Tunisie: Diagnostic du système judiciaire et pénitentiaire (UE)

Une mission de diagnostic du secteur judiciaire/pénitentiaire a été réalisée par la commission Européenne avec le double but. D'une part, fournir

aux tunisiens des outils (diagnostic et recommandations) afin de démarrer un processus de modernisation du système judiciaire et pénitentiaire et d'autre part du coté de l’Union Européenne, disposer d'une base de réflexion pour la formulation future du programme d'appui à la justice en Tunisie. Ci-après le résumé synthétique du rapport de la Commission Européenne:

Indépendance et impartialité de la justice :

Des mesures immédiates doivent être prises pour restaurer la confiance des citoyens dans la justice. Pour atteindre ce but:

- Il faut procéder à l'élection par leurs pairs de tous les chefs de juridiction.

- Les principes d'indépendance et d'impartialité doivent être mentionnés dans la nouvelle constitution, à savoir l'inamovibilité des magistrats et les exceptions à ce principe, et la composition et les compétences du Conseil supérieur de la magistrature doivent être réformés (CSM).

- Chaque décision relative à la nomination/carrière des magistrats devrait être confiée au CSM (une fois réformé). Des règles transparentes pour la gestion de la carrière des magistrats doivent être adoptées. Le CSM devrait aussi être doté de personnel, locaux et budget adéquats.

- L'indépendance des procureurs doit être assurée par une procédure de nomination répondant à des critères objectifs. Les instructions qui leurs sont transmises doivent être par écrit et l'attribution des affaires transparente. La dépendance hiérarchique des procureurs par rapport au ministère de la Justice (MJ) doit aussi être supprimée.

- Le pouvoir d'intervention du ministre de la Justice dans la carrière des magistrats doit être supprimé. Le transfert des magistrats sans leur consentement doit aussi être supprimé.

- La liberté d'association des magistrats doit être respectée et encouragée. Les organisations professionnelles doivent être consultées dans le processus de réforme de la justice.

- Le droit à la formation continue à travers l'ISM doit être garanti et son statut modifié afin de rendre l'ISM indépendant du MJ. La formation initiale et continue doit être revue afin d'inclure plus de sessions sur l'application de toutes les conventions internationales, notamment celles relatives aux droits de l'Homme. Dans le cadre de la répression de la fraude/corruption, des formations spécifiques sur les méthodes d'investigation des cas de corruption complexes devraient être mises en place à l'ISM.

- La justice administrative dépend du 1er ministre mais ses magistrats devraient eux-aussi voir leur statut modifié afin d'introduire des garanties d'indépendance.

Administration de la justice

- Le budget dévolu à la justice est insuffisant (1,4% du budget national) et doit être augmenté pour permettre la modernisation de l'infrastructure et la reconstruction des tribunaux (14) et prisons (17).
Il faudrait aussi procéder à une étude économique de la justice tunisienne et prendre la mesure des besoins, et élaborer des indicateurs et ratios (coût de l'accès à la justice, niveau de couverture de l'aide juridictionnelle, etc).

- L'administration de la justice est très centralisée et certaines opérations devraient être décentralisées au niveau des tribunaux et directions régionales du MJ.

- Une stratégie et un plan d'informatisation des tribunaux doivent être élaborés par le MJ. Un inventaire des équipements et infrastructures en place est un préalable nécessaire à tout investissement futur.

- L'informatisation des tribunaux, incluant les greffes, doit s'accélérer avec la mise en place d'un système de gestion des dossiers qui fournirait aussi des statistiques pour mesurer l'efficacité de la juridiction.

- Dans un premier temps, à défaut de système informatique national, le développement d'applications locales devrait comprendre un module statistique qui fiabiliserait celles-ci et permettrait aux chefs de juridiction et cours d'appel de disposer d'un instrument de pilotage.

- L’état déplorable des archives des tribunaux exige des mesures d’amélioration immédiates.

Organisation judiciaire :

- Vu le très fort encombrement du système judicaire (un taux d'appel et de pourvoi de plus de 80%), il faut mettre en place un dispositif de filtrage afin de limiter les appels et pourvois en cassation abusifs. Il faut aussi décharger les tribunaux de la délivrance de certificats, d'attestations de la tenue d'archives notariales ou commerciales qui mobilisent le personnel des greffes.

- La justice semble expéditive mais vu le nombre des appel/pourvois et des personnes en détention provisoire, sa qualité doit être améliorée.

- En ce qui concerne la justice des mineurs, il faut créer une fonction de juge pour enfants qui assurerait le suivi des mineurs auteurs ou victimes ou considérés comme en danger.

