Les défis de la diplomatie tunisienne
Maintenant que le Gouvernement d’Union Nationale a vu le jour et bien que « l’Accord de Carthage », censé être la toile de fond de l’action de ce Gouvernement pour sortir la Tunisie du marasme dans lequel elle vit, ne fait pas mention directe du rôle attendu de la diplomatie, particulièrement du Ministère des Affaires Etrangères, dans le succès de cette action, il importe que tous ceux qui s’intéressent de près à cette activité réfléchissent ensemble pour faire en sorte que notre diplomatie apporte sa contribution à l’œuvre colossale qui attend la Nation dans les années à venir.
Certes, il ne s’agit pas de se substituer aux décideurs nationaux en la matière ni à ceux qui sont chargés d’exécuter la politique étrangère tunisienne. A cet égard, on peut se féliciter de la continuité qui va prévaloir dans ce domaine et qui est susceptible de faire gagner au pays un temps précieux, continuité sur laquelle le nouveau Chef de Gouvernement a mis l’accent dans son discours d’investiture devant le Parlement. Toutefois, continuité n’est pas synonyme d’inertie. Les défis sont si nombreux que notre diplomatie ne doit pas se contenter de suivre les sentiers battus ni d’être dans la réaction aux événements extérieurs mais plutôt dans l’action dynamique compte tenu des nouvelles contraintes que connaît le pays. Sa direction ne doit pas être une œuvre solitaire mais le résultat d’un échange constructif entre les décideurs et les compétences dont regorge notre pays dans ce domaine comme dans d’autres.
Nous avons parlé de défis pour la diplomatie tunisienne dans les quelques années à venir. Certains de ces défis se présentent comme suit :
1-Sur le plan régional :
· Que faire face au conflit libyen qui a tendance à s’aggraver malgré les quelques succès enregistrés pour récupérer certains des bastions de Daech ? Comment garantir que les terroristes qui fuient avec leurs armes ces bastions ne se dirigent pas vers nos frontières alors que le « Gouvernement d’Union » hâtivement et maladroitement créé par l’ONU, et malmené qu’il était par les diverses factions politiques et militaires voulant se partager le pays, s’est vu lui-même obligé de quitter son « refuge »à Tripoli pour s’installer de nouveau, peut-être pour longtemps, en Tunisie?Que faire si la désintégration de la Libye devenait une réalité avec toutes les conséquences que cela pourrait avoir pour notre pays sur les plans sécuritaire, économique et social ?
· Quel nouvel équilibre rechercher dans la zone du Maghreb avec une Libye en déliquescence, une Algérie connaissant une période d’incertitude politique et un Maroc vivant une phase d’euphorie due à des succès économiques certains et un sentiment de prééminence régionale ?
· Quels rapports politiques et économiques peut-on avoir avec un Mashreq arabe en pleine ébullition, parcouru par des guerres interminables, une perte notable de moyens financiers naguère occasionnés par la vente du pétrole, produit aujourd’hui dévalorisé, avec en surplus les prémices du retour du conflit idéologique entre sunnites et chiites alors que les organisations panarabes et panislamiques(Ligue des Etats Arabes, Organisation de la Coopération Islamique, etc.) sont en complète léthargie? A cet égard, quels rapports faut il avoir avec un Iran en plein renouveau et une Turquie prise d’un accès de folie des grandeurs aussi insensé que destructeur ?
· Faut il redéfinir nos relations avec l’Union Européenne, bientôt amoindrie après le départ décidé du Royaume-Uni et peut-être demain d’autres pays ? Les négociations en cours en vue d’établir de nouveaux rapports économiques entre la Tunisie et cet ensemble vont-elles dans la bonne direction ou faut-il enfin accorder un certain crédit aux multiples appels à la vigilance qui viennent de la société civile tunisienne et de nombreux experts avertis? En tout état de cause ,l’heure est elle venue, comme le suggèrent de plus en plus de spécialistes ,pour demander l’ouverture de négociations avec l’Union Européenne et ses Etats membres ainsi qu’avec nos autres créanciers bilatéraux en vue d’alléger le fardeau de la dette tunisienne pour nous permettre de dépasser le « goulet d’étranglement » que constituent les trois prochaines années ?
· Faisons-nous assez pour renforcer nos relations avec l’Afrique, reconnue comme étant le Continent de l’avenir, alors que notre représentation diplomatique et consulaire y est toujours au plus bas ?
· Avons-nous donné une suite concrète à notre intention maintes fois affirmée de nous ouvrir sur les nouvelles puissances économiques et commerciales d’Asie et d’Amérique ?
