La télévision de la médiocrité et du mauvais goût
Par le jeu des paradoxes, le mois de ramadan, mois du jeûne et des privations est le mois de la consommation effrénée. De tout. De biens matériels comme de produits culturels ou considérés comme tels. Les publicitaires ne s’y sont pas trompés.
Puisque les consommateurs se retrouvent au même moment devant la petite lucarne, pourquoi ne pas les bombarder de spots vantant yaourt, pâtes, fromage et autres marques de lessive. Pour retenir le chaland quoi de mieux qu’une série télévisée, un feuilleton. Sous d’autres cieux on a trouvé le mot qui sied : soap-opéra que nos amis Québécois ont traduit par opéra-savon.
Dans nos pays arabes, le mois de ramadan est par excellence celui des feuilletons télévisés. Les chaînes rivalisent d’ingéniosité pour offrir un produit qui retient le téléspectateur. Car le retenir c’est la manne publicitaire assurée.
La Tunisie n’a pas dérogé à la règle. Dès lors que les chaînes sont devenues nombreuses, surtout après l’explosion qu’a connue le paysage audiovisuel après la révolution, la concurrence est rude. En toute logique, celle-ci devait laisser émerger, bon an, mal an, des œuvres de qualité.
Si cela avait été le cas, plus ou moins au cours des années précédents, il faut avouer que pour ce ramadan ce n’est point le cas. Alors que la chaîne nationale n’a produit qu’un feuilleton orphelin intitulé « Lavage » qui se veut humoristique mais dont les gags sont plutôt insipides, que trouve-t-on sur les autres chaînes privées?
Nessma Tv fait du réchauffé avec une 8ème saison de Nsibti Laaziza( ma belle mère bien-aimée) qui à force de se répéter n’arrive plus à retenir le téléspectateur malgré un cadre agréable, celui de Sidi Bou Saïd qui n’a pas changé depuis l’année dernière. Censée être humoristique, la série, à force de mièvrerie n’arrache plus qu’un sourire narquois.
La chaîne Attassiaa a choisi quant à elle le répertoire du portrait du héros populaire. Mais en mettant sous les feux de la rampe l’histoire d’un voyou, un bandit de quartier, Ali Chouerreb, elle n’a pas eu la main heureuse. Alors que l’histoire de notre pays compte des héros qui ont marqué leur époque et que l’on retrouve toujours dans la mémoire collective, le choix plus que contestable de celui-ci ne cesse d’étonner. D’autant plus que ce soi6-disant héros, petit malfrat sans envergure n’a pas de faits d’armes qui justifient que l’on s’y intéresse. D’autres personnages du registre politique, syndical, religieux ou autres auraient mérité que l’on braque les projecteurs sur eux. Pas Ali Chouerreb quand même.
La chaîne Al-Hiwar Ettounsi fait l’effort, elle au moins, de dépoussiérer un pan de l’histoire tunisienne en s’intéressant au règne du Mouchir Ahmed Pacha Bey qui fut un monarque éclairé de la dynastie husseinite puisqu’on lui doit l’abolition de l’esclavage bien avant d’autres pays supposés plus développés.
Si le choix est judicieux, le jeu des acteurs sonne faux. Guindés dans leur costume d’époque plus vrai que nature, ils semblent réciter un texte et non incarner des personnages. En mêlant vie privée et vie publique, le concepteur de la série cherche à copier la série turque Hareem Sultan mais sans les moyens ni l’expérience de la fiction sur les rives du Bosphore.
« Tej Al-Hadhra » tel est le titre de la série est une indication que l’on peut se mettre sur la bonne voie. L’expérience aidant, cela peut ouvrir de nouveaux horizons prometteurs devant la fiction télévisuelle.
Mais ce qui a marqué ce début de ramadan télévisuel n’est pas une fiction, ni une série télévisée, mais un programme du genre « caméra cachée » intitulé « Shalom » censé piéger des politiques, des comédiens, des chanteurs et autres entraineurs sur le thème de la « collaboration» avec les services de renseignement israéliens le Mossad.
Evidemment on est loin, très loin de l’idée originelle de la caméra cachée qui est celui de se situer dans le registre du gag qui fait rire. Le sujet est trop sérieux, puisqu’il peut mener à l’accusation de haute trahison et de mise de la personne au service d’une armée ennemie, passibles de jugements très sévères, pour que l’on puisse y jouer impunément.
Le producteur de l’émission parle de « fortes pressions » exercées pour s’assurer la non-diffusion de la série, mais sait-il au moins que les personnes piégées ont le droit de ne pas autoriser la diffusion puisqu’il s’agit de leurs droits sur leur propre image. Si la diffusion se fait contre leur gré, ils ont d’ailleurs droit à des dédommagements conséquents. La télévision éduque, informe et distrait. Ce genre d’émissions ne rentre dans aucune de ces catégories.
Son producteur veut la placer dans la case du journalisme d’investigation. Mais ce n’est évidemment pas vrai, car le journalisme a ses règles éthiques et déontologiques et le piège n’en fait pas partie. Notre ami Mohamed Chelbi, professeur de l’IPSI propose qu’on le classe dans la case « infotainment », c'est-à-dire à mi-chemin entre l’information et la distraction (entertainment). Soit. Mais ici aussi il faut inventer des règles pour que la déontologie soit sauve.
La télévision nationale qui est à la traîne dans les mesures d’audience, semble absente de ce débat mais aussi du paysage audiovisuel dans son ensemble. Alors qu’elle a une fonction essentielle dans l’amélioration du goût collectif, dans la sauvegarde de la mémoire nationale, et la promotion de la culture sous toutes ses formes, la télévision publique qui dispose pourtant de deux chaînes, et malgré un budget annuel colossal, payé par la communauté des tunisiens par la redevance, un personnel pléthorique et de qualité ne fait rien pour remplir sa fonction et mériter sa place et son rang.
Les changements fréquents opérés à sa tête, le fait qu’elle soit dirigée par un PDG intérimaire depuis presqu’un an (du reste deux intérimaires se sont succédé) n’offrent pas à la Télévision nationale l’atmosphère propice à un travail de qualité, sans perdre de vue les dettes colossales, elles aussi, dans lesquelles elle se débat.
Que fait la HAICA dans tout cela. L’instance de régulation, à part quelques coups de semonce sous forme d’avertissement ou d’amendes- qui ne sont pas réglées du reste- ainsi que des règlements désuets-comme ceux pris lors de la campagne électorale municipale avec les effets négatifs que l’on connaît- ne fait rien pour être non pas le gendarme qui sanctionne mais l’organisme qui conseille, recommande, encadre et incite.
Face à la médiocrité, à la vulgarité et au mauvais goût qui deviennent l’apanage de nos chaînes de télévision, elle semble comme tétanisée. Il faut dire qu’elle a fait son temps et que celle qui devrait lui succéder se fait toujours attendre et désirer.
Qu’il est loin ce temps heureux où sur une seule et unique chaîne nous regardions Haj Klouf ou Oummi Traki et même plus proche de nous Choufli Hal ou el Khottab Al-Bab ainsi que la caméra cachée pleine de gags à mourir de rire de l’inénarrable Raouf Kouka.
RBR
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