoir au moins se chauffer.

Le prix d’un litre de gasoil est de 1 dollar, imaginez la difficulté pour un syrien qui gagne 20 dollars.

Comment peut-il se chauffer ? Avec un salaire, on ne se paye que 20 litres de gasoil. Peut-être aurait-il fallu remettre des salaires d’appoint, et ne pas avancer aussi vite dans la libéralisation. Les gens sont encore patients car ils sont soulagés de voir la chute d’Assad, mais ça risque de ne pas durer dans ces conditions…

Toujours dans une perspective comparative, quelle expérience passée pourrait inspirer une transition réussie en Syrie ?

Je ne sais pas s’il y a un modèle dans la région qui a connu un modèle de transition réussie. Nous avons connu tellement d’ingérences… L’exemple libanais est une histoire d’ingérence. L’Irak également, qui après être sorti de la coupe américaine, est tombé dans la coupe iranienne…

Il faudra probablement suivre notre propre feuille de route en tant que syriens.

Si l’on veut une sortie de crise réussie, il faudrait un Gouvernement qui répond le moins aux exigences de l’extérieur, et qui soit souverain : qui nous permettrait de reprendre notre destin en main, et qui serait aussi inclusif, en termes d’hommes et de femmes, et de minorité. Toutefois, la question des minorités ne doit pas être primordiale, elle doit être secondaire par rapport aux compétences. On a des compétences chez tout le monde en Syrie : chrétiens, druzes, alaouites,

Chiites, Sunnites…Il faudrait aussi mettre en place la nouvelle Constitution, qui nous sortirait de ce modèle étatique centré autour d’un homme ultra puissant, et donnerait davantage de pouvoir au Parlement. Il nous faut arriver à un régime parlementaire fort qui gouvernera, et non plus le modèle ultra présidentiel, comme tous les modèles arabes, du Zaïm, du Caïd…

J’espère que ça sera le premier exemple où nous sortirons de « l’homme fort », pour aller vers le « Collectif », et avoir un débat parlementaire, une construction de programmes politiques, et une gouvernance totalement différente de ce que l’on a connu jusqu’à aujourd’hui.

En Syrie, nous avions eu une expérience parlementaire, après le mandat français. Même lors des coups d’Etat, le Parlement conservait des pouvoirs, des débats étaient animés avec des courants politiques très forts. Il nous faudra retrouver cela. Cela mettra du temps, mais l’inclusivité sera la clé. Nous avons déjà l’impression que HTS place partout ses hommes, ce qui n’est pas rassurant.

Ce n’est pas du tout une question ethnique ni religieuse concernant les arabes sunnites, mais bien du mouvement HTS. Ils promettent une nouvelle ouverture au 1er mars, nous verrons ce qu’il adviendra…

Il y a plusieurs autres points majeurs, comme la mise en place d’une justice transitionnelle indépendante. Comment gagner cette indépendance ? Aussi, le développement d’une presse libre jouera beaucoup dans l’évolution de la situation.

A mon avis, tout se jouera dans les deux ans qui arrivent. Si l’on arrive à mettre en place des courants politiques, des associations dans divers domaines, défense des droits de l’Homme, de l’environnement, de lutte contre la désertification…

Plus on aura d’associations, plus on créera une société civile, plus l’avenir sera assuré vers un modèle qui ne sera certes, pas au bout de 2 ans une démocratie libérale, mais où il y aura un minimum de libertés et de droits pour les citoyens.

Interview réalisée par Ben El Heni Khalil

Votre commentaire