Abdelaziz Belkhodja: "Comment attirer les touristes dans un dépotoir ? "

Abdelaziz Belkhodja: "Comment attirer les touristes dans un dépotoir ? "
 
Ecrivain et homme de culture, Abdelaziz Belkhoja est devenu depuis la révolution très impliqué dans la vie politique et associative. Courageux, il n’a pas cessé depuis à exprimer des positions audacieuses qui ont, à chaque fois, ouvert la voie aux débats. Pour connaître sa position sur le terrorisme qui ne cesse de menacer le pays et ses avis sur de nombreux autres sujets d’actualité, Espacemanager l'a rencontré pour vous:
 
Espacemanager: L’attentat du Bardo a été jugé comme un coup de poignard dans le dos de la Tunisie. Comment expliquez-vous cette attaque ? 
 
Abdelaziz Belkhodja: Les jihadistes ont essayé, durant des années, d’abattre l’Etat en frappant ses forces de sécurité. Ils pensaient que la Tunisie était mûre et prête à tomber mais que seule la superstructure sécuritaire empêchait le pays de tomber dans leur chimère. Ils ont été encouragés en cela par les plus hautes autorités d’Ennahdha qui ont laissé entendre que tout était sous contrôle, sauf l’armée et les forces de police (« Ejeych mouch madhmoun »). Maintenant que l’Etat a changé de maître, les jihadiste doivent, en plus de la force publique, frapper ses fondements économiques. Quel meilleur objectif que le Bardo ? L’un des musées les plus prestigieux du monde. Ils savaient qu’en le frappant, le monde entier allait être touché. Ils ont réussi.
 
"Bardo éclaire Chaambi", avez-vous écrit suite à cette attaque meurtrière. Révéliez-vous ici un dysfonctionnement de l'appareil sécuritaire?  Expliquez !
 
Depuis trois ans, les rapports ne cessent de tomber sur les bureaux des ministres de l’Intérieur successifs. Tous les spécialistes savent exactement ce qu’il faut faire. Le problème est simple. Entre les directions du Renseignement (financier, sur le terrain, technique, etc..) et celle de l’Intervention (BAT, USGN, BNIR, UCGN), il y a un gouffre dont profitent de très nombreux mouchards qui avertissent les terroristes des enquêtes et interventions en cours. La solution consiste à réunir les deux Directions en une seule pour éviter toute fuite et assurer ainsi la sécurité et l’efficacité de la lutte antiterroriste. 
 
Vous continuez toujours à faire le lien entre les attaques terroristes et Ennahdha, pourtant ce parti ne cesse de condamner depuis des années ces tueries et son SG Ali Laarayedh vient de critiquer ceux qui accusent son mouvement sans aucune preuve, uniquement pour le salir ?
 
Laarayedh et consorts sont très proches des extrémistes. Ils sont leurs compagnons de lutte, leurs amis, leur famille. Ils ont voulu les ménager parce qu’ils leur avaient fait des promesses qu’ils n’ont pas tenues. Des promesses sur l’islamisation de la Tunisie. Mais devant la résistance de la société civile, Ennahdha a été obligée de respecter la forme de l’Etat et les libertés. Elle a donc laissé tomber sa base armée. Mais la base s’est rebellée… Les preuves contre Laarayedh et Ennahdha sont très nombreuses. D’abord des preuves de leur inaction. L’attaque de l’Ambassade des USA était connue de tous les services de police, mais Ghannouchi voulait profiter de cette manifestation pour relancer son ridicule appel à l’ONU pour interdire le blasphème. Ennahdha s’est faite doubler par ses extrêmes. Ensuite, l’affaire Abou Yadh prouve la complicité de Laarayedh dans le terrorisme. J’étais ce jour-là devant la mosquée et j’ai observé le dispositif policier et celui des islamistes en face. Ils étaient bien moins menaçants que le « virage » des grandes équipes tunisiennes. Pourtant, chaque dimanche, au stade, les policiers ordinaires arrivent à contenir les milliers de supporters. Alors comment nos Unités Spéciales peuvent elles échouer à mâter une centaine de barbus ?
 
Il y a aussi les très graves entrées de terroristes fichés. A plusieurs reprises, la Police des Frontières a appelé le cabinet Laarayedh pour avertir de l’arrivée de dangereux terroristes, mais il s’en fallait de peu que Laarayedh ne leur déplie le tapis rouge. Il y a aussi l’incroyable mise à l’écart de nos meilleurs spécialistes de l’antiterrorisme ! Comment expliquez-vous - autrement que par la complicité active – le fait que Samir Tarhouni et Larbi Lakhal aient été envoyés, tous deux, à la Formation ? L’Etat tunisien a dépensé des milliards pour que ces deux hommes acquièrent la capacité de contrer le terrorisme or ils ont été écartés de leur Direction !Il faut noter que même le gouvernement actuel tarde à corriger cette carence en maintenant à des postes stratégiques des gens non qualifiés. Bardo en est le résultat immédiat et d’autres catastrophes viendront tant que là haut on ne réalisera pas qu’il faut désormais nommer les gens idoines et non ceux qui vous font des courbettes.
 
