Mohamed Ennaceur, l’homme qui laisse une marque indélébile
S’il y a un homme, un seul à qui il faut rendre hommage alors qu’un nouveau président de la République revêt les habits de la fonction au Palais de Carthage c’est bien Mohamed Ennaceur qui est reparti sur la pointe des pieds, sûr d’avoir accompli son devoir envers sa Nation et son peuple.
Veiller sur la Tunisie en une période de transition entre le défunt président Béji Caïd Essebsi et son successeur élu Kaïs Saïed, exiger que cela ne dure pas un jour de plus que la période de 90 jours, impartie dans la Constitution et mettre tout en œuvre pour s’y plier, mais aussi superviser trois élections (les deux tours de la présidentielle et les législatives) qui de l’avis unanime se sont déroulées dans de bonnes conditions de transparence, d’honnêteté et de liberté, ce n’était pas gagné d’avance mais le président de la République intérimaire l’a fait et haut la main. Rien que pour cela, il mérite les hommages de la Nation reconnaissante.
On peut dire que l’homme est une survivance d’un ordre ancien, on peut lui coller l’étiquette de cacique du régime révolu, on peut prétendre qu’il est d’une race d’hommes en voie d’extinction. Il est peut-être tout cela à la fois. Mais qui aurait pu garantir que si ce n’était pas lui aux commandes, la Tunisie aurait pu prendre un autre chemin. Le pouvoir corrompt et il n’est pas rare de voir les responsables chercher à s’y maintenir, s’y accrocher, s’y cramponner même. Quel qu’en soit le prix. Surtout quand ils peuvent trouver des prétextes pour le faire. Et au cours de la phase que l’on vient de vivre, ils n’ont pas manqué. Surtout lorsqu’une crainte s’est faite jour quant à une possible sinon probable invalidation du scrutin présidentiel en raison de l’incarcération de l’un des deux candidats qualifiés au second tour. Mohamed Ennaceur s’est démené comme un beau diable, usant de toutes ses qualités pour lever cette hypothèque et y réussir.
Il faut dire que l’homme a toutes les qualités pour mener les tâches les plus coriaces et il l’a montré dans toutes les fonctions qu’il a assumées tout au long de plus d’un demi-siècle au service de la patrie. Mine de rien, il est peut être l’un des derniers bâtisseurs de la Tunisie républicaine encore en vie. Jeune chef de cabinet du ministre des Affaires sociales et de la santé (feu Mondher Ben Ammar) dans les premiers gouvernements de la République, il a gravi les échelons avec une vitesse déconcertante. Il sera lui-même ministre des Affaires sociales en 1974 où il donnera la mesure de son talent puisqu’il y sera le promoteur du contrat social et de la conciliation entre les partenaires sociaux, un terme qu’il sera le premier à populariser.
Anticipant l’affrontement qui surviendra entre le gouvernement et l’UGTT qui culminera avec les événements sanglants du 26 janvier 1978, il démissionnera du gouvernement quand il se rendra compte que ses efforts ne serviront à rien. Cette parenthèse est vite refermée, car son geste ne signifie pas pour autant qu’il tourne le dos au service de son pays. Il sera nommé de nouveau à la tête du même ministère en novembre 1979. Et comme il n’y a deux sans trois, il sera de nouveau ministre des Affaires sociales au lendemain de la révolution.
C’est là que le trouvera le défunt président Béji Caïd Essebsi quand il a été nommé Premier ministre en mars 2011. Destouriens de la première heure tous les deux, ils feront de nouveau un bout de chemin ensemble. Leurs chemins se sépareront de nouveau au lendemain de l’entrée en fonction du gouvernement issu des élections de l’assemblée nationale constituante.
Mais cela ne durera pas longtemps, puisque Caïd Essebsi ayant lancé le Mouvement Nidaa Tounes, finira par convaincre Mohamed Ennaceur de rallier le nouveau parti et en devenir le vice-président. Avec la victoire de ce parti aux élections présidentielle et législatives de 2014, c’est tout naturellement qu’il accède à la tête de l’Assemblée des représentants du Peuple, un poste taillé sur mesure pour lui.
