Ghazi Ben Ahmed: "La Tunisie peut encore s’en sortir, mais le temps joue contre nous"

Ghazi Ben Ahmed: "La Tunisie peut encore s’en sortir, mais le temps joue contre nous"

 

Malgré la crise politique économique, sociale, sanitaire et sécuritaire, la Tunisie peut encore s’en sortir au cas où l'on entame en urgence les réformes nécessaires. C’est ce qui ressort de cette interview que vient de nous accorder le Président du think tank Mediterranean Development Initiative (MDI), Ghazi Ben Ahmed.

Espace Manager : Comment avez-vous vécu les festivités du 10ème anniversaire de la révolution?

Ghazi Ben Ahmed : Pour moi ainsi que pour l’ensemble des Tunisiens, ce 14 janvier aura été particulièrement morose. Confinés et dépités, par une crise sanitaire qui n’en finit pas, et qui assombrit un peu plus les perspectives d’un pays déjà très mal en point, personne n’avait la tête à fêter. Une décennie de perdue (avec une croissance annuelle du PIB sur la décennie 2011-2020 proche de zéro), durant laquelle les tentatives de sortir le pays de son marasme économique se sont épuisées en vaines querelles politiques. 

Pascal avait pour ce genre de situation une belle métaphore : « nous courons sans souci dans le précipice après que nous avons mis quelque chose devant nous pour nous empêcher de le voir. »

Pourtant, l’objectif à atteindre est clair et le diagnostic connu. Dans un monde post-Covid-19 qui ne changera pas ou peu, la sortie de la crise ne pourra se faire que par l’innovation et une économie de marché attirant les investissements et les chaînes de valeur appelées à se relocaliser dans le voisinage du marché européen, en misant massivement sur la formation des jeunes. 

Le risque est qu’une minuscule élite rentière continue à bloquer les réformes, et défende bec et ongle ses privilèges à l’abri de la concurrence. Mais, renoncer à l'économie de marché n’est pas réaliste.
 
En même temps, un peu partout dans le monde, la colère contre la mondialisation, contre l'accumulation effrénée des richesses, contre la quête exacerbée du profit, contre l'individualisme et l'égoïsme moral atteint un paroxysme. 

Le capitalisme tel que nous le connaissons, façonné par la pensée de Milton Friedman et marqué par la prééminence de la finance, est remis en cause par la fin du leadership anglo-saxon et l'émergence des contre-modèles, notamment chinois. Il est bousculé par la révolution numérique, et est source d'une montée des inégalités dans le monde, et de l'apparition de mouvements populistes.

Que faire pour redresser la situation en Tunisie ?

Dans la turbulence et le chaos qui semblent caractériser toujours plus notre monde actuel, l’économiste Philippe Aghion, professeur au Collège de France, considère qu’il ne faut pas changer de concept économique. On peut conserver le capitalisme, lui trouver des marges d'action vertueuses, mais à condition de le dompter, de le repenser, de le régénérer … C’est exactement ce que nous devons faire en Tunisie : une transition vers l’économie de marché « à la tunisienne », c’est-à-dire, une économie de marché fondée sur la division du travail, où les jeunes n’ont plus besoin d’autorisations et de licences pour lancer leurs projets, où les rentes n’ont plus lieu d’être, où la concurrence favorise les talents et l’innovation, et récompense le travail. Le tout avec plus de justice sociale afin de ne laisser personne en marge de la société.

La division du travail étant limitée par la taille du marché (et la Tunisie est un petit marché), les nations doivent élargir leurs débouchés et « Si un pays étranger peut nous fournir une marchandise à meilleur marché que nous ne sommes en état de l'établir nous-mêmes, il vaut bien mieux que nous la lui achetions avec quelque partie du produit de notre propre industrie, employée dans le genre dans lequel nous avons quelque avantage  ».

Bien entendu, certains produits agricoles, comme les céréales, peuvent être exclus afin d’assurer un minimum d’autosuffisance alimentaire et de se protéger d’une flambée des prix cycliques désormais.

Paul Krugman écrit que le commerce international est analogue au progrès technique : il augmente la richesse totale des deux pays qui échangent, sans préjuger des effets redistributifs. Or, le commerce international exerce des effets puissants sur la distribution du revenu à l’intérieur d’un pays de sorte qu’il produit forcément des gagnants et des perdants.

Que certains perdent au libre-échange est possible, mais la solution n'est pas de s'opposer à l’ouverture de notre économie. Elle est de taxer les gains globaux du libre-échange et de compenser les perdants de ce même libre-échange.

Philippe Aghion, reprend les intuitions de Joseph Schumpeter, l'inventeur de la « destruction créatrice » et les dépasse. Il prône dans son livre , l'innovation cumulative comme principal moteur de la prospérité. La croissance se fait donc par destruction créative, c'est ce « processus par lequel de nouvelles innovations se produisent continuellement et rendent les technologies existantes obsolètes, de nouvelles entreprises venant constamment concurrencer les entreprises en place, et de nouveaux emplois et activités étant créés et venant sans cesse remplacer des emplois et activités existants ». C'est donc le moteur du capitalisme, et de sa propension à se réinventer sans cesse. Grâce à l’innovation, rien n'est jamais définitivement figé.

