Pr Ali Chebbi: "Notre politique monétaire entre instruments limités et objectifs implicites"

Pr Ali Chebbi: "Notre politique monétaire entre instruments limités et objectifs implicites"

 
Beaucoup d’encre a coulé suite à l'annonce du conseil d'administration de la Banque centrale d'augmenter le taux d'intérêt directeur de 100 points de base pour le porter à 7.75%.

Les réactions des citoyens et des experts économiques ont fusé de toutes parts. C’est pourquoi Espace Manager a décidé de s’adresser au professeur Ali Chebbi, expert économiste auprès d’une Institution Internationale, ex-membre du Conseil d’Administration de la BCT et spécialiste des questions du développement et des politiques macro-économiques pour nous analyser cette décision et nous édifier à ce sujet.

Espace Manager : Que pensez-vous de l'annonce du conseil d'administration de la Banque centrale d'augmenter le taux d'intérêt directeur de 100 points de base pour le porter à 7.75% ?

Ali Chebbi : Je crois que la dernière révision à la hausse du taux directeur de 100 points de base (de 6.75 à 7.75) a pris de l’ampleur plus qu’il ne fallait par rapport à d’autres questions et préoccupations profondes liées surtout au devenir de la transition et la qualité de la gestion des affaires publiques. Cependant, les polémiques dans l’espace public ayant marqué la conjoncture sont légitimes à deux titres : (1) le lien direct du taux de l’intérêt avec le budget de la ménagère, et(2) des contradictions que le citoyen ne peut pas manquer. Pourtant la BCT dispose de l’un des statuts des banques centrales les plus indépendantes au monde, ses marges de manouvre pour la conduite de la politique monétaire et de change sont de plus en plus réduites. S’ajoute à cela, sa stratégie de communication qui laisse la porte ouverte aux spéculations aussi bien intellectuelles (par le tâtonnement de comprendre ce qui se passe) que réelles par des stratégies in fine spéculatives sur le dinar.

D’abord comment la marge de la politique monétaire est-elle si réduite ?

A mon sens, trois sources d’amenuisement du champ d’exercice de la politique monétaire actuelle sont à retenir :(1) des mesures peu justifiées prises par la BCT depuis quelques années, (2) le lien entre lenteur de la croissance et inefficience institutionnelle, et (3) les facteurs internationaux liés aux politiques monétaires de la BCE et le Fed, ainsi qu’à l’évolution en raison inverse du cours du pétrole et le dollar.

Dans ce qui suit, je me limiterais à la première source, où la BCT a pris des décisions peu justifiées n’étant jusqu’alors pas été revisitées. Ces mesures réduisant de la marge de manœuvre de la politique monétaire consistent en,

(1) La diminution presque de moitié des taux des réserves obligatoires, à côté d’autre mesures de relaxation, par crainte, selon le Gouverneur de l’époque, de ‘’l’effondrement du système bancaire’’ et du risque de ‘’déflation’’. Outre le fait que le système bancaire était loin d’être menacé d’effondrement (calculs faits, selon le modèle de Kamensky sur les données de 2011-2012), le deuxième risque de déflation, n’était nullement envisagé. En fait, nulle part était le taux d’inflation négatif (à ne pas confondre avec désinflation). 

Au contraire, les pressions inflationnistes en 2012 en témoignaient, (sauf perturbations de court terme).Le problème n’est pas la révision à la baisse en soi, mais c’était une mesure quasiment irréversible car elle se présentera comme un droit acquis aux banques, et limitera en même temps les capacités de régulation de la BCT et ses interventions sur le marché monétaire. Depuis, ‘’le refinancement’’ par la BCT est devenu une variable très médiatisée, car elle reflète un effort risquant de surpasser les capacités de l'institution !

(2) L’annulation, en Juillet 2012, de l'obligation imposée aux banques de transférer à la BCT leurs soldes journaliers de devises ! Certes, cette décision pourrait donner plus de possibilités aux opérateurs agréés dans la gestion de leurs besoins en devises, mais était une source d’inspiration pour la spéculation sur le dinar et diminuait la quantité de devises à disposition de la BCT pour intervenir sur le marché de change interbancaire. D’ailleurs, juste après cette circulaire de nivellement, l’euro a dépassé assez rapidement le seuil de 2 dinars, et les réserves en devises avaient atteint leur plus bas niveau depuis 2005.

La banque centrale s’est ainsi piégée de sa propre décision en devenant tiraillée entre le besoin d’accumuler la devise rare (pour réguler le marché interbancaire de change et honorer ses engagements) d’une part, et de combattre la spéculation d’une autre part !