Dans un post sur Facebook très controversé, vous êtes arrivé à comparer Ennahdha à Daesh, en estimant que «La différence est dans la méthode, l'objectif est le même ». Sur quels faits avérés vous basez-vous pour faire pareille comparaison? Est-il normal, selon vous, d'associer presque un million de Tunisiens à ces monstres de Daesh ?  
 
Quel est l’objectif de tous les islamistes ? C’est le Califat. Daech et Ennahdha ont ce même objectif. La différence est au niveau de la méthode. Daech veut tout, tout de suite par les armes. Ennahdha veut y arriver par des moyens légaux, surtout que pour elle, la Révolution a tout compliqué. Si Ennahdha était parvenue au pouvoir par un coup d’Etat, nous serions déjà, aujourd’hui, à coup sûr, une République islamique.
 
Vous avez soutenu cœur et âme Essebsi et Nidaa dans l’espoir de voir les islamistes écartés de la scène politique. C'est fait ! Etes-vous déçu aujourd’hui ? 
 
Oui, bien sûr. Si Nidaa a décidé de garder Ennahdha pour éviter le terrorisme, le calcul s’est déjà révélé faux. Les plus hautes autorités d’Ennahdha elles-mêmes reconnaissent l’absence de compétences dans leurs rangs, donc pourquoi les associer à la gouvernance ? Surtout qu’Ennahdha a tout fait pour éliminer Nida. Violence comprise. Mais, il faut avouer que le système parlementaire et particulièrement le scrutin à la proportionnelle intégrale ne peut déboucher que sur une gouvernance très fragile et complètement inefficace. Je pense que BCE, en juriste, a voulu éviter à la Tunisie ces déboires.
 
Quels sont justement les reproches que vous faites à Nidaa et à BCE ? 
 
Le principal reproche est celui du choix du Premier ministre. L’immobilisme de l'Etat est dû au choix de nommer des responsables non engagés qui n'ont jamais pris position ni même fait une campagne électorale, qui n'ont jamais pris le plus petit risque de leur vie. Lorsqu'on aime la Tunisie et que l'on vit ce qu'elle a subit depuis 4 ans, comment garder le silence ?
Je n’ai jamais entendu une seule déclaration de Habib Essid ou de Najeme Gharsali ! Il y avait pourtant des centaines de milliers de Tunisiens engagés, des millions même, comme on les a vus à la mort de Chokri Belaïd. Mais BCE, qui a pourtant subi des dizaines d’attaques, a choisi comme Premier ministre et ministre de l'Intérieur, des gens qui n'étaient d'aucun combat, ni contre la dictature, ni contre les intégristes, ni contre le terrorisme. Des gens transparents ! Il ne faut pas s'étonner que la transparence laisse tout passer, qu'elle n'ait aucune imagination, aucune idée, aucune volonté, aucune capacité de mener les hommes ni de décider...
 
"Pour mener un Etat, il faut de la poigne et du punch"
 
Que pensez-vous de la politique de « l’unité nationale » pour contrer le terrorisme et relancer l’économie ?
 
Bourguiba l’avait dit à Kadhafi, « Ce n’est pas en réunissant 5 millions de Tunisiens et un million et demi de Libyens qu’on va devenir une puissance ». Pour « l’unité nationale », le principe est pire. S’unir à ses adversaires politiques fait surtout la force de vos adversaires qui ne rêvent que de votre échec.
BCE et Nida avaient ensemble toutes les capacités pour relever le pays et le diriger très sérieusement vers la réussite. Mais je crois que BCE s’est fait avoir par Ghannouchi. BCE déclare un peu partout que Ghannouchi a changé. Il veut dire que le chef islamiste est devenu un démocrate doublé d’un partisan de la civilité de l’Etat. Je n’en crois pas un mot. Ces gens là ont de puissants soutiens étrangers aux capacités financières infinies. Leur objectif final est de faire taire la Tunisie et ses idées révolutionnaires qui perturbent sérieusement leur pouvoir. Ils ont essayé la manière forte, ils ont échoué devant une société civile extraordinaire et surtout des femmes formidables. Désormais, les islamistes ont choisi le long terme, tout en guettant le bon moment. « L’unité nationale » joue donc contre Nida. Vous le verrez lors de l’adoption des lois de réforme ou des nominations stratégiques. Ennahdha, à chaque fois qu’elle sera confrontée à des lois susceptibles de sortir la Tunisie de la crise, votera contre. Elle le fera aussi à chaque fois qu’il sera question de nommer une vraie capacité à un poste important. Car l’objectif d’Ennahdha - elle n’a d’ailleurs fait que ça durant son mandat - est de couler l’économie et l’Etat pour cueillir une Tunisie appauvrie, déprimée, déculturée, ignorant son histoire et sa destinée, bref mûre pour l’islamisme.
 
