Quand les spécialistes de l’économie s’emmêlent les pinceaux !
Le jeudi soir (14 mars 2013), quatre invités (l’actuel et l’ancien ministre des Finances, l'ex gouverneur de la BCT et un professeur d’Economie) sur le plateau de la chaîne tv Hannibal se son réunis pour traiter des politiques budgétaire et monétaire en Tunisie ainsi que des priorités annoncées par le Chef du gouvernement dans son dernier discours.
Pourtant les discussions étaient étendues sur plus de deux heures, trois points ont attiré notre attention. Il s’agit de propos tenus par la présence, le moins que l’on puisse dire, très discutables pour ne pas dire non conformes ni à la réalité de l’économie ni aux standards théoriques.
Par ailleurs, à la fin de l’émission, et à l’instar de plusieurs autres, nous nous rendons compte que les axes à développer pour traiter de la question initialement posée n’ont pas été examinés. En effet, ni un diagnostic clair de la situation économique initiale, ni les composantes de la politique budgétaire, ni celles de la politique monétaire, ni des recommandations pour la période future n’ont été annoncés presque deux heures durant. Ces termes ont certes été exprimés, mais de manière farfelue et dispersée à croire qu’ils n’auraient pas suscité l’intérêt du présentateur qui a, par ailleurs, raté l’occasion d’orienter le débat vers le fond.
On passe ainsi de la croissance réalisée en 2012, à l’inflation dans d’autres pays, à la dégradation de la note souveraine, en évoquant de passage la subvention des carburants, le chômage... nous sommes persuadé que l’essentiel des problèmes actuels que vit la Tunisie est méthodologique.
I-"La relance économique a commencé dès 2011" !
Dire que la relance a commencé dès le deuxième trimestre renvoie à une vision globale et non sectorielle. Seulement quelques secteurs soutenus par la demande finale ont vu leur croissance augmenter, mais une seule hirondelle ne fait pas le printemps. Le taux de croissance du PIB était successivement de (-2,1%) et (-1,5%) durant le deuxième et le troisième semestre de 2011. Les indicateurs de l’année 2011, ne faisant point l’objet de controverse, traduisaient l’anus horribilis: une paralysie d’activités clefs de l’économie telles que le Phosphate, la Chimie et le Tourisme, une fermeture de plusieurs entités productives provoquant l’élévation du taux de chômage, une fuite considérable de fonds bancaires, des tensions inflationnistes, etc.…
Face à cette situation sinistrée, l’économie tunisienne fut orpheline de politiques macroéconomiques clairvoyantes. En effet, nous nous rappelons une politique budgétaire basée sur des dépenses arbitraires surtout de transferts sociaux (augmentation du budget de subvention, programme Amal, régularisation de la situation des employés des sociétés de services,..). Cette politique budgétaire était à l’origine du rétrécissement de l’espace fiscal provoquant des difficultés de gestion budgétaire dans l’année suivante. Nous nous rappelons aussi la politique monétaire qui était rendue désarmée par la révision à la baisse historique, non suffisamment justifiée, du taux directeur et par presque l’annulation des taux de réserves obligatoires (0% et 2%), ainsi que par des injections monétaires massives n’ayant servi majoritairement qu’à la consolidation des créances compromises.
Dans le contexte de fragilité institutionnelle dans le pays, la coordination faisant défaut entre autorité budgétaire et monétaire avariée par la revendication surmédiatisée de l’indépendance de la BCT sans qu’un projet digne du prestigieux institut d’émission ne soit avancé, n’a pas joué en faveur d’une reprise quelconque. Rappelons-nous enfin la modification des instruments de gestion du régime de change qui a mené à un glissement notoire du dinar, ayant contribué à l’élargissement du déficit courant (au vu de l’inélasticité de plusieurs importations) en compromettant ainsi les réserves de change.
II-"Le taux de chômage n’a pas diminué de 18,9 à 16,7%’’ !
