Du Westphalie des Etats au Westphalie des Plateformes: une reconfiguration des relations internationales

Par Mahjoub Lotfi Belhedi
Chercheur en réflexion stratégique optimisée IA // Data scientist & Aiguilleur d’IA
Il fut un temps où le multilatéralisme apparaissait comme la boussole d’un monde post-guerre, éreinté mais avide de stabilité. Porté par des institutions internationales conçues pour contenir les ambitions nationales et favoriser la coopération, il promettait un équilibre entre puissances, un cadre commun de dialogue et de droit. Ce cadre existe encore, en apparence mais dans le réel, il s'effrite.
Ce n’est pas un effondrement spectaculaire, c’est plutôt une usure. Une perte progressive de la capacité des institutions à arbitrer, à peser, à incarner autre chose qu’une façade. Le Conseil de sécurité s’enlise dans ses vétos, l’OMC se heurte à des blocages structurels, et l’OMS a été instrumentalisée au plus fort de la pandémie. Partout, les règles se figent ou se contournent. Et surtout, elles cessent d’être perçues comme légitimes.
Cette érosion va de pair avec une poussée du souverainisme d’où les États n’hésitent plus à claquer la porte ou à redéfinir unilatéralement leurs engagements. L’exemple des États-Unis sous Trump est emblématique, mais il n’est pas isolé. Le Brexit, lui aussi, a exprimé ce désir de reprise en main, cette défiance vis-à-vis d’un ordre jugé intrusif ou désincarné. Même dans les discours les plus modérés, le mot "multilatéralisme" suscite désormais la méfiance, comme s’il signifiait soumission ou dilution.
Les accords se signent encore, mais sans illusion, désormais, ils deviennent malléables, réversibles, stratégiques. L’universalisme cède la place à la négociation d’intérêts. L’idéal de coopération glisse vers une logique de transaction.
Dans ce climat, les normes internationales deviennent des outils parmi d’autres, convoqués à la convenance de chacun, jamais contraignants, rarement respectés.
À cela s’ajoute une fracture plus profonde encore : celle de la confiance. Les peuples se reconnaissent de moins en moins dans ces enceintes globales. Ils y voient des structures opaques, parfois impuissantes, parfois complices. Cette perte de lien alimente les replis, légitime les politiques d’exception, et favorise le retour d’une lecture plus brute des rapports internationaux.
Ce qui se joue, en creux, c’est donc un basculement, un retour à une grammaire géopolitique plus dure, plus frontale. Le droit cède du terrain à la puissance et le dialogue à la méfiance. Et l’ordre mondial, sans disparaître, entre dans une ère de flottement, de tensions rampantes.
Le bruit des bottes revient, mais il n’est plus seul. Tandis que les logiques de puissance retrouvent leur centralité dans les relations internationales, le décor dans lequel elles s’exercent a changé de fond en comble. On pourrait croire à un simple retour en arrière, à la réactivation d’un vieux théâtre stratégique. Mais c’est une pièce nouvelle qui se joue, avec d’autres acteurs, d’autres codes, d’autres leviers.
La Russie en Ukraine, la Chine autour de Taïwan, les États-Unis qui redéploient une forme d’endiguement en Asie : le lexique de la guerre froide ressurgit, mais dans un monde où la technologie ne se contente plus d’être un outil. Elle devient l’espace même du conflit. L’IA, les données, les algorithmes, les systèmes de reconnaissance, les deepfakes, les cyberattaques : autant d’armes, autant de territoires invisibles, mais décisifs.
Ce n’est plus seulement la force brute qui compte, mais la capacité à capter, traiter et mobiliser l’information. Le champ de bataille se déplace vers les réseaux, les câbles, les plateformes, et avec eux, vers les entreprises technologiques, qui se hissent désormais au rang de puissances quasi souveraines. La souveraineté n’est plus uniquement une affaire d’États : elle se privatise, elle se code, elle se décentralise.
Ce glissement, certains le décrivent déjà comme un changement de régime international. Après le système westphalien né au 17ème siècle, où les États se reconnaissent comme acteurs exclusifs des relations internationales émerge un ordre hybride, où les plateformes numériques, les entreprises d’IA, les consortiums technologiques exercent une influence comparable à celle des États, parfois même supérieure. Qui contrôle l’architecture du cloud mondial, les standards de l’IA ou les bases de données géopolitiques dispose désormais d’un levier stratégique équivalent à celui d’un arsenal militaire.
Le rapport de force entre États s’en trouve reconfiguré. Les alliances classiques (OTAN, ONU, G7) coexistent désormais avec des alliances techno-politiques, parfois invisibles, parfois informelles. Une firme peut aujourd’hui geler des comptes, moduler une opinion publique ou fausser une élection à des milliers de kilomètres, sans aucune armée, sans territoire, sans drapeau. La puissance devient liquide, distribuée, parfois déterritorialisée.
Mais ce monde algorithmique n’est pas anarchique pour autant. Il a ses lois, ses équilibres instables, ses pactes tacites. Des plateformes dictent des normes globales à la place des États. Des IA décident de ce que l’on voit, lit, croit. La diplomatie devient aussi affaire d’ingénieurs, d’architectes numériques, de data brokers, c’est un nouveau type de réalisme qui s’impose, où la souveraineté se mesure à la capacité de maîtriser les flux, les réseaux et les protocoles.
Dans ce contexte, les grandes puissances traditionnelles cherchent à reprendre la main. La Chine bâtit sa propre galaxie technologique, cloisonnée, surveillée, souveraine. Les États-Unis misent sur leurs géants du numérique comme piliers de leur influence mondiale. L’Europe, plus hésitante, tente d’imposer une éthique dans un monde qui semble déjà avoir choisi l’efficacité sur la régulation.
Ce retour des logiques de puissance n’est donc pas un retour pur et simple. C’est un retour transformé, où la force ne s’oppose pas à la technologie, mais s’y incorpore. Les chars avancent toujours, mais ils sont guidés par des IA. Les frontières se ferment, mais l’information circule plus vite que jamais. Les États redéploient leur puissance, mais sur un échiquier où ils ne sont plus seuls à jouer.
Ce nouvel ordre mondial n’est pas encore stable. Il tâtonne, il cherche sa forme, mais une chose est claire : il ne sera plus possible de penser les relations internationales sans intégrer le poids des plateformes, des données, des codes.
Décidément, nous sommes entrés -sans se rendre compte- dans un second Westphalie, où l’État-nation partage désormais la scène avec des entités qui ne relèvent plus du politique classique, mais du pouvoir pur.
A bon entendeur !
Note : Cet article est un extrait de mon ouvrage : « La Géopolitique : De Ibn Khaldoun à l’ère de l’IA »
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