 
Pensez-vous que la Tunisie se relèvera, sur le plan touristique, de ce coup de massue que constitue l'attentat du Bardo? Et quel avenir pour le tourisme tunisien?
 
Tout est une question d’hommes et de femmes aux postes stratégiques. Tout est une question de brain storming, d’efficacité et de suivi. Nous avons en Tunisie une pléthore de véritables génies capables de faire de ce pays une puissance régionale. Les idées existent, même les plans sont prêts.
Concernant le Tourisme, il fallait savoir faire d’une défaite une victoire, profiter de la médiatisation planétaire de l’attentat du Bardo pour ouvrir les yeux du monde entier sur la richesse de notre patrimoine. « Bacchus blessé », « Athéna choquée », « Hercule démonté » ! Il y a des idées formidables que seuls quelques internautes sans moyens tentent de lancer pour servir leur pays.
Rien qu’avec les trésors du Bardo, il y a de quoi lancer des centaines de buzz planétaires pour servir notre tourisme. Mais il faut un minimum de coordination pour ça. Et c’est justement le rôle de l’Etat. Il fallait aussi escorter les corps de nos visiteurs morts sur un tapis de fleurs avec des dizaines de milliers de citoyens pour que le monde entier soit touché par les images de l’hommage  rendu par les Tunisiens à leurs visiteurs.
 
Dimanche j'étais à Takrouna, comme j'ai la tête d'un touriste, un gamin criait à mon arrivée : "Daech, daech".
 
Enfin, il ne faut surtout pas donner cette image d’aumône : « venez chez nous s’il vous plaît sinon nous sommes foutus » qui est très contre productive alors que la Tunisie a cinq cent sites archéologiques, le tourisme saharien, les meilleures plages du monde, des îles parmi les plus jolies de Méditerranée, une Histoire à couper le souffle et des sites géologiques uniques au monde. Le Canyon de Tamerza est bien plus impressionnant que le Grand Canyon de l’Arizona. La Table de Jugurtha a elle seule pourrait attirer des millions de touristes ! Nous avons la plongée, la spéléologie, les sports nautiques, le parapente, la chasse, la randonnée et des possibilités énormes, mais on continue à promouvoir le jasmin et les majorettes de Sousse. Il y a aussi le cinéma ! La Tunisie était devenue, dans les années « 70 », un studio à ciel ouvert. Mais les autorités, par leur bêtise, ont fini par dégouter tous les promoteurs cinématographiques. Je me souviens des douaniers bloquant les épées de Star Wars ! Alors qu’au Maroc, l’armée se met à disposition des producteurs ! Il y a des milliers de cas où la Tunisie peut briller mais où les autorités elles-mêmes sont contreproductives.
 
Depuis 20 ans des projets exceptionnels sont déposés par les promoteurs sur le bureau des différents ministres du tourisme mais ces projets aussi, apparemment, rejoignent le fameux « tiroir de Ben Jeddou » qui devient un lieu commun. J’en sais quelque chose puisque depuis 20 ans j’exhorte l’Etat à réaliser des projets sur l’histoire de Carthage punique. Il y a aussi la qualité du service ! Attirer des millions de touristes alors que de Tabarka à Borj Lebœuf, un touriste ne peut pas faire ses besoins dans des toilettes propres, ça ne sert à rien! C’est honteux de se retrouver systématiquement les pieds et le reste noyés dans une abominable purée. Excusez les mots mais il faut dire la vérité et cessez de rêver. Rien que par l’hygiène, il y a du travail pour tous les chômeurs. Notre pays est devenu une vraie poubelle. Dimanche, à Friguia, qui est un parc magnifique, le lion bouffait du plastique ! Partout il y a des champs infinis de sacs plastiques !Comment attirer les touristes dans un dépotoir ?
 
Et dire qu’il y a un siècle, la Tunisie était le premier producteur au monde de cette alfa de Kasserine avec laquelle on fait de magnifiques couffins ! Mais aujourd’hui, on préfère importer l’horrible plastique et salir notre pays plutôt que de promouvoir la richesse nationale et limiter le chômage. Franchement, j’attendais du nouveau gouvernement une grande campagne nationale contre la saleté, une campagne qui ferait participer tous les citoyens pour nettoyer sérieusement le pays. Mais rien n’a été fait, dans aucun domaine. Aucun !
 
Bref, il y a des milliers d’idées aussi flamboyantes les unes que les autres pour relancer le tourisme comme pour enrichir notre agriculture ou vivifier notre enseignement ou encore relancer notre économie en 2 mois…  encore faut-il qu’on vous écoute car si le Tunisien est riche de son intelligence, le pouvoir, dans son autosatisfaction endémique, lui oppose  systématiquement l'indifférence.
 
Interview réalisée par Cheker Berhima