Driss Guiga, le centenaire qui « avait des dossiers sur tout le monde »

Driss Guiga, le centenaire qui « avait des dossiers sur tout le monde »

 A la veille de ses cent ans (il est né le 21 octobre 1924), Driss Guiga l’ancien ministre de Bourguiba, a enfin décidé de publier ses mémoires. Avec un titre fort révélateur : «  Sur le chemin de Bourguiba ». Comme s’il voulait rendre un vibrant hommage à titre posthume à ce « Grand Tunisien, très Grand Tunisien », comme il le décrit,  qui a fait jouer « la Tunisie dans la cour des grands ».

Pourtant, il m’avait confié lors de nos trois rencontres chez lui à Hammamet, en février 2022, qui ont duré plus de deux heures chacune, qu’il  ne voulait pas faire comme certains de ses anciens collègues, se demandant pourquoi quelqu’un comme si Hédi Nouira, par exemple, n’avait rien laissé. Même si el Bahi(Ladgham), c’est son fils Aderrahmane qui a publié ses mémoires à titre posthume sous le titre  «  الزعامة الهادئة  le Leadership tranquille ». Il considère que la fait d’avoir « donné de la voix au cours des conférences-débats organisés par la fondation Temimi pendant l’année 2012 » était largement suffisant. D’autant plus que ces conférences ont été déjà publiées dans un opuscule.

Pourquoi donc ce revirement ? Il l’explique dans l’introduction du livre. « Pour la simple raison que notre pays connait actuellement un malaise politique qui crée, la désinformation des réseaux sociaux aidant, une grande confusion dans les esprits ».

A la fois témoin et acteur d’une période de cinquante ans, allant de la guerre de libération à l’édification de l’Etat moderne jusqu’au crépuscule du « Zaim », ( 1934-1984), il ne pouvait que se résoudre à la tentation, celle de laisser un témoignage pour l’histoire. « Un témoignage de plus pour les lecteurs francophones », écrit-il dans la pure langue de Molière, à la fois élégante et enjouée.

Son avenir tracé à la lumière d’une rencontre avec le «  Zaim »

Il faut dire que l’homme avait toutes les qualités pour mener les tâches les plus coriaces et il l’a montré dans toutes les fonctions qu’il a assumées tout au long d’un demi-siècle au service de la patrie. Il est, avec Tahar Belkhodja, Mohamed Ennacer et Abderrazak el Kefi , l’un des derniers bâtisseurs de la Tunisie républicaine encore en vie.

Driss Guiga, homme d’envergure, « une véritable encyclopédie »,  comme le qualifient tous ceux qui le connaissent de près, a traversé le 20ème siècle et une partie du siècle en cours. Né à Testour, cette ville fondée principalement par des descendants d’Andalous ayant fui l’inquisition espagnole,  vers 1609, bâtie sur la Medjerda en lieu et place du village romain de Tachilla, c’est là où il a grandi dans une famille militante. Son oncle Bahri Guiga, condisciple de Habib Bourguiba, au lycée Carnot de Tunis et à la Sorbonne est l’un des fondateurs du Neo Destour en mars 1934 à Ksar Helal, dont il devient le trésorier. Son père, instituteur, lui a appris l’amour de la patrie dès sa prime enfance. L’arrestation de son oncle, en septembre 1934, soupçonné de fomenter des troubles contre l’occupation française, avec ses amis Bourguiba et Materi, a marqué à jamais l’enfant de dix ans qu’il était.

Au lycée Sadiki où il poursuit ses études secondaires, il avait comme professeur d’arabe le grand orateur Ali Belhouane, l’un des hommes du 9 avril 1938. C’est lui qui l’a initié au militantisme en l’intégrant au mouvement national comme beaucoup d’autres de ses camardes, à l’époque, dont Azzouz Rebai. L’arrestation de Belhouane, le 8 avril  a déclenché le lendemain la grande manifestation qui a fait plusieurs morts et blessés tombés sous les balles de la police française. Il s’ensuivit une grève générale au lycée qui sera fermé pendant deux mois. C’était son premier baptême de feu dans la lutte pour l’indépendance du pays et le début de son « histoire de Tunisien » qui le conduira à la prison militaire de Teboursouk en 1952 où il passa six mois au cours desquels il s’est lié d’amitié avec d’autres camarades de sa génération qui étaient incarcérés avec lui. «  L’école, l’armée et la prison sont les lieux les plus appropriés pour se faire des amis, des vrais », écrit-il.

Sa rencontre avec le « Zaim » en avril 1943 a tracé l’avenir du jeune lycéen en classe de philo au lycée de Rades. « Ce garçon devait être renvoyé à ses études, le pays aura un jour besoin de lui », lança Bourguiba à l’adresse du président de la cellule destourienne Abdelmajid Ben Aissa venu lui présenter de jeunes lycéens. Paroles de visionnaire qui ont marqué à jamais le futur ministre et l’un des hommes forts du régime bourguibien.

