CORPORATE LIBERTE
On a tendance de nommer en franglais usuel la revue d’entreprise ou la revue institutionnelle une « revue corporate ». Elle reproduit à la fois les « news » relatives à l’institution dont elle est l’organe de communication et fait ainsi paraître des informations sous la forme d’articles de réflexion ou de synthèse portant sur les orientations et les programmes d’activités de la dite entreprise tout en choisissant une ligne éditoriale déterminée.
Mais avant de parler avec plus de précision sur ce type de support, essayons d’aborder la liberté d’expression dans son ensemble utilisée dans la presse écrite locale (ou même audiovisuelle et électronique).
Il se trouve que la situation politique en Tunisie commence à être qualifiée de révolutionnaire, soit en train de connaître une mutation significative au niveau de la liberté d’expression. La question qui se pose cependant est : Ce constat ou cette assertion sont-ils réels ?
Mon avis à ce sujet (et il n’engage que moi) est que nous sommes passés de l’interdiction, de la prohibition et de la répression qui les accompagnent à une forme de (excusez l’expression vulgaire) de « Laissez pisser le mouton ».
Plus concrètement, cela veut dire : « Nous n’avons pas à nous préoccuper ou à craindre la critique et à nous y opposer par les moyens légaux ou illégaux, mais de faire semblant comme si rien n’était. Continuer la politique que nous avons tracée sans y changer un iota ? Continuer à faire confiance aux décideurs que nous avons nommés et à leurs choix nonobstant les gaffes substantielles qu’ils auront commises et faire la sourde oreille aux critiques qui fusent à gauche et à droite….jusqu’à un certain seuil où nous pouvons avoir conscience d’un véritable danger que nous serions obligés de contrer.
Et pour mieux expliciter cette stratégie, nous n’agirons pas au quart de tour. Le responsable qui aura commis un impair serait convoqué en catimini et astreint à être plus attentif par rapport à la gestion des affaires de la cité.
Nous continuerons comme dans le passé (ante-14 janvier) à privilégier la fidélité par rapport à la compétence. Que nous servirait une personne compétente mais « agitée du bocal » ?
Arrêtons-nous ici et revenons au système « corportate ».
La revue d’entreprise avant le 14 janvier se ce caractérisait en gros par les constantes suivantes :
I/ Au fond :
1)Un éditorial tonitruant
Peu importe ce qui y est développé. Il suffit que le lecteur ait l’impression que la revue défend bec et ongles le régime en place, au besoin en utilisant un langage pédant et inaccessible jusqu’à renoncer à se faire aider par un dico pour le comprendre, genre : « Nous avons intérêt à recourir à la loi d’airain pour se débarrasser de cette image d’Epinal » ou « …par un redéploiement idoine nous parviendrons à juguler les effets pervers de ce nihilisme outrancier », etc… Le lecteur pensera « c’est bien dit » et la page est tournée.
D’ailleurs sans les nommer, les éditorialistes qui avaient l’habitude d’utiliser ce type de langage se reconnaitront.
2)Des articles qui caressent les autorités dans le sens du poil
Pas de critique s’il vous plaît. Des tableaux statistiques ayant au besoin transité par un institut de beauté : fond de teint, manucure, pédicure, rouge à lèvres, faux cils et s’il le faut chirurgie esthétique.ole
Des articles laudateurs rédigés par des thuriféraires atteints de difformité lombaire accompagnés de graphes défiant la pesanteur par les figures de style et les acrobaties innovatrices qu’ils peuvent exécuter.
3)Des news brefs des plus optimistes qu’il soit en évitant naturellement la rubrique nécrologique sauf en cas de nécessité absolue (mort d’un tortionnaire patenté).
Ca, c’est au niveau du fond ;
II/ Passons à la forme maintenant :
1)Un grammage de papier très épais avec de la quadrichromie partout
2)Des photos à toutes les occasions ou tout le monde sourit et nage dans le bonheur (rappelant la fameuse image d’Epinal)
III/ Le tour de vis à présent :
Ce système a continué à fonctionner pendant longtemps jusqu’à ce que certains cadres aient bravé les interdits en se rendant compte du caractère contre-productif de tels choix faisant de nous la risée des droitsdel’hommistes.
Après tout la Tunisie qui est composée de plus en plus d’une population jeune et diplômée ne va pas continuer à « gober » de telles insanités.
C’est pourquoi un effort de recadrage du contenu a été effectué dans certaines entreprises : création d’un comité de rédaction, audit, prévision de rubriques permanentes dont les interviews des diplomates, des personnalités et des chefs d’entreprises tunisiennes et étrangères avec une certaine liberté de ton qui nous faisait passer parfois pour des altermondialistes…
Malheureusement, les caciques n’étaient pas d’accord et avaient craint pour leurs postes en béton dans les cabinets. Le grand patron a été alerté par ces oiseaux de mauvais augure et avait commencé à tiquer…
On avait commencé à rechercher des idées rocambolesques en essayant de sous-traiter par des prestataires privés la réalisation de la revue. Mauvaise idée bien sûr car dans le « corporate » on n’est jamais aussi bien aidé que par soi-même et en absence d’autres idées géniales on a préféré fermer boutique. Tout simplement plus de revue corporate.
Avant de terminer je vous raconterai une anecdote qui en dit long sur l’esprit qui a régné à une certaine époque. La relation de cette anecdote ne signifie nullement le manquement de respect à une obligation de réserve car l’anonymat y est préservé.
Nous étions partis en mission dans un pays de l’Afrique subsaharienne alors que l’organisme public dont j’étais le représentant encadrait un certain nombre d’hommes d’affaires.
L’un d’entre eux qui fumait le cigare avait cru bon de me demander d’un air goguenard d’aller lui chercher une boite d’allumettes dans le coin alors que nous étions en groupe et qu’il aurait pu se déplacer lui-même pour cette tache. J’ai naturellement refusé poliment.
Quelques mois plus tard le chef de l’établissement m’a proposé d’interviewer pour la revue ladite personne dont il avait loué les qualités. Je lui avais répondu que j’y penserai mais au fond de moi-même je me suis demandé quelles qualités humaines une telle personne pouvait avoir.
Un peu pour plus tard le nouveau PDG a confirmé qu’on avait plus besoin de recourir à cette revue corporate car nous étions entrés désormais dans l’ère de l’électronique… Et on attend toujours l’accès à cette technologie miraculeuse pour mieux informer les opérateurs économiques.
Maintenant, pourtant, alors que j’ai quitté ladite institution pour aborder une autre étape de ma carrière, je continue à espérer que le nouveau premier responsable de l’institution pensera à redonner vie à ce support mais en donnant la parole à ceux et à celles qui sont susceptibles de faire avancer réellement cette révolution pour ne pas continuer à en faire un mot creux et permettre de faire avancer la réflexion sur les enjeux économiques réels qui nous attendent.
Par Hatem Karoui, (Conseiller en exportation)