Brahim Zitouni: "L’Algérie propose une OASIS sur les rives des fleuves Niger et Sénégal, gage d’une coprospérité régionale"
Face aux enjeux climatiques et dans un contexte de transition agricole obligatoire, Brahim Zitouni, vice-président du groupe de réflexion Filaha Innov (GRFI), apporte un éclairage avisé sur la nouvelle orientation agricole possible de l’Algérie. Dans cette interview , il met en lumière les enjeux auxquels est confronté le système agricole algérien, le potentiel de la phoeniciculture, ses défis et son impact pour la garantie de la sécurité alimentaire du pays.
La phoeniciculture est un "Gar Djbilet" qui s’ignore. Ça paraît promoteur. Comment est-ce possible ?
Cela est possible en Algérie à une échelle exceptionnelle en raison de trois facteurs essentiels. Le premier facteur : des terres de nature phoenicicole en très grande abondance dans le sud-est algérien (plusieurs centaines de milliers d’hectares). Le deuxième : l’adéquation de ces terres avec des ressources en eau dans l’albien capables d’irriguer pour des milliers d’années une telle progression stratégique (autour de 30.000 milliards de mètres cubes récupérables pour une consommation annuelle de la Nation qui ne dépasserait pas une perspective de 10 milliards de mètres cubes soit 3000 ans d’exploitation). Quant au troisième et dernier facteur : un potentiel solaire qui n’est plus à démontrer.
Mais plus que tout, c’est l’extraordinaire teneur en sucre des dattes, la nature essentiellement cellulosique du palmier et les bactéries aux propriétés résilientes de notre Sahara qui permettent de poser raisonnablement une telle proposition. En effet, rapporté à l’hectare le rendement du palmier dattier produit plus de sucre que la betterave sucrière ou la canne à sucre. Aussi, les rendements en cellulose et hémicellulose, en d’autres termes les matières premières d’un fourrage, atteignent 10 fois les meilleurs rendements de l’avoine par exemple.
Quant aux bactéries de nos sols sahariens, elles attendent la jeunesse éduquée de nos universités pour se révéler dès lors que les besoins en seront exprimés par des industriels responsables et éclairés tournés vers les technologies de la fermentation par voie chimique et/ou enzymatique et dont les débouchés sont très nombreux.
Parce que le palmier dattier est capable de produire une biomasse incroyable quantitativement et qualitativement; dans les conditions les plus difficiles sur le plan climatique, nous sommes en mesure d’affirmer qu’il est la source nourricière de la Nation dans des proportions que peu de gens soupçonnent en raison de ses dispositions internalisées intrinsèques au bénéfice de son expansion, mais également en raison des externalisations qu’il autorise au profit des autres coplantations.
Je souhaite également souligner que seule l’Algérie dans le Monde Arabe possède de tels potentiels. L’Irak dominé sur le plan géopolitique par la Turquie n’est plus maîtresse de ses fleuves, l’Arabie Saoudite en manque cruellement pour mener des programmes de cette nature, l’Iran est confronté à un embargo cruel, Oman s’est détourné de son aménagement hydraulique issu du potentiel de ses eaux de ruissellement originaires de ses montagnes pour favoriser le pétrole, l’Egypte est prisonnière des ressources désormais comptées du Nil, le Soudan est en voie d’éclatement. Objectivement dans le Monde Arabe, seule l’Algérie possède les moyens géostratégiques d’un tel aménagement d’autant que nous avons su résister à la déstabilisation libyenne. Contrairement au couple soudano-égyptien, aucun pays du Sahel frontalier pris isolément ne détient les moyens de la puissance perturbatrice ou l’inertie géopolitique qui pourrait être instrumentalisée contre nous. A bien des égards s’ouvre une opportunité – un peu à l’image du Brésil et de ses avantages comparatifs exprimés en faveur de la canne à sucre adossé à l’intégration de ce pays au bloc occidental au début des années 1970 – de niveau historique pour peu que nous sachions nous inspirer de l’extraordinaire réussite de la démarche agricole brésilienne alliée à l’intelligence de son positionnement géostratégique; les deux dispositions étant intimement liées.