A l’université d’Alger où il est parti faire des études en histoire géographie, il se lie d’amitié avec beaucoup d’algériens et de marocains avec qui il a fondé l’Association des étudiants musulmans nord-africains(AMENA) dont il sera le premier secrétaire général. Il fit également la connaissance de celle qui partagera sa vie, la jeune artiste peintre Shacha Safir, de cinq ans sa cadette, à la carrière foisonnante  et dont la mort en 2018 l’a complètement affecté.

Après Alger, il part ensuite peaufiner ses études à Paris où il obtient un diplôme en droit privé avant de rentrer en Tunisie pour se voir nommer, à 26 ans,  chef de cabinet du ministre de la santé (Dr Hamadi ben Salem gendre de Lamine Bey) dans le  gouvernement M’hamed Chenik en 1950.Mais ce gouvernement qui comprend de hauts diriegeants du Néo destour, dont Salah Ben Youssef à la justice et Mahmoud Materi à l’intérieur, n’était pas du goût du nouveau résident général Jean De Hauteclocque, parce jugé trop nationaliste et non obéissant. Le 25 mars 1952, il fit arrêter Chenik et d’autres membres de son équipe ainsi que des chefs de cabinet dont Driss Guiga qui, comme cité précédemment a passé six mois dans la prison militaire de Tebousouk. Libéré, il a été affecté comme directeur de l’hôpital régional du Kef, car il était « administrateur des hôpitaux».

A la tête de la sûreté nationale

Son parcours allait, au début de l’indépendance, être infléchi vers les questions fondamentales du droit dans une équipe restreinte autour du puissant ministre de l’intérieur Taieb Mhiri qui comprenait, entre autres, un certain Béji caid Essebsi. Tour à tour, il a été nommé directeur des affaires régionales dont il avait mis la première organisation avec le découpage de la République en gouvernorats et la suppression des caïdats, pour effacer « l’ethnicité». Mais c’est surtout à la tête de la sûreté nationale à partir du 15 décembre 1956, investi de la confiance de Taieb Mhiri et de Bourguiba, qu’il a mis toute sa volonté et toute son énergie  pour « tunisifier » la police. Il a vécu en plein la proclamation de la République le 25 juillet 1957 et la destitution du dernier bey husseinite, Lamine Bey devant qui il avait lu l’ordre d’assignation à résidence à la Mannouba. Cet événement le rattrapera plus tard devant les tribunaux d’exception mis en place dans le cadre de la loi sur la justice transitionnelle, après la chute du régime de Ben Ali en 2011.

Au cours de sept années passées à la tête de la police, il a eu à collaborer avec les Algériens après le déclenchement de leur révolution en novembre 1954. Notre pays était la base arrière de l’Algérie, ce qui constituait un problème majeur de sécurité nationale. Il réussit à nouer des rapports de confiance avec des leaders du FLN et de l’ALN qu’il retrouvera plus tard après l’indépendance de leur pays. La presse française l’avait qualifié, à l’époque, de l’un des hommes les plus puissants de l’entourage de Bourguiba et « l’organisateur de la chasse aux français de Tunisie » qui avait des « dossiers sur tout le monde. »

Malgré son sens sécuritaire, il n’avait pas vu venir la tentative du coup d’état contre Bourguiba en décembre 1962  déjouée à Tunis. Quelques jours après, il cède sa place à Béji Caid Essebsi qu’il remplace à la tête du commissariat  du tourisme. Simple permutation, en fait.

L’inoubliable savon de Bourguiba

Nouvelle mission, nouveaux défis dont il parle dans son livre. Cette politique du tourisme, dit-il, «  est à la base d’une nouvelle industrie nationale complètement nouvelle et originale ». Avec des jeunes pionniers, il réussit à mettre les premières bases d’un secteur totalement inconnu en Tunisie.

Mais il n’oubliera pas de sitôt le « savon de sa vie » que lui avait passé Bourguiba au sujet du projet de la station touristique off shore de Ghar El Melh qui avait, pourtant recueilli l’aval du puissant ministre Ahmed Ben Salah et la bénédiction du Gouverneur de la Banque centrale Hédi Nouira. Un projet immense  devait, en effet, être réalisé par le richissime prince d’origine pakistanaise Karim Aga Khan à Porto Farina avec un port de plaisance et toute une ville touristique. Tout était prêt, maquettes et financement complètement étranger, mais « off shore ».  Et c’est cet « off shore » qui a fait bondir Bourguiba. « Comment pouvais-je accepter que sur le territoire national, un étranger quel qu’il soit qui puisse agir à sa guise sans se référer à l’autorité de l’Etat » ? Le projet fut définitivement enterré.

Après sept ans à la tête du tourisme, il entre, en 1969, au gouvernement en tant que ministre de la santé où il passe trois ans avant de permuter avec Mohamed Mzali au ministère de l’éducation. Et même s’il défend sa décision d’avoir arabisé l’enseignement de la philosophie dans les classes terminales en 1976, beaucoup d’enseignants lui firent grief de cette mesure jugée un peu trop hâtive voire irréfléchie. D’autant plus que le français était une matière facultative et n’a été rétabli comme matière principale que plus tard en 1992 par Mohamed Charfi.