Selon l’ex-ministre des Finances, puisque les nouvelles arrivées au marché de l’emploi, estimées à hauteur de 85000, sont équivalentes aux 85000 emplois créés, et que les milliers de venants de la Libye, n’ont pas été comptabilisés. Où sont-ils passés ?’’ Et avec pointe, ‘’ se seraient-ils évaporés ?, ajoute-t-il’’. La réplique du ministre des Finances n’a pas été si perspicace en avouant ‘’ne pas en avoir de réponse’’. Le professeur d’Economie présent a curieusement gardé le silence et a accrédité par la suite la position de ce qu’il considère ‘’ ses collègues’’.
Sur ce point, et sans entrer dans les détails de distinction entre chômage conjoncturel et structurel et la méthode appropriée pour le calcul de chacun qui n’est pas accessible aux non initiés, il va sans dire que selon les autorités des flux de main-d’œuvre ont quitté la Tunisie entre la fin 2011 et durant 2012 pour retourner en Libye, ce qui a diminué du volume de la population active. En plus, les nouvelles arrivées au le marché de l’emploi sont majoritairement des ressortissants de l’université et du secondaire.
Ils ne sont comptabilisés actifs que vers le mois de juin prochain. Selon le BIT, évoqué par l’ex-ministre pour se baser sur sa définition du ‘’chômeur’’ et que l’INS adopte par ailleurs, ceux qui ne se présentent pas volontairement sur le marché de l’emploi ne sont pas considérés ‘’ chômeurs’’ ainsi qu’un individu ayant déclaré avoir travaillé un jour sur sept durant l’enquête. De là à accuser l’INS de manigance serait une position forte. Défendre de tels propos serait de ne pas considérer aussi les entreprises qui ont arrêté leurs activités durant 2011 et les ont reprises en 2012 en récupérant par là la force de travail.
III-‘’Si nous retranchions la valeur ajoutée non marchande du PIB, le taux de croissance diminuerait de 0,7 point de pourcentage’’!
Mais pourquoi envisager des situations hypothétiques pour songer à une contreperformance imagée ? Inutile de revenir sur la théorie de la valeur dont quelques prôneurs marxistes ne considèrent pas le transport public comme productif car nous ne croyons pas que le débat était si fin, au vu de l’agitation de quelques intervenants sur le plateau, mais il serait justiciable de rappeler que la valeur ajoutée de la fonction publique est universellement approximée par les salaires des fonctionnaires, soit une notion élémentaire en comptabilité nationale.
Sans rappeler aussi que les salaires distribués en guise de dépenses publiques auraient maintenu le pouvoir d’achat face aux pressions inflationnistes et auraient, via leur effets multiplicateurs, soutenu la croissance économique qui est, en Tunisie, expliquée à hauteur de 40% par la demande finale domestique selon une étude que nous avons effectuée , notre étonnement n’est pas de ce propos émanant de l’ex-ministre des Finances, mais du silence du professeur d’Economie qui n’a pas corrigé ce tord et n’a même pas rappelé la possibilité d’un retour vers le trend de croissance moyenne de 4,8% que l’économie enregistre durant les vingt dernières années et qu’un taux de croissance de 3,6% est encore loin de cette moyenne.
A supposer qu’il faudrait retrancher la part de la valeur ajoutée non marchande du calcul du PIB, il faudrait aussi le faire pour toute la série du PIB durant toutes les années passées pour des fins de comparaisons ! à moins que l’objectif soit de remettre en cause la reprise enregistrée en 2012 et déclencher une injuste guerre de bilans.
Nous croyons que la transition exige un minimum de savoir mais aussi d’honnêteté scientifique. Durant ces deux années, nous supportions des propos de non spécialistes du domaine de l’Economie qui se sont acharnés pour disséminer maladroitement des propos catastrophistes, mais cette fois-ci, professionnalisme oblige, il s’agit de noms à réputation qui malheureusement semblent s’aligner à des positions politiciennes risquant ainsi de ne pas contribuer à rehausser le débat national et de ne pas, comme toujours d’ailleurs, apporter des alternatives utiles aux Tunisiens. Notre problème est manifestement méthodologique et vraisemblablement éthique.
Par Ali Chebbi,
Professeur d’Economie et Conseiller Economique