- La suppression de juridictions d'exception en matière pénale est à privilégier. Cependant, le tribunal militaire bénéficie de magistrats bien formés. Il reste urgent que le projet de décret-loi en préparation soit adopté afin de créer un double degré de juridiction, d'élargir les recours des décisions du juge d'instruction, d'appliquer les même délais de recours que ceux prévus par le CPP et aussi la possibilité de se constituer partie civile. L'application de la nouvelle loi devrait être immédiate, à savoir aux infractions commises pendant l'état d'urgence, couvertes par l'article 22 de la loi du 6 août 1982 sur le statut des forces de sécurité.

- La composition et les attributions du Conseil constitutionnel devraient être modifiées, afin d'assurer un réel contrôle de constitutionnalité des lois.

- Pour un meilleur accès à la justice administrative, une régionalisation du Tribunal administratif devrait être envisagée.

Accès à la justice et au droit :

- Les frais de justice sont peu élevés et encouragent l'appel (voir "organisation judiciaire").

- Les avocats sont les seuls à pouvoir fournir une aide judiciaire. Cependant le système de l'aide judiciaire est très complexe, si bien qu'elle est rarement sollicitée. Aussi les critères d'attribution de l'aide devraient être mieux définis et son champ d'application élargi, les élèves-avocats et les avocats inscrits tenus d’y apporter leur concours. Par ailleurs, des partenariats étroits devraient être noués entre administration de la justice et ONG qui pourraient être investies d’une mission de conseil juridique et d’orientation des demandes.

- Malgré le travail du CEJJ, la jurisprudence de l'ensemble des juridictions n'est pas suffisamment accessible. Un effort de numérisation des décisions de justice en vu de leur publication devrait être poursuivi.

- A part les ouvrages du CEJJ, il n'y a pas suffisamment de périodiques/publication en matière de doctrine/jurisprudence périodique.

- L'harmonisation de la nouvelle législation avec l'existante doit être assurée et le travail du CEJJ en matière de logistique devrait être soutenu.

- Une stratégie nationale de respect des droits de l'Homme devrait être développée au niveau gouvernemental, notamment par le biais de l'Unité de coordination des droits de l'Homme au MJ.

Chaîne pénale

- A moyen terme une réforme globale du code pénal et du code de procédure pénale doit être entreprise afin d'harmoniser cette législation avec les standards internationaux.

- La désignation des magistrats instructeurs ne devrait plus relever du procureur de la République, et le processus d'attribution des procédures aux juges doit être clarifié.

- Les instructions individuelles du MJ aux procureurs généraux et celles des procureurs généraux aux procureurs de la République ne devraient pas pouvoir ordonner le classement des procédures. Ces instructions doivent être encadrées par la loi.

- La garde à vue devrait être limitée, contrôlée et soumise au contrôle effectif de l'autorité judicaire. Un avocat devrait aussi pouvoir assister son client pendant la garde à vue.

- Le casier judicaire devrait être placé sous la responsabilité du MJ et non pas du ministère de l'Intérieur.

- Il faut développer le contrôle judicaire et les mesures alternatives à la détention provisoire, en s'appuyant sur un réseau associatif à créer.

- La direction et le contrôle de la police judiciaire devait être sous la responsabilité du procureur.

Respect des droits de l'Homme

- Une stratégie nationale de respect des droits de l'Homme devrait être développée au niveau gouvernemental, notamment par le biais de l'Unité de coordination des droits de l'Homme au MJ.

- Une stratégie de promotion des droits de l'Homme devrait inclure une formation des magistrats et autres professions juridiques (tout comme les employés du système pénitentiaire) sur l'application des conventions ainsi que la jurisprudence des cours internationales.

- Suite à la ratification de plusieurs nouveaux instruments internationaux, les organisations de la société civile devraient être étroitement associées aux mécanismes de surveillance de la mise en oeuvre des nouvelles conventions.

Auxiliaires de justice

- Suite à la ratification de plusieurs nouveaux instruments internationaux, les organisations de la société civile devraient être étroitement associées aux mécanismes de surveillance de la mise en oeuvre des nouvelles conventions. Une stratégie de promotion des droits de l'Homme devrait inclure une formation des magistrats et autres professions juridiques (tout comme les employées du système pénitentiaire) sur l'application des conventions ainsi que la jurisprudence des cours internationales.

- La profession des huissiers de justice doit continuer sa modernisation à travers le projet de loi adressé au MJ en mai 2011. Il serait aussi utile de réfléchir à la création d'un juge de l'exécution dans le cadre de la réforme de l'organisation judicaire.

