La Tunisie, « un pays au bord au bord de la crise des nerfs », selon le Monde
Sous le titre « La Tunisie entre amertume et résilience », le quotidien français Le Monde a publié un article, signé par Frédéric Bobin, dans son édition de ce jeudi 17 décembre 2020, pour faire le bilan d’« une décennie après le début de la révolte contre le régime de Ben Ali ».
Cet « anniversaire survient dans un contexte local déprimé, pour ne pas dire délétère, où se conjuguent paralysie politique, affaissement économique et poudrière sociale. »
Désenchantement », « désillusion », « espoirs trahis » : les formules sont usées jusqu’à la corde dès que sonne l’heure du bilan de la révolution tunisienne. Elles relèvent désormais du cliché. La célébration imminente, le 17 décembre, du dixième anniversaire de l’immolation par le feu du jeune marchand ambulant Mohamed Bouazizi à Sidi Bouzid (centre de la Tunisie), qui a marqué le point de départ des « printemps arabes » et ébranlé la géopolitique régionale, n’échappera pas à la règle. Le désabusement risque même d’être plus amer que d’ordinaire.
…Quoi donc célébrer au-delà de l’invocation totémique d’une révolution qui a cessé de faire rêver ? Et pourtant, il faudra rester prudent dans l’évaluation de la trajectoire tunisienne depuis dix ans. Eviter une disqualification hâtive, une radiation précipitée. Le regard sur la singulière Tunisie s’encombre trop souvent en Occident de fantasmes – droits des femmes, islam éclairé, démocratie pionnière dans l’aire musulmane – que l’on projette sur elle. Et dès que surgit la déception, on brûle l’icône tunisienne après l’avoir adulée. Substituer le catastrophisme à l’angélisme obscurcit plus qu’il n’éclaire les enjeux de cette transition unique en son genre.
Selon l’auteur de l’article, la Tunisie est « un pays au bord de la crise des nerfs », sa situation est « préoccupante ». « Le Covid19 est venu déstabiliser une conjoncture économique déjà très fragile. Tous les clignotants sont au rouge : une récession de 9 %, un taux de chômage proche de 16 %, un déficit budgétaire de 13,4 %, un endettement public approchant les 90 % du PIB. Techniquement, la Tunisie est quasiment en faillite, dépendant de plus en plus des bailleurs de fonds, Fonds monétaire international (FMI) en tête ».
Sur le terrain, l’heure est à l’agitation sociale, renvoyant l’image d’un pays se trouvant au bord de la crise de nerfs. Le nombre de protestations collectives ou individuelles s’est hissé à 871 sur le seul mois d’octobre, soit deux fois plus qu’en octobre 2018, selon le Forum tunisien des droits économiques et sociaux. Les régions déshéritées de la Tunisie intérieure, d’où était partie la révolution il y a dix ans, concentrent l’essentiel de ces foyers de mécontentements.
Autre symptôme du désarroi social, l’essor de l’émigration clandestine : 12490 migrants tunisiens sont arrivés en 2020 sur les côtes italiennes, soit quatre fois plus qu’en 2019. Cette envolée des courbes migratoires suscite de vives crispations diplomatiques entre Tunis et Rome. Une telle dérive socioéconomique vaut-elle condamnation de dix ans d’expérience démocratique en Tunisie ? La question se pose de plus en plus au sein même de la population. Selon une enquête d’opinion réalisée par le cercle de réflexion Joussour, 43 % des personnes interrogées considèrent la démocratie comme un « acquis », « à condition que la situation économique et sociale s’améliore ». Pis : 39 % estiment que la « démocratie n’est pas faite pour nous ».
…Le malaise tunisien mêle ainsi deux ras-le-bol de nature différente mais qui convergent dans le rejet des partis politiques issus de 2011. Le premier pourfend le naufrage de l’Etat. Bureaucratie aussi pléthorique (650 000 fonctionnaires) qu’impotente, achat de la paix sociale par la dette, dégradation de services publics démoralisés, corruption galopante, essor d’une économie informelle se nourrissant de la contrebande avec l’Algérie et la Libye voisines.
Le réquisitoire, implacable, en appelle en général à la « restauration du prestige de l’Etat ». Il rencontre un écho particulier au sein des classes les plus aisées mais aussi d’une classe moyenne nostalgique d’un Etat bourguibien qui avait fait la fierté de la Tunisie depuis son indépendance en 1956. La demande d’un retour à « l’ordre » est son débouché politique.
Le second ras-le-bol relaie, lui, davantage une exigence de « justice » et de « dignité ». Il fermente surtout dans la « Tunisie intérieure » du Nord-Ouest, du centre et du sud que l’élite politique issue de l’indépendance a négligée dans ses plans de développement. Foyers du soulèvement de la fin 2010, ces régions n’en finissent pas de ruminer leur ressentiment face aux promesses sociales d’une révolution à leurs yeux confisquée. Il n’est pas anodin que la carte des mouvements sociaux de 2020 recoupe globalement la géographie révolutionnaire de 2010.
La conjonction de ces deux ras-le-bol distincts a nourri l’éclosion d’un populisme protestataire aux élections de 2019 (présidentielle et législatives) dont la coalition dirigeante scellée autour du parti Ennahda (islamo conservateur) et du courant « destourien » (héritiers de l’ancien régime ralliés à la révolution) a été la grande victime.
D’un côté, les compromissions au pouvoir d’Ennahda, historiquement bien représenté dans la « Tunisie intérieure », ont ouvert un espace à une formation (Karama) et à une figure atypique (Kaïs Saïed élu président de la République) qui, au-delà de leurs différences, ont recyclé un courant d’opinion révolutionnaire teinté de conservatisme religieux – voire carrément islamiste – et de nationalisme identitaire. De l’autre côté, l’émergence d’Abir Moussi, ancienne secrétaire générale adjointe du parti de Ben Ali, exprime une nostalgie de plus en plus décomplexée pour l’ancien régime. L’irruption sur la scène d’une autre personnalité, le magnat de la télévision Nabil Karoui, mêlant discours entrepreneurial et rhétorique anti pauvreté, relève de cette même poussée antisystème.
Ainsi, cette élection de 2019 a-t-elle vu la triple apparition d’« un populisme radical conservateur renouant avec l’ethos révolutionnaire de 2011 [Kaïs Saïed], d’un populisme contrerévolutionnaire [Abir Moussi] et d’un populisme social libéral [Nabil Karoui] », écrit le politiste Hamadi Redessi dans l’ouvrage collectif La Tentation populiste, les élections de 2019 en Tunisie (Cérès Editions et Observatoire tunisien de la transition démocratique)…
Le Monde de jeudi 17 décembre 2020 page 4
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