Dans un précédent portrait que je lui ai consacré le 28 septembre 2017 après les séances houleuses consacrées à l’élection des membres de l’ISIE et de l’adoption de la loi sur la réconciliation administrative, j’écrivains notamment :
« Mêlant un sang-froid, so british, et un self-control déconcertant dont peu de gens peuvent se prévaloir, le patron du Palais du Bardo est comme taillé dans le roc pour la fonction. Dire que Mohamed Ennaceur est une force tranquille est un pléonasme tant la fonction fait l’homme. Personne dans le microcosme politique n’est capable comme lui de faire preuve de la sérénité du sage africain face aux interminables palabres qu’il regarde du haut de son Perchoir avec le flegme qui sied à sa place au-dessus de la mêlée. Aucun ne peut comme lui non plus faire en sorte de ne rien entendre de cette violence verbale réelle ou latente qui peut pourtant ne pas passer inaperçu y compris pour les oreilles les plus habituées aux joutes orales.
On ne peut souvent que lui savoir gré d’être aussi impassible quand d’autres se seraient enflammés pour beaucoup moins que ça. L’homme dispose de ressources infinies d’indifférence face à l’agressivité dites-vous ? Ce n’est pas tant que ça. Certes, il en donne l’impression, mais rassurez-vous ce n’est pas de gaité de cœur. C’est un rôle qu’il a appris à jouer et ça lui va comme un gant, tant il est conforme à son état d’esprit.
Premier président du parlement monocaméral de la seconde république, il sait d’expérience que ce n’est pas une fonction facile. Alors que d’autres se croient porteurs d’un message, lui par l’humilité qui sied si bien aux grands hommes se sent investi d’une mission, celle d’accompagner la démocratie naissante sous la Coupole qui est sa véritable maison. Il est conscient de tous les risques et des dérapages possibles et imaginables. C’est donc armé de les affronter qu’il a accepté cette fonction comme on accepte un sacerdoce. Fort heureusement il en a les qualités et peut-on dire les défauts aussi. Celles-là et ceux-ci sont parfois les mêmes, car la patience peut être perçue comme de la perte du temps comme le flegme peut être interprété comme de la faiblesse. Mais Mohamed Ennaceur n’en a cure. Il est comme il est et ce n’est pas à cet âge qu’on va le changer.
Le visage joufflu de poupon, les yeux pétillants, un charisme certain malgré le poids des années et un regard parfois perdu en raison des drames de la vie qui l’ont marqué, la perte d’un enfant à la force de l’âge est de ceux-là, donnent une prestance à l’homme droit comme un I, toujours très bien apprêté soit dans ses costumes européens impeccablement coupés soit dans ses Jebba richement brodés, veut faire honneur à sa fonction Paradoxalement, le second personnage de l’Etat républicain a pour bureau la salle du trône du dernier souverain husseinite. Un lieu d’histoire où celle-ci s’écrit encore sous la plume de Mohamed Ennaceur.
Il n’est pas venu à ce poste en néophyte. C’est riche d’une longue carrière de grand commis de l’Etat et d’une expérience incomparable à son service, qu’il est propulsé à une de ses fonctions majeures. Le président de l’Assemblée des représentants du peuple a été de toutes les épopées de la génération des fondateurs de la Tunisie indépendante. Un privilège dont il mesure la portée et l’étendue. Originaire d’El Jem dans ce Sahel, un des berceaux des élites ayant porté le mouvement de libération nationale, il est né le 21 mars 1934 presque le même jour que le Néo Destour, le parti de Bourguiba qui a façonné la Tunisie moderne.
C’est tout naturellement qu’il a été de tous les combats pour la fondation de l’Etat républicain. Licencié de droit de Tunis, titulaire d’un doctorat en droit social de la Sorbonne, c’est essentiellement dans le ministère des affaires sociales qu’il a fait le plus clair de sa carrière. Il a d’ailleurs présidé cette administration par trois fois, de 1974 à 1977, puis de 1979 à 1985 et enfin après la révolution tout au long de l’année 2011. Initiateur du contrat social en 1977, il démissionna quelques jours avant les affrontements sanglants du 26 janvier 1978 quand il aperçut que le dialogue était rompu entre le gouvernement et la centrale syndicale.
