Ezzeddine Zayani (diplomate): "La crise du Sahel est une bombe à retardement pour le Maghreb et l’Europe"

Spécialiste de l’Afrique qu’il connaît sur le bout des doigts, le diplomate tunisien Ezzeddine Zayani a livré une intervention remarquable lors de la conférence intitulée « Maghreb–Sahel : crise sécuritaire au Sahel et risques de contagion », qui vient de se tenir à Nouakchott.
À cette occasion, Espace Manager a rencontré cet expert des affaires africaines afin de présenter à ses lecteurs ses analyses sur les défis sécuritaires dans une région du Sahel ; en proie à l’insécurité et aux ingérences étrangères ;et leurs répercussions régionales, ainsi que sur les solutions possibles pour construire un avenir meilleur pour notre continent .
Jusqu’au où peut arriver les impacts de crise sécuritaire du Sahel Africain ?
Quand on voit des terroristes trop armés aux portes de Bamako la capitale du Mali, un pays qui a longtemps souffert des actions terroristes meurtrières, des régimes fragilisés dans une région caractérisée par l'instabilité politique récurrente, quand on constate le désintérêt occidental dû entre autre à la rupture du partenariat jugé déséquilibré aux dépens des pays de la région du Sahel, une Europe qui refuse de réexaminer ses relations avec le continent africain, on ne peut que s'inquiéter du sort de la situation sécuritaire au Sahel en premier lieu, ensuite dans les pays du Maghreb limitrophe et par ricochet dans les pays européens du pourtour de la Méditerranée.
Même les pays européens sont menacés selon vous ?
C'est un leurre, voire une irresponsabilité aux graves conséquences que de croire que l'hécatombe que l'on redoute et qui pointe son nez, ne va pas emporter dans son sillage des pays européens telles l'Italie, la France et même l'Allemagne dans un jeu de puzzle géopolitique.
Faut-il rappeler ici le conflit russo-ukrainien, l'alliance légitime des pays de l'Europe contre la Russie et les gestes de représailles de l'Africa corps (russe) par les pays du Sahel interposés. Je ne disculpe pas les africains qui ont une lourde responsabilité à assumer dans les déboires du continent en général et dans les pays du Sahel en particulier. Mais une fois encore l'Afrique subit la tyrannie géostratégique à l'échelle internationale.
-La question qui se pose d'emblée est celle de savoir pourquoi le terrorisme prend-il de l'ampleur dans les pays du Sahel malgré les multiples efforts déployés pour l'endiguer ?
De nombreuses raisons peuvent être évoquées. Elles sont à la fois d'ordre interne et d'ordre externe.
1) Des tares endémiques
La plupart des dirigeants des pays de la région n'ont pas fait assez pour réduire le clivage qui les sépare d'une jeunesse qui n'hésite plus à refuser d'être bernée par des slogans populistes très loin de relever les défis du sous-développement et de la pauvreté avec leurs corollaires sociaux, éducationnels, sanitaires, environnementaux et bien entendu sécuritaires. La donnée sécuritaire est certes importante mais guère déterminante. Un constat sur le terrain montre une jeunesse laissée pour compte, marginalisée, quelques fois abandonnée, livrée à elle même et désœuvrée sombrant souvent dans la violence devenant irrémédiablement une proie facile entre les mains des recruteurs terroristes.
A titre d'exemple en Afrique subsaharienne le taux de la non scolarisation est proche de 20%. Selon l'UNICEF 64% des enfants scolarisés en Afrique subsaharienne décrochent au niveau de l'enseignement primaire. Quels sont les pays qui consacrent 15% de leur PNB à l'éducation tel que recommandé par l'UNESCO ? Le Tchad par exemple, dont la population avait atteint 20 millions d'habitants en 2023, avait alloué en 2019, 14 millions d'euros à l'éducation et depuis c'est l'omerta, pas une seule information à ce sujet
2) La mauvaise gouvernance qui impacte les systèmes politiques, économiques et sociaux,
Faut-il rappeler ici encore que l'Afrique est le seul continent de la planète terre où de nombreuses populations pauvres vivent sur des sols extrêmement riches.
Du pétrole au Tchad, de l'uranium au Niger, de l'or au Mali et au Burkina Faso. Toutefois dans ces pays à l'instar d'autres pays de l'Afrique subsaharienne, 55% des habitants n'accèdent pas à l'eau potable et 77% n'ont pas d'électricité.
