De l’interdiction à l’innovation: Repenser l’école tunisienne face à l’IA

Par Mahjoub Lotfi Belhedi, Spécialiste en réflexion stratégique optimisée IA // Data scientifs & Aiguilleur d’IA
Il faut parfois une crise pour obliger un système à se regarder en face. L’intelligence artificielle joue aujourd’hui ce rôle pour l’école tunisienne, non pas comme une tempête soudaine, mais comme une marée montante qui expose, à mesure qu’elle avance, les fragilités d’un modèle éducatif déjà sous tension.
La vraie question n’est plus de savoir si l’IA va transformer l’école - elle l’a déjà fait - mais si l’école tunisienne est prête à accepter ce qu’elle révèle d’elle-même.
1- Quand l’IA réussit mieux que l’élève… selon les critères de l’école
Dans de nombreux lycées et collèges, il suffit aujourd’hui de quelques minutes à un élève pour produire une dissertation structurée, un résumé fluide ou un devoir « propre », simplement en sollicitant une IA.
Soyons honnêtes : si une machine peut répondre parfaitement aux exigences d’un devoir scolaire, c’est que ces exigences pédagogiques sont devenues insuffisantes, en d’autres termes, notre école continue trop souvent à confondre maîtrise du langage académique et intelligence réelle, restitution et compréhension, conformité et pensée critique.
2- Interdire l’IA : une fausse réponse à un vrai malaise
Face à cette situation, la tentation est grande de répondre par l’interdiction, la surveillance accrue ou la menace de sanctions. Mais cette posture défensive est vouée à l’échec, tout d’abord parce que l’IA est déjà omniprésente hors de l’école, ensuite parce qu’on ne combat pas une mutation technologique par des règlements figés.
Interdire l’IA, c’est refuser de poser la seule question qui compte vraiment : pourquoi l’élève peut-il déléguer aussi facilement sa réflexion à une machine ? Tant que l’évaluation reposera sur des exercices prévisibles, standardisés et décontextualisés, l’IA restera une béquille tentante pour l’élève.
3- Une réalité éducative marquée par le décalage
Le décalage est particulièrement visible, d’un côté, des élèves ultra-connectés, exposés quotidiennement à des outils numériques avancés, de l’autre, des programmes scolaires rigides, des méthodes pédagogiques peu renouvelées et une formation des enseignants encore largement déconnectée des enjeux de l’IA.
Dans certaines salles de classe, on continue à sanctionner l’usage de l’intelligence artificielle sans jamais en expliquer le fonctionnement, les limites ou les biais, ayant pour résultat : l’IA devient soit un outil clandestin, soit un objet de peur, rarement un objet d’apprentissage…
Cette approche alimente une fracture éducative et numérique qui risque de s’élargir, notamment entre établissements, régions et milieux sociaux.
4- L’enseignant, pilier fragilisé de la transition
Il serait injuste de faire porter la responsabilité de cette situation aux enseignants où beaucoup se retrouvent en première ligne, confrontés à une technologie qu’ils n’ont pas été formés à intégrer pédagogiquement. On leur demande implicitement de gérer l’IA, alors même qu’aucune vision claire, ni cadre institutionnel solide, ne leur est proposé.
Pourtant, sans enseignants accompagnés, outillés et reconnus dans ce rôle nouveau, toute réforme liée à l’IA restera superficielle. L’enjeu n’est pas technique, il est culturel et pédagogique.
5- Former à l’IA ne suffit plus : il faut apprendre à l’orienter
C’est dans ce cadre précis qu’intervient une idée clé, à forte portée stratégique d’après l’avis unanime des IA génératives les plus avancéees au monde, celle de la compétence d’aiguilleur d’IA, conceptualisée dans mon ouvrage largement répandu : « Aiguilleur d’IA ». Cette nouvelle compétence marque une rupture fondamentale avec l’approche actuelle, souvent limitée à l’usage passif des outils numériques.
En quelques mots, l’aiguilleur d’IA est celui qui sait :
formuler des requêtes pertinentes,
interpréter les réponses avec discernement,
identifier les erreurs, les biais et les approximations,
replacer les résultats dans un contexte humain, culturel et éthique.
Autrement dit, il ne s’agit plus d’apprendre avec l’IA ou contre elle, mais au-dessus d’elle.
6- Une bouée de sauvetage pour notre école : « Made in Tunisia »
Introduire cette compétence dans le système éducatif tunisien pourrait constituer un véritable tournant qui permettrait de :
Redonner du sens à l’évaluation, en valorisant le raisonnement plutôt que la simple production,
Réduire l’impact négatif de la tricherie automatisée,
Préparer les élèves aux réalités du monde professionnel et citoyen,
Repositionner l’école comme un lieu de formation de l’intelligence humaine augmentée.
Former des aiguilleurs d’IA au sein de nos établissements scolaires et universitaires, c’est accepter que l’école ne soit plus un sanctuaire isolé du progrès technologique, mais un espace de médiation entre l’humain et la machine.
7- Le courage de changer de cap
Bien que notre école ne soit pas encore prête pour le choc de l’intelligence artificielle, le véritable danger réside dans l’immobilisme, le refus de questionner des pratiques devenues obsolètes, et la peur de perdre le contrôle plutôt que dans la volonté de redéfinir le sens de l’éducation.
8- Un classement qui résume tout et impose un sursaut
Ce malaise structurel trouve aujourd’hui une traduction chiffrée implacable : le classement de la Tunisie à la 85ᵉ position sur 93 pays selon Global AI Index (GAII) 2025. Ce rang n’est pas un accident statistique, il est le reflet d’un système éducatif qui peine depuis une belle lurette à former des compétences adaptées au monde contemporain.
Le choix est pourtant clair, soit l’école continue à évaluer ce que les machines savent déjà faire, et accepte son décrochage progressif, soit elle assume sa mission première, celle de former des esprits capables de penser, de juger et surtout d’orienter (aiguiller) la technologie.
Dans ce contexte, la compétence d’aiguilleur d’IA n’est pas un luxe intellectuel, mais une nécessité stratégique, elle représente une voie crédible, réaliste et profondément humaine pour éviter que ce classement alarmant ne devienne la norme durable d’une école tournée vers le passé plutôt que vers l’avenir.
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