La Tunisie peut-elle rattraper son retard technologique ?

Nous sommes très en retard, comme d’ailleurs la plupart des pays de la région méditerranéenne, nord et sud. Et les chiffres sont parlants, en Tunisie, comme dans toute la région. Le chroniqueur Laurent Alexandre écrivait que « le Maroc, en 1980, était cinq plus riche que la Chine : 1075 dollars de revenu annuel par habitant, contre 195 pour la Chine ! La Chine est devenue une grande puissance scientifique, tandis que le Maroc reste un pays pauvre qui connaît encore un taux d’analphabétisme de 40% chez les femmes. 

Pourtant, le roi du Maroc est un monarque éclairé, entouré d’élites technocratiques de qualité. Mais ce n’est pas suffisant pour suivre le rythme effréné de l’Asie, qui investit massivement dans la recherche, l’innovation, l’éducation et l’IA. »

La vérité est qu’on régresse, engoncés dans l’immobilisme et le manque de clairvoyance. Face aux GAFAM américains et BATX chinois, l’Europe a déjà perdu la première bataille dans la guerre des intelligences. La France était trois fois plus riche que Singapour en 1970. Aujourd’hui les habitants de Singapour ont le double de leur niveau de vie. 

Aujourd’hui, nous assistons à l’accélération de l’accélération, et l’Asie montre le chemin. Il est indéniable que nous avons besoin d’arrimer notre économie au marché européen pour redémarrer notre croissance, mais nous devons être encore plus ambitieux, et se rapprocher aussi de l’Asie, et notamment de la Chine, pour quitter le trend actuel et faire un bond technologique. 

Cette diversification se heurtera nécessairement aux aléas des relations internationales qui vont être marquées dans les années qui viennent par une nouvelle guerre froide. Cette tension entre les Etats-Unis et la Chine est violente et s’inscrit dans la durée, vers un découplage qui rendrait les économies chinoise et américaine moins interdépendantes, et vers une nouvelle mondialisation par axes, où Washington, même sous Biden, continuera de faire pression sur tous les pays pour exclure des sociétés chinoises. Cette tendance irrationnelle néo-bushienne va probablement s’accélérer et structurer nos relations.

Il est inéluctable que les tensions vont encore s’exacerber et que la rivalité va aller au-delà des échanges commerciaux, vers notamment de nouvelles normes mondiales sur les technologies émergentes telles que l’Intelligence artificielle, l’Informatique quantique et la 5G, mais aussi des équipements médicaux, de l’industrie pharmaceutique et des technologies vertes, ce qui forcerait plusieurs pays, dont la Tunisie, à choisir un camp.

La Tunisie doit pour cela adopter une nouvelle grille de lecture. Une approche géo technologique, qui offre une compréhension du potentiel d'innovation, et qui tout en renforçant son rapprochement stratégique avec les Etats Unis , et en poussant son intégration à l’espace économique européen, lui permette d’être libre et souveraine de viser un partenariat plus ambitieux avec la Chine, et notamment sur la 5G. 

L’exclusion du leader mondial Huawei aurait un coût économique énorme. De plus, un retard dans le déploiement de la 5G entraînerait également un ralentissement de l'innovation technologique et une réduction de la croissance économique.

Quelles doivent être, selon vous, les priorités du gouvernement actuel pour éviter une autre décennie de perdue?

Pour conclure, dix ans après le « printemps arabe », il est nécessaire de repenser le rôle de l’Etat, de promouvoir le secteur privé et l’innovation, et de donner des opportunités aux jeunes. Il est temps que la société civile prenne la mesure des changements à venir et que les politiques prennent leurs responsabilités. Il faudra veiller à associer les syndicats, et notamment l’UGTT, afin de dépasser certains blocages.

La Tunisie doit avant toute chose protéger les Tunisiens et les Tunisiennes contre la Covid-19 et ses variantes. Pour cela, tous les vaccins qui ont été approuvés en Europe, doivent immédiatement obtenir l’Accord de mise sur le marché tunisien, y compris les vaccins russe et chinois.

Ensuite, il faut prendre des mesures rapides et radicales en matière de droit (en assouplissant les contraintes actuelles qui portent sur les autorisations, le code de change archaïque, sur l’usage des données), de logistique (en privatisant la STAM , et autres entreprises publiques qui bloquent le pays), de recherche (avec des universités plus performantes et de meilleurs liens entre recherche publique et privée), et d’éducation et formations (avec le recours aux EduTechs). Les nouvelles technologies nous permettront de retrouver la croissance.

Propos recueillis par N.B.M.

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