Des relations régionales plus équilibrées nécessitent des moyens supplémentaires et du courage. Ainsi, rester attaché aux circuits politiques et économiques traditionnels dans un monde en évolution rapide est la pire des solutions. Une bonne partie des remèdes que nous recherchons à notre économie chancelante nous viendra de l’extérieur. En conséquence, parler de la « diplomatie économique » sans se donner les moyens de la pratiquer équivaut à un leurre. Pourquoi ne pas utiliser une partie des prêts que nous contractons pour ouvrir de nouvelles antennes économiques et commerciales, notamment en Afrique et en Asie ? Cela serait en tout cas plus judicieux que de les utiliser pour couvrir des dépenses de fonctionnement à la rentabilité douteuse. Dans le même contexte, une diplomatie économique efficace exige un engagement déterminé de tous les acteurs économiques, y compris les acteurs privés, à respecter les impératifs de transparence et de coordination avec les acteurs diplomatiques tunisiens à l’étranger. Enfin, l’hésitation dans la promotion et la défense de nos intérêts n’est plus de mise. Un pays maghrébin frère, à la faveur de la situation d’instabilité occasionnée par notre « révolution », n’a pas hésité à s’approprier sans états d’âme une bonne partie de nos marchés traditionnels de phosphate, des investissements naguère établis en Tunisie et des courants touristiques autrefois orientés vers notre pays. C’est de bonne guerre diriez vous! En tout état de cause il faut désormais s’armer d’autant de pragmatisme et d’audace.
2-Sur le plan international :
Le hasard du calendrier a voulu que la constitution du nouveau gouvernement tunisien coïncide avec l’imminence de deux évènements électifs importants dans le monde qui auront lieu cet automne, l’un aux Etats Unis d’Amérique, avec l’élection d’un nouveau président, l’autre aux Nations Unies avec l’élection du nouveau Secrétaire Général de l’Organisation. Le premier événement sera déterminant pour les relations entre pays et groupes de pays, le deuxième aura un impact certain sur les relations multilatérales en général. La diplomatie tunisienne devra suivre de près ces deux évènements, mais d’ores et déjà elle doit se poser, entre-autres, les questions suivantes auxquelles elle doit trouver des réponses :
· Quel que soit le candidat, parmi les deux qui restent en lice, qui va succéder à M.Obama à la Maison Blanche, la communauté internationale aura affaire à un président de la première puissance mondiale qui sera moins précautionneux dans sa politique étrangère, avec un risque plus élevé d’une aggravation du conflit avec la Fédération de Russie au cas où Mme Clinton l’emporterait. Dans les deux cas toutefois, il est à prévoir que la diminution de l’intérêt de Washington pour le Moyen Orient et l’Afrique du Nord, à cause de la perte de l’importance stratégique du pétrole de la région pour ce pays, déjà annoncé par l’administration Obama , se confirme et se développe au profit d’autres régions, telles que l’Asie. Comment devons nous nous préparer à cette évolution ?
· Dans un tel environnement international pouvons nous continuer à nous fier au fameux « principe »de la « neutralité positive » (al hied al ijabi)-quel en est le sens exact d’ailleurs ?-ou faut-il se positionner compte tenu de nos intérêts bien compris ? En particulier, pouvons-nous continuer à placer « tous nos œufs dans le même panier », celui d’un Occident en pleine recomposition et pour lequel la Tunisie, passée l’euphorie du « printemps arabe », ne sera pas nécessairement demain une haute priorité, ou faut il diversifier nos relations et orienter partiellement nos intérêts vers d’autres destinations ? N’oublions pas qu’au moment où des « amis traditionnels »plaçaient la Tunisie sur une liste noire arrêtant ainsi le flux touristique vers notre pays, la Fédération de Russie encourageait ses nationaux à venir chez nous sauvant ainsi en grande partie la dernière saison touristique.
· Vu que la lutte contre le terrorisme islamiste sera pour longtemps encore une priorité majeure pour la Tunisie, quelle stratégie adopter pour obtenir l’aide extérieure dans ce domaine, étant entendu que cette stratégie devrait faire partie intégrante de la stratégie globale anti- terroriste de notre pays qui tarde à voir le jour ? Faut-il pour ce faire continuer à appartenir à des alliances militaires crées à la hâte dont l’une au moins -l’alliance dite islamique- a démontré ses limites et son manque de discernement devenant encombrante même pour les pays les plus convaincus ?
3-Sur le plan multilatéral :
Avec la fin de mandat du Sud Coréen Ban KI MOON à la tête du Secrétariat Général des Nations Unies, mandat caractérisé par une faiblesse inaccoutumée se soldant par la subordination quasi-complète de l’Organisation internationale à la volonté des Etats les plus puissants, en particulier du premier d’entre eux,et un manque flagrant d’anticipation des crises et de capacité à y faire face, l’on peut s’attendre à ce que le prochain(ou la prochaine) Secrétaire Général essaie de donner un autre contenu à ce poste avec une nouvelle distribution de la carte politique et structurelle au Palais de verre de Manhattan. Ceci pourrait avoir des répercussions sur l’ensemble des centres internationaux dans le monde, y compris les institutions financières internationales faisant partie de la famille onusienne. Comment la Tunisie pourra-t- elle tirer parti de cette nouvelle configuration pour améliorer sa présence sur le plan multilatéral ? Ainsi :
· Comment manœuvrer pour occuper la place qui nous revient dans l’administration rentrante aux Nations Unies, tant au siège à New York que dans les autres Centres ?