(3) L’option pour un régime de change plus flexible sans concertation avec le Gouvernement qui en est, par la loi, le responsable, alors que l’économie était dans son régime le plus bas avec la paralysie des activités productives, surtout exportatrices essentielles (baisse même de la croissance potentielle de 4.8% en 2010, à 3.2% en 2012 !). 

Le problème n’est pas le régime de change en soi, mais encore fallait-il en préparer les conditions, au moins institutionnelles. Depuis cette décision, la dépréciation du dinar s’était accélérée, et les réserves en devises, à part les flux de prêt et dépôts internationaux, devenaient de plus en plus rares, ainsi que le taux d’inflation prenait, en dehors des variations saisonnières, une tendance haussière soutenue. 

Il semble maintenant que le creusement du fossé entre le régime de jure (flexible-administré) et de facto (effectivement peu administré) pourrait être source de défaut de crédibilité limitant ainsi l’efficacité de la gestion de change, puisqu’elle inciterait à la spéculation. 

Plus généralement, en défaut de stock de devises soutenable à cause de la non-soutenabilité actuelle du déficit extérieur, la marge de manœuvre de la gestion de change devient plus réduite à mesure que le régime de change est flexible, comme l’enseignent les principaux cadres théoriques en la matière.

(4) Le dédoublement du corridor et sa nouvelle position symétrique associés au taux directeur. En 2013, les augmentations du taux directeur à la lumière des prévisions sur le taux d’inflation sous-jacente n’avaient pas eu un effet si amplifié sur le coût des nouveaux crédits car non seulement les augmentations étaient modérées, mais aussi car le corridor était fixé de manière asymétrique ; c’est-à-dire que la variation conséquente du TMM ne dépassait pas 25% à la hausse, et 75% à la baisse.

Cependant, depuis presque une année, le corridor est rendu symétrique, mais aussi élargi au double. C’est pour cela que dans ce cas précis de besoin de liquidité dont la valeur est dépréciée par rapport au dollar, toute augmentation du taux directeur engendre une élévation du TMM, une amplification de sa variabilité ainsi que le renchérissement du coût du crédit.

L’effet sur la demande de biens et services, ciblée du doigt comme auteur principale de l’inflation, ne semble pas évident car hypothéquée par l’insensibilité potentielle de la demande des crédits à la consommation par rapport au taux de l’intérêt ; insensibilité due a priori à une préférence pour le présent. Cette triple mesure de ‘’corridor élargi’’, ‘’augmentation du taux directeur’’ et ‘’symétrie du corridor’’, se présente comme le maximum que la politique monétaire, ainsi à marge de manœuvre limitée, puisse faire. Et puisque l’inflation a du mal à être maitrisée en dépit de la hausse répétitive des taux, il semblerait que l’objectif annoncé n’est pas celui poursuivi !

Alors c’est quoi au juste l’objectif poursuivi de l’actuel politique monétaire en Tunisie ?

Quand la BCT annonce qu’une révision à la hausse du taux directeur est destinée à ancrer les anticipations inflationnistes, cela suppose que les prix des biens et services soient tributaires du taux de l’intérêt ainsi que des dimensions monétaires et financières qui lui sont associées. 

Les effets attendus de la hausse du taux de l’intérêt sont la compression de la demande globale, mais pratiquement il faudrait que cette demande globale soit suffisamment sensible au taux de l’intérêt. En même temps, à chaque fois que l’occasion se présente, le discours de la BCT fait référence au secteur informel, au défaut de l’intervention du Gouvernement pour maitriser les circuits parallèles et rationner les importations non-nécessaires, ainsi que du bas niveau de la productivité et de l’export, faisant ainsi allusion au déficit commercial considéré comme facteur essentiel à l’érosion du stock de devises et la dépréciation du dinar ! Ceci est pour traduire les difficultés rencontrées pour maitriser l’inflation !

Dans son analyse de l’inflation, la BCT évoque en dernière instance la rareté de devises. C’est que l’objectif est ailleurs, puisque cette même politique de relèvement du taux directeur est récurrente alors que le dinar glisse et l’inflation n’est pas maitrisée. 

Par ailleurs, le fait que la BCT annonce que l’étendue de sa politique dépasse l’année n’est pas conforme à l’expérience internationale. En fait, selon la pratique, les effets attendus d’une seule augmentation du taux directeur (choc transitoire) ont un maximum de 90 jours pour qu’ils soient observés, à moins que dans son agendales augmentations du taux directeur se poursuivront(choc permanent) tant que (selon cette même logique) le taux de l’inflation l’emporte sur le TMM, ce qui est très probable. Cependant, les révisions à la hausse, depuis une année, ne montrent pas à l’œil nu une convergence du profil du taux de l’inflation.

Dans ce cadre, l’élévation du taux directeur rend la monnaie plus chère mais aussi plus disponible. Elle relaxe l’intervention de la BCT en matière de refinancement, permet d’augmenter éventuellement les taux de réescompte, et allège la pression sur le dinar. 