Les dérèglements climatiques acculent des millions d'habitants à quitter leur monde rural pour aller se réfugier dans les villes qui ne sont pas en mesure de leur offrir d'autres alternatives que l'émigration clandestine vers l'Europe.
Le double tranchant des nouvelles technologies de l'information. En Afrique il y a 53 opérateurs GSM. Sur 450 millions d'internautes en Afrique francophone on compte 210 millions en Afrique de l'Ouest. Ces internautes savent avec précision ce qui se passe dans le monde telle l'incarcération d'un ancien chef d'Etat français. Mais les groupements terroristes savent également utiliser les TIC et parviennent souvent à séduire des jeunes et à les recruter même dans la brousse.
Quels sont les enjeux sécuritaires et la responsabilité internationale face à cette menace du terrorisme venant du Sahel ?
Le drame d'une islamisation rampante dans cette partie de l'Afrique où sont venus se greffer des préceptes sommaires et fallacieux de la religion musulmane souvent véhiculée et apprise par ouï-dire.. C'est ce terrain propice à la propagation de faux préceptes qui inquiète le plus surtout quand ces préceptes qui ne correspondent pas aux textes sont colportés par une soi-disant élite.
Quelques fois les régimes en place laissent faire sciemment les intégristes disséminer ce que l'on appelle l'obéissance aux autorités chargées d'une mission divine.
Comment jugez-vous responsabilité de l’Europe dans ce qui se passera en Afrique ?
La responsabilité d'une Europe indifférente, refusant toujours la mise en œuvre d'une nouvelle architecture, une approche actualisée de ses relations avec l'Afrique, le continent le plus proche d'elle. A mon humble avis il est crucial aujourd'hui que l'Europe se départisse sans tarder des anciennes méthodes qui ont toujours régi les relations du vieux continent avec l'Afrique où 50% de la population devrait avoir moins de 25 ans en 2100, quand l'Afrique aussi compterait selon les études démographiques de l'ONU, 4,4 milliards d'habitants dont 3 milliards en Afrique subsaharienne. L'Europe des 27 ne compterait en 2100 selon les mêmes estimations que 419 millions d'habitants soit le 1/20 -ème de la population mondiale et le 1/10 -ème de la population africaine.
La jeunesse africaine a longtemps attendu une meilleure compréhension et un véritable engagement européen pour ne plus cautionner les dictatures militaires et civiles étant donné que l'Afrique détient le triste record des coups d'Etat de 1950 jusqu'à ce jour avec 215 coups d'Etat dont 107 qui ont réussi. Souvent les dirigeants africains fort du soutien occidental ne veulent plus quitter le pouvoir causant des frustrations et des déceptions amères chez des jeunes qui aspirent à une véritable et active participation à la politique.
L'Europe doit réviser de nombreuses pratiques afin que les peuples africains puissent choisir librement à travers les urnes les dirigeants qui défendent les intérêts des peuples et non pas seulement ceux des pays étrangers tout en subissant les affres de l'inamovibilité de quelques dirigeants intronisés de l'étranger. C'est un non-sens de voir un président africain âgé de 92 ans rempiler un autre mandat de sept ans Ce serait encore un septennat qui permettrait à une ribambelle de profiteurs nationaux et étrangers se cachant derrière un président paravent et décoratif de grossir leurs comptes dans les banques occidentales et européennes.
Le monde évolue et l'Europe doit avoir le courage et la perspicacité de regarder la réalité et de ne plus cautionner les républiques dynastiques et la corruption endémique. L'Europe peut prendre une décision historique, celle qui consiste à lever le secret bancaire pour les comptes occultes des dirigeants dont les pays sont endettés et leurs populations vivant dans la misère, des conditions idoines pour les recruteurs terroristes.
En 2021 la Banque Mondiale avait révélé que la diaspora africaine avait transféré en Afrique 50 milliards de dollars en 2020. La même année 51 milliards de dollars avaient quitté illicitement le continent africain au grand dam d'une jeunesse dans le besoin et dans des conditions insupportables ouvrant la voie à l'émigration clandestine via la mer méditerranée devenue un grand cimetière où 25 mille jeunes africains avaient péri entre 2014 et 2023 cherchant des conditions de vie meilleure ailleurs.
A mon humble avis, la lutte contre le terrorisme commence par la fixation des africains chez eux. Ceci n'est possible qu'avec un plan Marshall à l'instar de celui qui avait permis à l'Europe de surmonter les graves conséquences de la deuxième guerre mondiale
Seule l'émancipation du jeune africain et sa fixation chez lui pourront changer la donne.
Votre commentaire