Med Salah Ayari: "Une loi de finances complémentaire s’impose pour redonner confiance aux investisseurs"
Mohamed Salah AYARI, conseiller fiscal, enseignant universitaire et membre du Conseil National de la Fiscalité a accordé à Espacemanager une interview exclusive où il a évoqué plusieurs points dont les mesures fiscales et non fiscales proposés dans le cadre du projet de la loi de finances 2020, ses appréciations relatives au Budget initial de l’Etat pour l’année 2019 et le Budget complémentaire de la même année et comment la LF 2020 va-t-elle contribuer dans la lutte contre la fraude fiscale et l’amélioration du recouvrement.
Pour conclure, Mohamed salah Ayari a évoqué un ensemble de propositions.
Quelles sont vos appréciations relatives au Budget initial de l’Etat pour l’année 2019 et le Budget complémentaire de la même année ?
En se basant sur le Budget de l’Etat initial pour l’année 2019 et sur le Budget complémentaire pour la même année, nous constatons que :
Le taux de croissance qui a été prévu dans le cadre du Budget de l’Etat initial était estimé à 3,1%, alors que taux attendu au niveau du Budget de l’Etat complémentaire ne va pas dépasser 1,4%
Cette situation a des répercussions néfastes surtout au niveau de la prolifération du chômage ; sachant que le taux de croissance de 1% ne peut procurer que quelques 16.000 postes d’emplois. Alors quid d’un taux aux alentours de 1,4% ?
Concernant le carburant, le prix moyen du baril programmé pour l’année 2019 était fixé à 75$ le baril. Cependant, le prix moyen du baril retenu au niveau du Budget de l’Etat complémentaire était de l’ordre de 65$, ce qui a fait gagner au Budget de l’Etat des ressources supplémentaires.
Mais là où le bât blesse, c’est au niveau des salaires pour lesquels la masse salariale était estimée au préalable à 16.516MD, mais qui a augmenté lors de l’établissement du Budget complémentaire pour atteindre 17.165 MD, sort une augmentation de l’ordre de 3,9%
De même, les montants relatifs à la compensation ont augmenté de 4.350 MD selon les prévisions initiales à 4.788 MD selon le Budget Complémentaire pour l’année 2019, soit une augmentation de 10,06%
Alors que les dépenses de développement ont connu une légère augmentation de 100 MD pour passer de 6.150 MD selon le Budget de l’Etat initial de 2019, à 6.250 MD soit un taux modeste de 1,6%
Eu égard aux différentes augmentations qui ont cratérisé les dépenses prévues initialement, le montant de la dette extérieure est passé de 82.890 MD soit un taux de 70,9% du BIB, à 86.285MD dans le cadre du Budget complémentaire, soit un taux de 75,1% du PIB
Cependant, il y a lieu de noter que l’élément positif qui a permis d’arrêter l’hémorragie des diverses dépenses, consiste en l’augmentation des recettes fiscales qui ont connu une augmentation substantielle pour passer de 27.080 MD prévus dans le Budget initial, à 29.082 MD dans le Budget complémentaire, soit un taux d’accroissement de 7,39%.
Pour toutes ces considérations, les ressources budgétaires de l’année 2019 ont connu une augmentation de l’ordre de 5,5%, pour passer de 40.861 MD prévu par le Budget initial à 43.121MD dans le cadre du Budget complémentaire.
Alors quid du projet Budget de l’Etat pour l’année 2020 ?
En décortiquant le projet du Budget de l’Etat pour l’année 2020, nous avons constaté notamment une augmentation assez importante des ressources budgétaires qui ont atteint 47.227 MD, soit une augmentation de 6366 MD par rapport au Budget initial pour l’année 2019, soit un taux élevé de 15,57%
Cette situation a engendré des prévisions à la hausse des différents indicateurs du Budget de l’Etat qui se présentent comme suit :
Les recettes fiscales : 31.759 MD soit une augmentation importante par rapport aux recettes prévues dans le Budget initial de 2019 (27.080 MD), soit un taux de 17,72%
Etant souligné que l’augmentation des recettes fiscales a impacté le taux de la pression fiscale qui passe de 23% en 2019 à 25% en 2020, ce qui va aggraver la situation des contribuables qui continuent de respecter plus ou moins leur devoir fiscal d’une part, et des salariés qui souffrent de la pression de la retenue à la source d’autre part, pour aboutir en fin de compte à altérer davantage le principe de la justice fiscale.
·La masse salariale qui va atteindre 19.030 MD, soit une augmentation de 15,22% par rapport à celle prévue au niveau du Budget de l’Etat initial de 2019
·Les dépenses de compensation qui sont estimées à 4.180 MD, soit une diminution de 3,9% en comparaison à celles prévues dans le Budget initial de 2019.