· Comment ressusciter l’image de marque que la Tunisie des premières décennies de notre indépendance avait sur le plan multilatéral, image qui –sans que cela soit du fait des diplomates qui se sont succédés-a été battue en brèche par des politiques négligentes ou erronées ?
· Comment bâtir des relations constructives avec les agences spécialisées des Nations Unies, y compris les Institutions financières internationales, en particulier la Banque Mondiale et le FMI dont nous avons un besoin impérieux dans les circonstances économiques actuelles, sans toutefois aliéner notre indépendance ?
4-Sur le plan de l’organisation interne :
Le dernier train de nominations aux fonctions de Chefs de Missions Diplomatiques et Consulaires a été sans doute encourageant dans la mesure où il a comporté une reconnaissance des jeunes compétences professionnelles. Cependant, est ce suffisant pour affirmer que l’organe de conception et d’exécution de la politique étrangère tunisienne, à savoir le Ministère des Affaires Etrangères, est enfin réhabilité après des années de négligence ? En effet :
· Comment s’assurer que les nominations politiques à des postes à l’étranger ne redeviennent pas la règle et se limitent désormais au strict minimum requis par l’intérêt national et non pas par les considérations politiciennes ?
· Comment s’assurer que l’évolution des carrières au sein du Ministère réponde, comme cela a été convenu, à des critères objectifs qui ne laissent aucune place à l’arbitraire ?
· Comment faire en sorte que les nouveaux textes, devant régir sur des bases modernes la carrière diplomatique, sortent enfin des tiroirs dans les quels ils ont été si longtemps ensevelis ?
· Comment éviter que la limitation imposée aux recrutements dans la fonction publique tunisienne, dans le cadre des efforts actuels d’assainissement des finances publiques, ne se traduise par un appauvrissement des effectifs, une déplétion de l’encadrement et une démobilisation du personnel existant ? Quelles mesures faut-il prendre pour motiver davantage ce personnel ?
· Comment éviter l’intrusion des « franc- tireurs » en diplomatie et faire en sorte que la diplomatie tunisienne parle de nouveau un langage unique qui reflète les intérêts de la Tunisie et non ceux des partis politiques ou des individus ?
· Comment s’assurer que l’adjonction au Ministère des Affaires Etrangères du secteur de l’émigration et des tunisiens à l’étranger, avec pour s’en charger la nomination d’un Secrétaire d’Etat en titre, se traduise par une amélioration notable des services sociaux et consulaires du Ministère sans aucune arrière pensée politique ou électorale des uns ou des autres ? Dans le même ordre, serait-il possible de créer une jonction entre ce Ministère et le secteur de la coopération internationale, comme ce fut le cas au cours des années de gloire de ce secteur, afin d’augmenter les chances de réussite de la « diplomatie économique » ?
Ce sont là quelques unes des questions que l’on peut se poser dans le cadre de la réflexion qu’il est suggéré d’engager pour essayer de relever les défis qui se présentent à la diplomatie tunisienne en cette nouvelle étape d’union nationale. Il n’est pas proposé de bouleverser de fond en comble cette diplomatie ni de remettre en cause ses principes de base et ses fondements. Il n’est pas question d’abandonner l’approche modérée qui a toujours caractérisé notre politique étrangère ni d’opter pour une démarche qui ne corresponde pas à nos moyens ou qui renie nos appartenances géographiques et culturelles. Il s’agit plutôt de trouver des réponses qui correspondent aux nouvelles réalités de notre région et du monde ainsi que des nécessités imposées par la phase délicate par laquelle la Tunisie passe.
A cet effet, pourquoi ne pas penser à un « Conseil de politique étrangère » avec un statut informel et un rôle exclusivement consultatif ? Il ne s’agira pas de dédoubler le travail de l’Institut Tunisien d’Etudes Stratégiques, qui mène un travail très utile de projection sur l’avenir à long terme du pays, ni celui de l’Institut Diplomatique pour la Formation et les Etudes, dont la mission actuelle se limite presqu’exclusivement à la préparation des nouveaux diplomates tunisiens à leur carrière, ni enfin celui des structures du Ministère des Affaires Etrangères plus qu’engagées dans les affaires courantes. Il s’agirait plutôt d’offrir aux décideurs, à titre bénévole, des avis sur les développements actuels de la situation politique et économique internationale et régionale et la façon d’y faire face à la lumière des objectifs nationaux. Les associations tunisiennes, anciennes ou nouvellement crées, et qui agissent actuellement dans le domaine des relations internationales en tentant avec plus ou moins de succès de faire entendre leur voix, pourraient offrir un apport utile à un tel Conseil s’il était créé.
Ali Hachani : Ancien Ambassadeur, Ancien Représentant Permanent de Tunisie auprès des Nations Unies
*Cette chronique a été publiée dans « le diplomate tunisien »
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