Alors oui, notre potentiel phoenicicole est un Gar Djebilet qui s’ignore ! Cela est d’autant plus pertinent que le palmier dattier exprime son mode de production dans des dimensions extensives et intensives de manière concomitante. Ce modèle économique, basé sur une plante primaire de longue haleine qui laisse toute la place aux plantes secondaires annuelles et de courtes cultures promet une efficience peu commune à l’image des gisements de Gar Djebilet dont les minerais de fer se situent essentiellement en surface et n’attendent que le génie des hommes pour hisser notre Nation et le Monde Arabe au niveau qu’ils méritent en tant qu’héritiers de nos anciennes consciences civilisationnelles vivaces.
Pour ceux qui ne jurent que par les chiffres, je vais en donner quelques uns qui aident à circonscrire la taille du marché national, notamment :
·celui du sucre dépasse le milliard de dollars,
·celui des levures à usage boulangère culmine à 250 millions de dollars,
·celui des pâtes à papier aime tutoyer les 400 millions de dollars,
·celui des matières premières pour l’alimentation de bétail se réalise autour de 500 millions de dollars,
·celui des panneaux agglomérés et des bois de construction adore les zéros et avoisine le milliard de dollars.
Or tout ce qui est évoqué peut se réaliser par la transformation du palmier dattier (fruits compris) dans des dispositions modernes sans même compter les coplantations qui pourraient l’accompagner dans des schémas variés (par exemple palmiers dattiers/betterave sucrière/luzerne ou encore palmiers dattiers/pommes de terre/betteraves fourragères) dans des concentrations et des convergences entre biomasses nourricières, fourrages non conventionnels, élevage laitiers et à viande, édulcorants dans des bassins phoenicicoles intégrés et spécialisés. Il y a donc beaucoup à faire pour des rapports immédiats pour peu qu’une vision stratégique vienne éclairer le sens de politiques publiques à nouveau balbutiantes au profit de la Nation au plus grand bénéfice de notre réputation à l’échelle internationale.
Et quel impact si ce potentiel venait à être opportunément exploiter sur la production et la commercialisation des datte?
Par rapport au marché des dattes de la consommation de bouche; il nous est nécessaire de sortir de l’isolement que nous construisons contre nous mêmes par des politiques peu réfléchies. La Deglet Nour algérienne est en butte à une dépréciation constante sur les marchés internationaux. Cela est dû à de trois importants facteurs :
1. Une offre dispersée qui veut se passer d’un guichet unique de propositions commerciales afin de contrer les manœuvres des marchés demandeurs (comme le font intelligemment les tunisiens) ;
2. Un modèle économique ne s’appuyant pas sur les coopératives délaissées au profit de conditionneurs sans lien avec des palmeraies; ces dernières appartiennent à de petits oasiens en confrontation permanente avec des regroupeurs/frigoristes spéculateurs etc.
3. Ce démembrement de la filière s’est réalisé au début des années quatre-vingt pour des raisons strictement idéologiques et intéressées et nous en récoltons les fruits amers aujourd’hui.
Nous manquons également d’imagination. Nous pourrions parfaitement (car nous avons l’eau et les terres pour cela) offrir au marché international de la consommation de bouche, des variétés recherchées comme la Medjhoul ou la Zuhdi irakienne, d’autant que ces cultivars ont montré leur élasticité en matière d’implantations dans plusieurs pays.
Cela permettrait de diversifier en direction des marchés extérieurs une offre qualitative pour la consommation de bouche et de répondre par nos avantages comparatifs à une concurrence internationale qui s’exprime sur la deglet nour à laquelle nous devons répondre par une offre diversifiée de cultivars de dattes prisés afin de mitiger nos risques sur la Deglet Nour. Vous voyez que les dangers qui guettent la Deglet Nour se nourrissent d’abord de ses propres faiblesses au moment où notre secteur de la transformation industrielle des dattes se trouve dans un état infantile. C’est dire que la transformation est peu concernée par la crise existentielle dans laquelle se trouve aujourd’hui le segment de la consommation de bouche.
Au contraire, le développement d’une industrie de la transformation changera les rapports de force qui s’exprimeront en faveur de la Deglet Nour à l’échelon international dès lors qu’un puissant marché national non spéculatif déterminera de manière moderne les prix à l’intérieur de la Nation. La Deglet Nour rentrera alors dans un cycle nouveau de valorisation progressive et la demande internationale en prendra acte, car les déterminants de la formation du prix ne seront plus aux mains des acheteurs mais entre ceux des vendeurs grâce à la modernisation de notre marché. La dépréciation des prix de notre Deglet Nour à l’international n’est jamais que l’expression de notre archaïsme organisationnel.
