Néjib Hachana: "Voici ce qui va changer dans la politique américaine"
Dans tous les pays du monde, on a attendu avec une impatience démesurée le résultat des élections présidentielles américaines à cause de leur impact sur le monde entier.
Néanmoins, si l’élection du Démocrate Joe Biden va permettre d’adopter un ton plus diplomatique et nuancé que celui de la politique de son prédécesseur, elle ne va en aucun cas révolutionner l’approche américaine vis-à-vis du monde entier et particulièrement de notre région arabe, qui repose elle-même sur des facteurs assez structurels.
C’est ce qui ressort de cette interview réalisée avec le diplomate et vice-président du Centre International Hédi Nouira de prospective et d’études sur le développement (CIPED), Nejib Hachana.
Récit :
Espace Manager : Le monde entier (pouvoir et citoyens) s’attend à des changements profonds au niveau de la scène internationale et du comportement américain vis-à-vis du reste du monde après le départ de Trump et l’avènement de Biden ?
Néjib Hachana : Les changements porteront essentiellement sur la forme et le style. L’approche de Biden sera certainement plus apaisée, moins rentre-dedans, plus cohérente et plus multilatérale.
Mais au niveau des relations extérieures américaines, il n’y aura pas forcément une rupture dans les actes puisque les fondements et les objectifs de la politique de ce pays seront les mêmes.
Durant le mandat de Trump, il a imposé les choix et les politiques américaines avec son style direct, agressif et arrogant (en général le style républicain est direct et fort), alors Biden va imposer les mêmes politiques avec un ton plus diplomatique et nuancé que son prédécesseur en les négociant avec fermeté et habilité (le style démocrate : main de fer dans un gant en velours).
Donc contrairement à certaines attentes disproportionnées, l’élection de Biden n’annonce pas forcément une rupture dans les actes ou la politique appliquée par Washington et ça devrait surtout ressembler à un changement dans la continuité.
Donc selon vous, quel que soit le nom du Président, les politiques américaines seront les mêmes ?
Effectivement, la décision politique aux Etats-Unis d’Amérique avec ses deux volets, intérieure (économie, sécurité, santé…) et extérieure (relations étrangères) n’est pas l’apanage du Président qui n’intervient pas dans la planification de cette décision, mais il est, essentiellement, un exécutant avec son style particulier, d’une vision politique, économique, militaire, sécuritaire, culturelle et médiatique, conçue par un groupe invisible appelé l’Establishment, qui veille à la pérennité de l’Etat et à sa préservation de tout dérapage quelle que sa soit sa nature ou sa gravité.
Qu’est-ce que c’est cet Establishment qui dirige les USA et quelle est sa mission ?
Ce Conseil ou cet Etat profond qu’on surnomme aux USA, l’Establishment, fixe les politiques et objectifs de ce pays sur le court, moyen et long terme (généralement sur une période de 32 ans).
Ces politiques obéissent à la règle fondamentale de la primauté de l’intérêt américain, de la sécurité nationale et de la prospérité du peuple américain, car seuls ces critères cimentent l’unité de ce « Melting Pot » d’un peuple composé d’immigrés et de descendants d’immigrés.
D’ailleurs, le choix du président US pour un mandat déterminé par la voie de tout un processus électoral démocratique dans sa forme bien réfléchi et conçu à l’avance, se situe dans ce cadre et selon les besoins de cette triologie « Intérêt, Sécurité et Prospérité » de l’Etat américain.
La mission de chaque président américain, qui est en fait un chargé de mission auprès de l’Establishment politique US, est de veiller à la réussite de cette triologie dynamique, qui évolue avec les changements au niveau mondial et doit s’adapter avec les nouvelles contraintes au niveau national.
Ce modèle américain de gouvernance n’est pas nouveau puisqu’il a été créé par les pères fondateurs des USA, en tant que régime fédéral basé sur la puissance et l’immunité de l’unité fédérale américaine garanties par un régime réunissant tous les immigrés fondateurs de l’Etat américain sous le même toit, afin de sauvegarder la sécurité nationale et de sécuriser les intérêts de l’Amérique et la prospérité du peuple américain.
Ce même Establishment intervient dans les moments nécessaires pour rectifier le tir et sauvegarder l’Etat et son prestige contre tout danger intérieur et extérieur, et cela sans aucun lien avec le nom du vainqueur de n’importe quelle élection présidentielle.
De qui est constitué cet Establishment qui dirige les USA et comment il fonctionne ?
On y trouve, entre autres, l’Oligarchie financière ou Wall Street, le complexe industriel et militaire, les sociétés de pétrole et de gaz, l’Eglise, le Groupement des sociétés de technologie, le Congrès, les Think Tanks, les anciens de l’état-major militaire et anciens hauts responsables, les Universités et leurs experts académiciens, la société civile, l’information et l’administration profonde, plus particulièrement le conseil de sécurité nationale, le Pentagone, le département fédéral, le Trésor, le ministère de la Justice et l’Agence nationale des renseignements....