Pour les banques, l’emprunt de court terme sur le marché monétaire en dinar devient plus cher qu’en devises au fur et mesure de l’augmentation du TMM. Et c’est ici, me semble-t-il, l’objectif non explicite de la politique des taux hauts privilégié par la BCT ; ce qui se traduit par la diminution de son intervention sur le marché interbancaire, tout en évitant tant bien que mal l’érosion des réserves en devises.

De fait, quelles en seraient les conséquences ?

Au vu du peu d’informations officielles sur (1) la nature des anticipations inflationnistes considérée par la BCT, (2) la structure des sources de l’inflation et leurs parts respectives, (3) l’objectif précis de l’inflation et/ou de taux de change dont la BCT cible la réalisation ainsi que les délais impartis, je me limite aux effets attendus aussi bien favorables que défavorables suivants :

1.Une possible stabilisation sur le marché monétaire et de change dans le court terme, mais cela dépendrait de la parité dollar/euro.

2.Une possible stabilisation du refinancement dans le court terme.

3.Une possible décélération de l’évolution du taux de l’inflation dans le court terme.

4.L’augmentation des coûts de l’investissement, même si l’accès au crédit est plus permissif aux PME. Cet effet se renforcera à mesure que la politique des taux hauts se poursuit, ce qui aurait un effet de moyen terme négatif sur la croissance et l’emploi.

5.Le financement par les BTA du déficit public au taux de TMM+2, attirerait les banques et évincerait par là-même l’investissement réel privé. L’on comprend l’une des sources de stagnation du taux de chômage à des niveaux élevés durant les dernières années où le TMM est élevé et le financement du déficit public se fait au tiers par les BTA.

6.La disparité de performance au sein des banques. Celles les plus performantes attireraient plus de profit que celles moins performantes du fait du coût additionnel des prêts au sein du marché interbancaire à charge des agents bancaires emprunteurs.

7.La disparité entre citoyens (surtout salariés) en matière d’accès au financement. Ceux les plus vulnérables auraient plus de difficultés à accéder aux crédits bancaires.

8.Le surendettement des ménages dont la demande de crédit à la consommation et de logement ne semble pas grosso modo diminuer.

9.Le renforcement des stratégies de spéculation sur (1) les augmentations futures du taux directeur, (2) la persistance de l’inflation, et (3) la dépréciation du dinar.

Que proposer alors ?

A court terme,: (1) il serait conseillé de revisiter le régime de change, à la charge du Gouvernement qui semble non-concerné par les faits, et montrer sa pertinence, sa nécessité et ses effets attendus de long terme. Sinon, l’argumentaire en faveur des mesures de politique monétaire et de change trouvera du mal à convaincre les opérateurs et même à ancrer les tensions inflationnistes et stabiliser le taux de change.

(2) Récupérer l’instrument monétaire pour élargir la marge de manœuvre de la politique monétaire (révision des taux de réserves obligatoires, de réescompte, corridor,…)

(3) Trancher sur la question du ciblage de l’inflation et /ou du taux de change de manière explicite, ce qui imposerait de se prononcer sur le caractère ‘’discrétionnaire’’ et/ou ‘’de règle’’. Ceci est dans la perspective de mieux encadrer les anticipations des agents.

(4) Améliorer la stratégie de communication de la BCT, en quantité et en qualité de l’information.

-A moyen terme,

(1) Implémenter de nouveaux produits financiers publics, assez connus dans la pratique internationale (…)

(2) Réformer la ‘’Poste conventionnelle’’ en une ‘’Poste-Banque’’, ainsi les distorsions des taux de rendement sur l’épargne serait absorbée et la base monétaire serait mieux canalisée. A défaut, indexer le taux de rendement sur les carnets d’épargne sur le taux de l’inflation

(3) Augmenter et diversifier les incitations aux transferts des résidents à l’étranger

(4) Institutionnaliser la coordination entre Gouvernement et BCT, au moins en ce qui concerne la politique commerciale. Ceci ferait éviter les accusations mutuelles et contribuerait à l’instauration d’un climat favorable aux anticipations.

(5) Je ne veux pas reprendre les évidences sur la mission originelle du Gouvernement dans la lutte contre la spéculation sur les marchandises, les circuits de distribution, le système de tarification, la gouvernance des ports, mais aussi les politiques de croissance et industrielles…. En fait, c’est tellement évident, mais aussi toujours sans résultats tangibles, que les lumières soient paradoxalement orientées vers la politique monétaire qui n’est qu’une composante de régulation dans un système de gestion des affaires publiques beaucoup plus vaste ; surtout en Tunisie qui mériterait plus.

Propos recueillis par B.M.

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