La NEP (Nouvelle Économie Phoenicicole) basée sur le palmier dattier. Nouvelle pour l’Algérie ou était-elle nouvelle universellement ? Pouvez-vous nous en dire davantage ?
La NEP (la Nouvelle Économie Politique) est une expression qui historiquement est liée à la révolution d’octobre 1917 lorsque Lénine comprenant l’effondrement de l’économie russe de l’époque décide de faire une pause (1921-1924) afin de consolider les acquis révolutionnaires des bolchéviks en butte aux mencheviks (les sociaux démocrates de l’époque) dans une lutte à mort pour le contrôle du pouvoir politique. En élargissant le front de ses alliances avec les mencheviks, Lénine se concentre sur le seul adversaire déterminé sur le plan historique à savoir les koulaks (les paysans propriétaires et base sociale du régime tsariste) qu’il cherche à neutraliser définitivement.
Nous ne pouvons pas sortir du régime rentier qui a été ébranlé par le « hirak béni » par la seule volonté politique exprimée par le pouvoir exécutif sans appui d’une force sociale qui aurait intérêt à s’en dégager de manière déterminée, une force sociale à l’oeuvre de ses propres intérêts dessinant un compromis historique avec le secteur de l’élargissement des rentes. C’est aujourd’hui le cas lorsque nous parlons des enjeux autour de Gar Djebilet, des phosphates du Djebel Onk ou du port de Cherchell, pour ne citer que ces investissements stratégiques qui dessinent à grands traits les contours incertains d’un nouveau bloc historique en cours de cristallisation progressive.
Ce sont ce type de grands investissements qui permettent une transition douce et ordonnée dont a besoin la modernisation sociale qui doit toucher le pays pourvu qu’ils aillent au bout de leurs logiques. La Nouvelle Économie Phoenicicole (cette NEP algérienne) vise à élargir l’alliance au sein du bloc au pouvoir entre une paysannerie organisée plus facilement sur le plan socio-professionnel autour de la phoeniciculture en raison de son mode de production particulier avec les fractions qui au sein du régime, sont conscientes de la nécessité de faire évoluer les choses contre les rentiers des hydrocarbures, défenseurs intéressés des matières premières fossiles sans leur valorisation et qui ont démontré une seule chose : le désastre de leur court vue à tel point que l’État historique a failli être emporté par leurs convoitises.
Il ne peut y avoir de programme global d’élargissement des rentes minières et des rentes différentielles agricoles sans une forte volonté des forces au sein de l’Etat pour impulser les nécessités politiques qui s’imposent au plan de l’économie. OASIS, Ghar Djebilet, l’exploitation des phosphates pour produire des engrais, le développement d’infrastructures de transport de niveau continental sont des projets historiques de nature stratégique qu’il s’agit de faire avancer en parallèle pour consolider la capacité de l’Etat à élargir les blocs sociaux sur lesquelles il s’appuie afin de mieux se déployer dans notre environnement régional.
Il sera alors plus aisé de proposer le programme agro-industriel OASIS sur les rives des fleuves Niger et Sénégal pour établir une ère de coprospérité régionale, seule garantie d’un développement permanent et harmonieux de notre pays en évitement des confrontations régionales et des pièges tendus par les anciens puissances coloniales et les nouveaux impérialismes. Rentrer dans des alliances nouvelles (la Turquie et la Chine en sont des exemples patents) mais aussi dans des intégrations économiques internationalisées constituent des avancées à mettre au crédit des dirigeants algériens post hirakiens.
Les enjeux sont multi dimensionnels et complexes et nécessitent une approche fine pour ne pas dire habile, débarrassée de tout scrupule idéologique pour ne se concentrer que sur l’essentiel, les voies et moyens de la survie de la Nation dans un moment de basculement mondial évident pour tous.
La betterave sucrière, la pomme de terre, la canne à sucre, le riz ou le maïs ont joué des rôles essentiels dans l’émergence des pays qui les ont promus en tant que brique de base d’un essor de développement plus global. Chez nous seul le palmier dattier peut jouer ce rôle de consolidation alimentaire afin d’appuyer les autres mises en œuvre minières et infrastructurelles de base qui ont été identifiées à juste titre par nos nouvelles élites dirigeantes.
Propos recueillis par Zoheir Zaid
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