- Les notaires ont vu leurs domaines de compétences réduit suite à l'adoption du décret-loi sur la profession d'avocats en juillet 2011. Il est important que le MJ créé une commission tripartite rassemblant notaires, avocats, magistrats pour discuter de la compétence de chacun. Une réflexion sur la mise en oeuvre de l'acte authentique devrait être entreprise.

- La profession d'avocats a été réformée par un décret-loi en juillet 2011 et certaines des nouvelles compétences attribuées aux avocats chevauchent celles des autres professions juridiques (notaires, experts comptables, etc). L'ISPA devrait avoir une indépendance pédagogique et se dégager de la tutelle du MJ tout en renforçant ses liens avec le Barreau. La formation initiale devrait aussi être réaménagée afin d'être axée sur la pratique de l'avocat et la mise en oeuvre du droit dans une perspective concrète. Enfin la formation continue doit être mise en place par l'ISPA avec l'implication du Barreau.

- Les greffiers sont peu nombreux, exécutant des tâches non liées au traitement des dossiers. L'informatisation des greffes doit être généralisée. De plus, il est essentiel que les greffiers aient une formation initiale afin d'être immédiatement opérationnels.

Organisation des services pénitentiaires

- Les détenus condamnés devaient être évalués individuellement et affectés à une prison fournissant le niveau de sécurité maximum pour faire face aux risques qu'ils posent.

- Un système de libération conditionnelle devrait être développé, après la mise en place d'un système d'évaluation des risques.

- Les prisonniers en détention préventive devraient être séparés des condamnés. La pratique d'isolement des homosexuels et des séropositifs doit prendre fin.

- Seul 10% des condamnés à de longues peines peuvent travailler. Il faut développer des activités constructives pour les détenus comme le travail, le sport, etc.

- Sur les 28 établissements pénitentiaires, 17 ont été endommagés pendant la révolution. Lors de la reconstruction, un système cellulaire devrait être privilégié par rapport aux grands dortoirs existants. Des espaces sociaux devraient être préservés.

- Suite à la ratification du Protocole optionnel à la Convention contre la torture et autres traitements cruels et inhumains, la Tunisie a l'obligation de mettre en place un mécanisme national de prévention afin de superviser les prisons et autres lieux de détention.

- Il faudrait associer les ONG au contrôle indépendant des prisons. Ces ONG devraient bénéficier d'un programme de formation et avoir accès aux prisons.

- Les centres de rééducation devraient individualiser des programmes d'éducation.

- L'école nationale des prisons et de la rééducation devrait bénéficier de plus de moyens pour la formation initiale et continue.

Coopération internationale en matière civile et pénale :

- La voie diplomatique pour la transmission des demandes étant longue, la Tunisie devrait améliorer la formulation de ses commissions rogatoires et envisager la conclusion d'un accord sur l'extradition et l'entraide judiciaire avec l'UE, dans le but d'établir un palier d’entente sur la coopération entre tous les États membres et la Tunisie, d'autant que certains traités ne sont pas récents.

- Même s'il existe un moratoire sur la peine de mort depuis 1992, l'abolition de la peine de mort ainsi que l'amélioration des conditions de détention supprimeraient aussi des obstacles à l'extradition.

- Si la Tunisie a ratifié la Convention des Nations Unies contre la Corruption en 2008, il reste à adopter la législation nécessaire à sa mise en oeuvre.

- En ce qui concerne l'exécution des peines, la Tunisie pourrait être encouragée à envisager l'adhésion à la Convention du Conseil de l'Europe sur le Transfèrement des personnes condamnées du 21 Mars 1983. L’adhésion à la Convention permettrait aux ressortissants étrangers condamnés en Tunisie de purger leur peine dans leur pays d’origine ; pareillement, les ressortissants tunisiens condamnés dans d'autres pays pourraient purger leur peine en Tunisie.

- La Tunisie devrait devenir membre de la Conférence de La Haye sur le droit international privé pour avoir accès à un forum couvrant toutes les affaires civiles. Une adhésion à deux autres conventions devrait être envisagée : la Convention des Nations Unies du 15 Novembre 1965 relative à la Signification à l'étranger d’actes judiciaires et extrajudiciaires en matière civile ou commerciale, et la Convention des Nations Unies du 18 Mars 1970 sur l'obtention des preuves à l'étranger en matière civile matière ou commerciale.

- Même si la Tunisie ne peut pas exécuter des condamnations pénales étrangères, elle pourrait envisager son adhésion à la Convention du Conseil de l'Europe sur le transfèrement des personnes condamnées du 21 mars 1983.