Ses rapports avec le premier ministre Hédi Nouira  se sont gâtés, et il n’avait pas fait long feu dans le gouvernement. Il quitte l’éducation pour être nommé ambassadeur à Bonn capitale de l’Allemagne fédérale. Une sorte de sanction, en fait.

 Mais comme l’on dit « à quelque chose malheur est bon ». En novembre 1978, le président Bourguiba qui se soignait à Paris, n’était pas content de son médecin traitant et décida de partir en Allemagne pour se faire soigner chez un célèbre neuropsychiatre, le professeur Hubert. Quelle aubaine pour celui qui souffrait d’avoir été coupé du pays et de son mentor. Il a mis à profit la présence du « combattant suprême » à Bonn et réussit à recouvrer sa confiance notamment au cours de sa marche quotidienne qu’il affectionnait beaucoup. Il réussit même à «  provoquer une double visite » à l’illustre malade, celle du président  de la RFA Walter Scheel «  et surtout celle du chancelier Helmut Schmidt », pour s’assurer de l’état de santé de Bourguiba.

L’attaque de Gafsa en janvier 1980 orchestrée par le colonel libyen Kaddafi avec la connivence tacite du président algérien Boumediene, par un commando venu de Tripoli a fait plusieurs morts et blessés. Elle a révélé les failles de la sécurité nationale du pays. Bourguiba rappelle Driss Guiga et le nomme à la tête du ministère de l’intérieur. Cette période fut marquée par deux événements majeurs : les premières élections législatives plurielles en 1981 et la crise dite du « pain » en janvier 1984.

Accusé unique d’un procès inique

 Le premier événement fut complètement escamoté dans le livre alors que pour le second, l’ancien ministre de l’intérieur livre sa propre version des faits. Il se donne raison face à son rival Mohamed Mzali qui, selon lui, n’avait « ni l’envergure, ni la compétence pour le poste ». Poste qu’il convoitait et dont il rêvait. Il croyait son heure venue pour s’installer à la Kasbah après l’annulation par Bourguiba des décisions impopulaires de l’augmentation du prix du pain, annoncées en fanfares et dans discours jugé un peu trop répulsif par le premier ministre.

Il se défend de « cette accusation » dans un entretien accordé au journal le Monde en juin 1984, et « repousse  avec force l'accusation de haute trahison portée contre lui, notamment celle d'avoir voulu exploiter la " révolte du pain " pour prendre la place du premier ministre, M. Mohamed Mzali, et devenir le successeur désigné du président Bourguiba ». Il « refuse de faire figure d'accusé unique d'un procès inique ». Et même s’il garde toujours une dent contre Mzali, il ne tient aucune rigueur à son mentor, Bourguiba.

Mzali, bafoué par Bourguiba et conspué par les manifestants, fut appelé à la démission par  son rival que le cours des événements lui avait donné raison. Lui qui plaidait pour l’annulation des augmentations. Mais c’était compter sans le sens de l’Etat du président Bourguiba qui a sacrifié son ministre de l’intérieur et consolidé son premier ministre avant de le révoquer sans ménagements deux années plus tard. C’est la raison d’état », confia plus tard Guiga.

Après un demi-siècle de loyaux services, dont un peu plus de la moitié passée dans les hautes sphères de l’Etat, « l’homme le plus puissant de l’entourage de Bourguiba », s’exile à Londres et y travaille comme conseiller de l'homme d'affaires saoudien Chamseddine el-Fassi, président d'une fondation pour la promotion du soufisme, après avoir été condamné par contumace à dix ans de prison pour haute trahison.
Il rentre en Tunisie, en novembre 1987, après  « le coup d’état medico-légal » du premier ministre Ben Ali contre le président Bourguiba. Il a été emmené directement en prison où il passa une quinzaine de jours avant d’être libéré à la suite de la réduction de sa peine à cinq ans avec sursis.

Retranché dans sa villa à Hammamet, il reçoit peu, lit beaucoup, suit certaines émissions pour se tenir toujours informé de la situation en Tunisie et dans le monde. Il a réussi à surmonter la perte de sa femme Shacha, l’amour de sa vie. Se remémorant toujours  les beaux moments passés ensemble. Entouré de ses enfants et de ses petits enfants, il garde encore vive cette mémoire d’éléphant qui le caractérise et il est capable de se rappeler des moindres détails d’un événement qu’il a vécu ou dont il était témoin ou acteur.

 Si Driss comme il aime se faire appeler ne s’approprie pas les réussites à lui seul, il aime les partager avec ceux qui l’ont aidé ou soutenu, et ceux qui y avaient contribué. Il les cite nommément dans son livre pour leur rendre hommage. Ces bâtisseurs de l’Etat.

A cent ans, il garde la même démarche de l’homme de grande taille qu’il est, à la carrure massive affichant la même sérénité et la même élégance. Avec le sourire en plus.

« L’histoire politique prouve cependant qu’il n’est pas rare que les coups soient portés par les plus proches. Tu quoque mi fili, même toi mon fils », dit César. Paroles de si Driss.

Sur le chemin de Bourguiba
de Driss Guiga
Cérès Editions, 2024, 262 pages, 32 DT

B.O

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