Le dialogue, la concertation, la conciliation, Mohamed Ennaceur en a fait son crédo pour ne pas dire le sens de sa vie. Il en a si bien réussi qu’il est devenu une icône du consensus. Quand il a fallu chercher un chef de gouvernement de compétences lors du Dialogue national piloté par le Quartet conduit par l’UGTT en 2013, il est parmi les personnalités pressenties. Il en a fallu de peu pour qu’il soit choisi pour la fonction.
Mais il n’a rien perdu au change. Car, tout de suite après, le fondateur de Nidaa Tounés, Béji Caïd Essebsi qui connaît ses qualités lui propose de devenir vice-président de cette formation dont l’objet est de rééquilibrer le paysage politique. Il n’hésite pas à le rejoindre et lorsque BCE accède à Carthage c’est lui qui devient président intérimaire. Mais l’esprit partisan, par la force des choses sectaire et clivant ce n’est pas son fort.
Lorsque le ver de la scission s’introduit dans ce grand parti, il n’a pas d’autre alternative que de prendre ses distances d’avec ce mouvement. Surtout que sa dignité ne lui permettait pas d’accepter des coups bas. Pour lui la politique est une chose trop noble pour être rétrogradée à des manœuvres ou à des combines. Du reste sa fonction à la tête de l’ARP est trop prenante pour lui permettre de penser à autre chose.
Pour autant homme de parole, il a été élu sur les listes du Nidaa et il reste fidèle à ce parti et loyal envers sa direction. D’ailleurs il est opposé au nomadisme partisan et il n’est pas loin de le considérer comme une trahison des électeurs. Cependant il n’est pas du genre à s’attaquer frontalement à cette pratique. Il estime que c’est l’opinion publique qui finira par dissuader les élus à s’y adonner. Il fait beaucoup confiance à la société civile, aux médias et à l’opinion publique pour changer le cours des choses.
L’ARP étant une maison de verre, il compte sur ces forces endogènes de la société pour que les choses changent dans le bon sens. Cependant son appartenance au Nidaa ne veut dire qu’il épouse aveuglément ses thèses. Il en est ainsi de la modification de la nature du régime. Interrogé par Soufiane Ben Farhat au cours de l’interview qu’il lui a accordée sur la chaîne nationale Watanya 1 lundi 25 septembre Mohamed Ennaceur n’a pas dit comme son interviewer le lui suggère que cette question était prématurée. Il préfère dire que ce n’est pas le moment, ce qui n’est pas la même chose. Car les institutions de la nouvelle république n’ont pas été toutes parachevées. La première d’entre elles étant la Cour Constitutionnelle dont l’avis est impératif en cas de révision de la Loi fondamentale.
Si Mohamed Ennaceur est un fin politique il est avant tout un homme de conciliation et de consensus. D’ailleurs quand Ben Farhat lui donne le choix entre fermeté et conciliation comme qualités indispensables dans l’exercice de sa fonction, c’est cette dernière qu’il choisit. Ce qui correspond évidemment à sa nature.
Mais s’il est fier de son parcours d’homme public, sa plus grande fierté est d’avoir lancé il y a plus de trente ans, le Festival de la musique symphonique au Colisée d’El Jem. Personne ne croyait à l’époque que cette manifestation deviendra une des dates phares de la Musique Classique au Monde et qu’elle contribuera à la popularité d’un art destiné aux élites. La musique adoucit les mœurs, dit-on et la bonne musique encore plus. Toujours cette recherche de ce qui unit les hommes et les rapproche. Ce qui les concilie avec leur condition humaine..C’est sans doute dans les gênes qu’il a ces qualités. »
Au moment où il quitte la scène par la grande porte, souhaitons à Mohamed Ennaceur une bonne santé au cours d’une retraite la plus longue possible amplement méritée auprès des siens, son épouse, ses enfants et petits-enfants. Les Tunisiens, reconnaissants, ne l’oublieront jamais.
RBR
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