·Le volume de la dette extérieure qui va atteindre 94.068 MD, soit un taux de 75% du BIB
·Les dépenses de développement qui vont connaitre une légère augmentation pour passer de 6150 MD selon le Budget initial de 2019, à 6900 D selon le projet du Budget de l’Etat pour 2020
·Concernant le volume des emprunts programmés dans le Budget de 2019, qui est estimé à 11.248 MD, ne sera pas suffisant pour rembourser les sommets inhérents au service de la dette (principal + intérêts) qui seront de l’ordre de 11.678 MD.
Sachant que :
·Le taux de croissance a été révisé à la baisse par rapport à celui prévu au niveau du Budget de l’Etat de 2019 pour passer de 3,1% à 2,7% uniquement ce qui présage d’une année 2020 très difficile
·Le prix moyen du baril de carburant a été maintenu à 65$, pour être aligné sur le prix retenu au niveau du Budget de l’Etat complémentaire
En quoi consistent les mesures proposées au niveau du projet de la loi de finances 2020 ?
Les mesures proposées concernent notamment les axes suivants :
1/ Les mesures relatives à la réforme fiscale :
Adoption des moyens électroniques pour l’enregistrement des contrats de mutation et pour le paiement des droits de timbre dont les modalités seront établies par Arrêté du Ministre des Finances pour fixer les méthodes et le champ d’application dans le cadre de la concrétisation du Programme de l’Administration Electronique
Instaurer l’échange des avis et des correspondances entre l’Administration fiscale et les contribuables par les moyens électroniques afin de concrétiser l’objectif de la digitalisation de l’Administration fiscale.
Clarification des conditions et de la méthodologie à suivre pour l’imposition de quelques activités qui ne remplissent pas la condition économique au taux de 13,5% en exigeant un niveau minimum de dépenses annuelles et le recrutement d’un nombre minimum de salariés spécialisés permanant et ce, afin d’adapter le régime fiscal tunisien aux normes internationales se rapportant à la bonne gouvernance en matière fiscale et d’éviter le classement de la Tunisie dans la liste des pays non coopératifs dans le domaine fiscal. Cette mesure concerne les activités suivantes :
·Les services de l’innovation en technologie informatique, le développement des logiciels et le traitement des données
·Les sociétés de commerce international
·La prestation des services logistiques d’une manière concomitante
Le minimum des dépenses annuelles et le nombre minimum de salaires seront fixés par un Décret Gouvernemental.
-Ajout de précisions concernant le champ d’application de la suspension de la TVA accordée aux acquisitions financées par un don dans le cadre de la coopération internationale et ce, en tenant compte du développement des mécanismes de financement des projets et des dispositions des conventions internationales conclues avec les parties concernées
-Assouplissement des conditions de bénéfice du régime forfaitaire d’impôt dans la catégorie des bénéfices industriels et commerciaux pour les personnes implantées dans les zones intérieures sans limitation dans le temps du fait que la période est fixée à 4 ans uniquement pour pouvoir bénéficier de ce régime et ce, en se basant sur les deux critères suivants :
→ Les moyens d’exploitation sont très limités
→ Le C.A est faible
2/ Les mesures concernant la lutte contre la fraude fiscale et l’amélioration du recouvrement :
-Institution d’une nouvelle catégorie de vérification fiscale ponctuelle qui est caractérisée par :
·Une période inférieure à une année
·Et une vérification simplifiée et dans des délais courts
-Paiement de 20% au lieu de 10% du montant en principal en cas de taxation d’office, ou une caution bancaire de 15% du même montant et ce, en cas d’une mise en demeure suite au défaut de dépôt des déclarations d’impôt.
-Subordination de l’octroi des avantages fiscaux et des régimes suspensifs en matière de TVA au paiement des créances ou l’établissement d’un calendrier de paiement et ce, pour les personnes et les entreprises ayant des créances douanières constatées dont le délai de paiement a dépassé 2 années
3/ Les mesures se rapportant à l’amélioration de la compétitivité des entreprises et à l’encouragement de l’investissement :
-Suspension de la TVA pour le secteur de l’Agriculture et de la pêche lors de l’acquisition de certains produits
-Prorogation de la réduction des taux de l’IS de 35% à 20% et de 25% à 15% pour les sociétés qui introduisent leurs actions en bourse
4/ Les mesures à caractère social :
-Relèvement de l’abattement de 150 D à 450 D pour les parents à charge
-Encouragements accordés aux établissements SOS qui consistent en :
·La déduction des dons accordés de l’assiette de l’IR ou de l’IS
·L’autorisation des opérateurs des télécommunications de déduire la TVA supportée et l’exonération de la redevance sur les communications au titre des SMS
-Exonération des Droits d’Enregistrement au profit des offices de logement pour l’acquisition des biens immeubles au profit des agents publics destinés à l’habitation
Quelles sont les mesures qui vous proposez et qui peuvent être insérées au niveau du projet de la loi de finances pour l’année 2020 ?