Mais il y a d’autres parties au sein de ce conseil non apparent qui dirige les affaires américaines et celles du monde entier. Et tout Président qui dévie de l’itinéraire qui lui est tracé par l’Establishment ou qui ne s’astreint pas aux objectifs ou encore qui commet des dérapages menant à l’inconnu sera puni sans pitié soit en le destituant avant la fin de son mandat et ou en le privant d’un éventuel renouvellement.
Et sur cette base, l’élite anonyme restreinte, tenante du pouvoir de décision, entreprend les procédures nécessaires pour la campagne électorale à travers la machine médiatique propagandiste dans le cadre de l’opération démocratique savamment ficelée.
Certains s’attendaient à ce que le président sortant Trump conteste longuement les résultats et bloquent la passation ?
On craignait de longs délais avant l’annonce officielle du nom du 46ème président des USA, mais comme l’on s’y attendait l’Etat profond a vite fait de remettre les choses dans l’ordre pour en finir avec ce problème dans les plus brefs délais possibles afin de sauver l’image de marque du pays et de sa démocratie.
Revenons aux changements dans la politique étrangère américaine, qui ne seront pas selon vous considérables, l’administration Biden continuera à soutenir la politique colonialiste de l’Etat sioniste ?
Il ne faut pas se leurrer, les intérêts américains restent les mêmes au Moyen-Orient. Le soutien massif des USA à Israël est une constante de la politique étrangère américaine. Pour les Américains, il faut qu’Israël demeure plus fort que les Arabes.
En ce sens, l’administration Biden ne devrait pas s’employer à complètement défaire l’héritage de son prédécesseur Trump profondément pro-israélien, qui n’a raté aune occasion au cours de son mandat pour favoriser Israël : reconnaissance de Jérusalem comme capitale de l’État hébreu et décision d’y déménager l’ambassade américaine, reconnaissance de la souveraineté israélienne sur le Golan, plan Kushner et rupture avec l’establishment palestinien.
Il est très difficile dans ce cadre de voir Biden revenir ni sur le déménagement de l’ambassade américaine à Jérusalem ni sur le Golan, mais il pourrait adopter une approche plus ferme contre la politique israélienne d’annexion et d’expansion des colonies et il n’est pas exclu qu’il réouvre le consulat US à El Qods et qu’il rétablisse les aides économique et humanitaires aux Palestiniens suspendus par Trump.
Etant favorable à une solution à deux États, son équipe devrait chercher à renouer le dialogue avec les responsables palestiniens.
La dynamique de normalisation entre les pays de la région et Israël pourrait toutefois se poursuivre sous son mandat, alors qu’il avait salué un acte « courageux et absolument nécessaire » en août dernier.
Une approche stratégique alors que l’établissement de liens officiels entre l’État hébreu et le Golfe s’inscrit notamment dans une logique d’établir un front sécuritaire face à l’Iran, dans la région.
Avec ce pays, Biden devrait favoriser les outils diplomatiques et le dialogue avec fermeté plutôt que la politique de la force, sans pour autant remettre en question l’hostilité américaine vis-à-vis de Téhéran. Et il y a une forte probabilité de voir les USA rejoindre l’accord nucléaire 5+1, mais avec des conditions dont l’arrangement sur les missiles balistiques.
On dit pourtant que cette région du Golfe pourrait ne plus être une priorité pour les Américains ?
Les intérêts américains restent les mêmes au Golfe. La région n’est plus une priorité pour les États-Unis, mais ils devraient y garder un rôle de première importance tout en essayant simultanément de limiter les incursions de la Russie et de la Chine.
La nouvelle administration devrait chercher à rétablir un certain équilibre entre les alliés des États-Unis, notamment dans le Golfe, en adoptant un ton plus ferme contre l’autoritarisme et sur les violations des droits de l’homme. Biden devrait trouver un équilibre entre le désir de certains démocrates de se distancer de l’Arabie saoudite et la nécessité de cultiver des partenariats solides dans la région.
Et avec la Tunisie ?
Le Président Biden connait bien la Tunisie et il a été parmi les politiques américains qui ont encouragé notre transition démocratique. Il a été toujours à coté de notre pays et il l’a prouvé lors de ses rencontres avec le président Beji Caid Essebssi en 2015.
Personnellement, en tant qu’ambassadeur de la Tunisie à Washington, je l’ai rencontré à deux reprises lorsqu’il était sénateur. La première pour une coopération institutionnelle entre l’université Tunisienne et l’université de Delaware, qui lui est très cher et dont il est le Président d’Honneur.
La seconde était à sa demande pour parler de la Tunisie, un pays qui a selon ses dires : « Beaucoup d’atout et de ressources. Avec son histoire, sa position géographique, son système éducatif et sa femme émancipée, la Tunisie a tout pour devenir une démocratie rayonnante dans le monde arabe. A vous de réaliser cela, avec une ouverture politique concrète. »
Au vu de cela et de la connaissance du président Biden de notre pays et du rôle qu’il peut jouer dans la région, je pense donc que la nouvelle administration américaine va soutenir davantage notre pays pour réussir sa transition démocratique et sortir de sa crise économique.
Interview réalisée par Kais Ben M’Rad
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