Soixante-six ans après, qu’avons-nous fait de notre indépendance ?

Soixante-six ans après, qu’avons-nous fait de notre indépendance ?

La Tunisie célèbre aujourd'hui le 66ème anniversaire de la fête de l'Indépendance dans un climat délétère marqué par un véritable embrouillamini et l'absence de perspectives rassurantes. Le contexte tranche avec celui des premières années de l'indépendance marquées par d'autres soucis, ceux d'un pays exténué par 75 ans de colonisation, pauvre et sans ressources et dont la seule arme était la volonté de son peuple en osmose avec celle des leaders de l'indépendance autour de son «Combattant suprême », Habib Bourguiba. Grâce à son élan réformiste, ce dernier a réussi à doter le pays d'institutions modernes, à l'ouvrir sur le monde et à « créer une fierté nationale ».

Soixante-six ans après et ce 20 mars est devenu, presque, un jour comme les autres. Ordinaire. Il n'est plus célébré avec la même ferveur ni avec le même enthousiasme.

De la ferveur à la désillusion
Partie pour être un exemple à méditer et à suivre, après les évènements qui l’ont secoué en 2011 faisant tomber le régime de Ben Ali, la Tunisie est entrée, malgré elle, en pleine zone de turbulences par la faute de politiques véreux et incompétents. L'avènement de la Troïka au pouvoir, après les élections de l'Assemblée nationale constituante en octobre 2011 et la cooptation de Moncef Marzouki à la tête de l'Etat, sont des parenthèses à oublier. Les fêtes nationales, comme celles de l'Indépendance et de la République, avaient été curieusement ignorées. Les acquis réalisés et notamment ceux de la femme avaient été menacés et le régime républicain déclaré « impropre » dans un pays d'islam ! Le peuple tunisien, naguère uni, s'était trouvé tiraillé entre plusieurs forces. Des politiciens, survenus de nulle part, sans envergure et sans vergogne, étaient venus prêcher un discours étrange relayé par des médias en mal de repères. Ils avaient entraîné dans leur sillage une partie de la population, souvent de bonne foi, parce qu'ignorant les vrais desseins d'un projet diabolique visant à instaurer un autre modèle de société, semblable à celui prôné par la confrérie islamiste et ses adeptes, les Talibans. Le pays a été envahi par des prédicateurs, accueillis à bras ouverts par des associations financées par l'argent de certains pays du Golfe, prêchant le rigorisme ultra, le régime du califat, le jihadisme et l'excision des filles. La Tunisie est, du coup, devenue l'un des premiers pays exportateurs de terroristes.
Les élections d’octobre 2014 ont renversé toute la donne et suscité beaucoup d’espoir avec l’arrivée d’un vieux briscard de la politique, Béji caid Essebsi à Carthage et son pari Nidaa Tounes au pouvoir. L’auteur des deux « lignes parallèles qui ne se rencontrent jamais » a fini par « abdiquer » devant les sirènes d’un faux consensus (tawafouk) basé sur les intérêts. Du coup, Rached Ghannouchi, son ennemi juré d’hier, est devenu son allié, avant de se retourner contre lui pour soutenir son « poulain » Youssef Chahed. Son parti Nida Tounes, qui était bien parti pour assurer l'équilibre sur la scène politique nationale et sauver le pays du marasme dans lequel il s'est enlisé au cours des dernières années, a fini par sombrer. La suite, on la connait : BCE décédé, son fils Hafed parti se réfugier à l’étranger, son poulain Youssef a lamentablement échoué après avoir été porté aux nues, Nidaa Tounes enterré, Rached Ghannouchi revigoré et son mouvement Ennahdha redevenu le premier parti du pays. Mais pas pour longtemps.

Entre temps, le système politique a montré ses limites. Un système qui fait la part au compromis, basé beaucoup plus sur les intérêts des uns et des autres que sur l'intérêt général du pays. On a désormais conscience de la complexité de certaines dispositions de la Constitution, tout comme la loi électorale qui ne permet à aucune formation politique d'obtenir la majorité absolue pour pouvoir gouverner et mener à bien le programme sur lequel elle a été élue.

La présidentielle anticipée de 2019, convoquée suite au décès de Béji Caid Essebsi, a amené à Carthage une personnalité « atypique et antisystème ». Kais Saied, largement élu au second tour face à Nabil Karoui, n’a appartenu à aucune formation politique, mais il est connu pour sa droiture, sa probité et son intégrité morale. Les législatives, intercalées entre les deux tours de la présidentielle, ont amené, pour la première fois dans l’histoire de la Tunisie indépendante, un chef islamiste, Rached Ghannouchi, le président du mouvement Ennahdha, au perchoir. Personnalité clivante, il a fait preuve d’une incapacité manifeste à diriger une assemblée de plus en plus décriée et où toutes les limites ont été dépassées. Un premier chef de gouvernement, Elyes Fakhfakh, démissionné pour « conflit d’intérêts » et un second, Hichem Méchichi, limogé, à la surprise générale, pour incompétence avérée et ingratitude envers son mentor, Kais Saied.

Un président omnipotent, mais  sans vision

Dans la soirée du 25 Juillet dernier, le président de la république, entouré des hauts cadres de l’armée et de la police, annonce l’état d’exception en vertu de l’article 80 de la Constitution. Il gèle les activités de l’ARP, lève l’immunité parlementaire de tous les députés et limoge le chef du gouvernement. Décisions qui ont pris de court tous les observateurs de la scène politique tunisienne ainsi que les chancelleries étrangères. Et si elles ont suscité la ferveur populaire, elles ont été mal accueilles, notamment par le mouvement Ennahdha qui a remué terre et ciel pour faire passer la thèse du coup d’état. Sans y arriver.

Du coup Saied, naguère brocardé, s’est hissé au rang du Messie qui va sauver le pays de la dérive, le débarrasser des malfrats et des pillards de ses richesses, avant de le remettre sur la bonne voie. 

Mais peu à peu le chef de l’Etat prend goût au pouvoir, ouvre plusieurs fronts et impose son propre agenda. Il s’attaque au dernier bastion du système établi par la Constitution de 2014, le Conseil supérieur de la magistrature, qu’il finit par dissoudre et remplacer par un Conseil provisoire.

Rarement un président aura été aussi omnipotent. Toutes les décisions passent par lui. Mais il peine de plus en plus à convaincre de sa démarche trop personnelle ni à tracer une ligne de conduite claire.

La « révolution » n'a pas réussi à « engendrer une citoyenneté tunisienne », écrit Michel-Henry Bouchet, un éminent économiste, ancien de la Banque mondiale, dans une tribune publiée dans Jeune Afrique ( N° 3036 du 17 mars 2019). D'où « la réémergence de la figure tutélaire de Bourguiba qui avait su moderniser la Tunisie, mais aussi la nostalgie myope des années Ben Ali, où la centralisation garantissait ordre et stabilité des prix.» Selon ce professeur distingué de la finance mondiale, « les Tunisiens sont en quête d'un homme » porteur d'un message d'espoir et d'unité pour en finir avec les incertitudes et le marasme… Pour ce faire, « il faudra la combinaison d'un homme fort, courageux et respectable, et d'un Etat fort pour que la Tunisie consolide ses institutions. Le pays bénéficiera alors d'une confiance retrouvée ».

En attendant, le bon peuple qui a vibré comme un carillon à chaque sortie du président, applaudi à chacune de ses annonces, risque de se réveiller sur une dure réalité : un pays à genoux.

B.O

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