Le projet de la loi de finances pour l’année 2020 a été élaboré par un gouvernement partant. C’est pour cette raison qu’il ne comprend pas des mesures audacieuses qui peuvent avoir un impact réel sur le développement économique et social du pays.
Dans ce cas, il serait plus opportun pour le nouveau Gouvernement de programmer un arsenal de mesures efficaces et efficientes dans le cadre d’une loi de finances complémentaire qui peut être programmée durant le premier trimestre 2020, afin d’entamer en beauté un quinquennat qui paraît déterminant dans l’avenir d’un pays qui attend le déclic tant souhaité sur le plan économique.
A cet effet, les mesures proposées sur le plan fiscal peuvent être présentées comme suit :
v La réduction du taux de l’IS à :
·10% pour les PME et les Start up
·20% pour les sociétés soumises actuellement au taux de 25%
En respectant l’adage qui dit : "Les hauts taux tuent les totaux", l’allègement des tarifs va avoir un impact positif sur l’amélioration de l’investissement, la création des postes d’emplois supplémentaires, l’augmentation des exportations… ce qui va aboutir, en fin de parcours, à l’augmentation des recettes fiscales
v L’octroi du dégrèvement fiscal physique qui consiste à déduire de l’assiette imposable les bénéfices réinvestis afin de réaliser des investissements physiques, tels que l’acquisition des équipements ou les Travaux d’extension, d’agrandissement des locaux… et ce, durant le prochain quinquennat afin de booster l’investissement et de créer une certaine dynamique sur le plan économique
v La révision des conditions relatives aux provisions qui ne peuvent être déduites actuellement de l’assiette imposable que dans la limite de 50% des bénéfices imposables, afin de déplafonner la limite de la déduction à l’instar des établissements financiers d’une part, et d’éviter l’imposition des bénéfices fictifs, d’autre part.
v Autoriser les entreprises soumises au régime réel et qui tiennent une comptabilité conformément à la législation comptable des entreprises de déduire la TVA provenant de l’acquisition des voitures de tourisme dont la puissance fiscale n’excède pas 9CV vapeur et ce, à l’instar de la déduction des amortissements et des frais d’entretien des mêmes voitures en matière d’impôt sur les sociétés et d’impôt sur le revenu, en cas de tenue de comptabilité selon le régime réel.
v Permettre aux forfaitaires dans la catégorie des bénéfices industriels et commerciaux dont le nombre est estimé à 400.000 D de choisir le régime optionnel qui leur permet de payer un montant annuel de l’ordre de 2000 D à titre d’exemple et de rester dans le régime forfaitaire, afin d’éviter leur déclassement au régime réel qui les oblige à tenir une comptabilité d’une part, et d’assurer des recettes fiscales qui dépassent de loin la moyenne de 70 D payée actuellement par personne et par an, d’autre part.
Sachant que l’Administration fiscale ne dispose pas des moyens humains et logistiques qui lui permettent d’engager des opérations de vérification fiscale pour un nombre important de contribuables issus du régime forfaitaire après leur déclassement au régime réel.
v Prévoir une amnistie fiscale qui englobe à la fois :
·L’abandon des pénalités de retard qui doit être subordonné au paiement des créances constatées chez les receveurs des finances selon un calendrier de paiement échelonné dans le temps
·Et l’exonération de l’impôt sur les sociétés et de l’impôt sur le revenu au titre des créances constatées dans la limite de 50% de leur montant, à condition de présenter une attestation d’investissement délivrée par l’une des structures concernées (APII, APIA, ONTT…) justifiant la réalisation de l’investissement et ce, afin d’alléger la charge fiscale d’un côté, et de donner une certaine dynamique à l’investissement d’un autre côté.
Tout compte fait, une loi de finances complémentaire s’impose et qui doit comprendre des mesures phares pour redonner confiance aux investisseurs, pour simplifier les procédures administratives, et pour assurer une stabilité politique et une paix sociale tant souhaitées, dans le but de permettre au nouveau Gouvernement de travailler dans des conditions favorables et ce, pour tenter de sortir la Tunisie du gouffre économique qui ne cesse de s’aggraver et d’aspirer à des lendemains meilleurs.
Propos recueillis par B.R
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