Education : Néji Jalloul saura-t-il réparer l’ascenseur social et dégraisser le mammouth ?
A défaut de la primature à laquelle il était un candidat potentiel et sérieux, Néji Jalloul voulait garder « son ministère » de l’éducation et il a eu gain de cause. Ce grand débatteur, peu connu du grand public, il y a trois ans seulement, a été « recruté » par Béji Caid Essebsi alors président de Nidaa Tounes, peu de temps avant les élections législatives et présidentielles de 2014. Qualifié de « grande gueule », il a été lancé sur les plateaux de télévision pour contrer, parfois de manière virulente, les pourfendeurs de la modernité et les adeptes d’un fondamentalisme anachronique. Il ne manquait pas d’arguments qu’il puisait dans l’histoire dont il est l’un des spécialistes et il s’est illustré par ses piques et ses calembours, parfois, agressifs à l’égard de ses adversaires politiques.
Nommé ministre de l’éducation dans le premier gouvernement Habib Essid, il est devenu « la coqueluche » des sondages où il caracole en tête comme étant l'un des ministres qui « est bien assis dans son fauteuil ». Parce qu’il s’est, tout de suite, attelé à la lourde tâche de réformer un système éducatif devenu obsolète et sénescent à cause de l'inconstance des options et de la contradiction des décisions successives. Les différents rapports d'évaluation sont unanimes quant à l'incapacité de notre système éducatif à tirer vers le haut. En effet, « malgré les réformes introduites dans le système éducatif et les performances quantitatives, le rendement interne ne s'est pas amélioré ». Inutile de revenir sur les raisons, le diagnostic a été fait et nul n'est sensé l'ignorer.
Un pari fou
Véritable défi et un pari « fou », mais épatant. Néji Jalloul sait pertinemment que le projet de reconstruction de l'école au sens large « n'est pas seulement nécessaire, il est indispensable si l'on veut que le dispositif d'enseignement puisse pleinement jouer son rôle tant dans la formation des jeunes générations que dans leur préparation à l'entrée dans la vie active ». Les précédentes réformes avaient pour objectif de faire de l'école un véritable levier de développement du pays. La réussite était, longtemps, considérée comme un facteur déterminant dans la formation des cadres pour le pays et subséquemment dans la promotion sociale de l'individu. Sans pour autant arriver à suivre le rythme des changements et des transformations qu'ont connus la société tunisienne et le monde autour de nous.
Le ministre de l'Education a commencé par faire de la rénovation de l’infrastructure scolaire une priorité. Une opération de grande envergure qui a nécessité beaucoup d’effort et de moyens, tellement le nombre des établissements se compte par milliers et la plupart d’entre eux sont devenus vétustes, faute de maintenance et d’entretien. A lui seul, le ministère de tutelle, malgré un important budget, n’arrivera jamais à réaliser tous les travaux de rénovation, réparation, entretien et maintenance. Sans l’engagement et la participation de tous les intervenants dans la vie scolaire, directeurs d’établissement, enseignants, parents d’élèves, société civile, hommes d’affaires…
Néji Jalloul semble tenir à « sa réforme ». Il multiplie les sorties médiatiques pour mieux vulgariser les objectifs et les finalités de « son projet » et sensibiliser parents et élèves pour les associer à ce grand dossier. Mais la seule bonne volonté ne suffit pas dans de telles situations, si les partenaires ne sont pas animés de la même conviction et si les moyens ne suivent pas. Or, cette réforme dont on attend beaucoup et qui a été annoncée en grande pompe semble patauger pour se perdre dans les détails. Au lieu de mesures en profondeur pour changer la physionomie de l'école, on a eu droit à des remèdes thérapeutiques pour faire face à des difficultés conjoncturelles aggravées par la montée des revendications syndicales. Pourtant, les syndicats sont parties prenantes de ce grand dossier qui constitue l'une des priorités nationales.
Ce qui handicape fortement toute approche constructive et met du plomb dans les ailes.
L’ascendeur social en panne
L'opération, «l'éducation pour tous», initiée dès les premières années de l'indépendance, par le premier président de la République, Habib Bourguiba, a fait de l'école un véritable ascenseur social qui a permis aux enfants de toutes les régions du pays de bénéficier de la généralisation de l'enseignement et de sa gratuité, pour se construire un avenir dans la Tunisie indépendante et de participer, une fois le diplôme en poche, à son développement. Mais cette vision a complètement changé et l'ascenseur, parce que mal entretenu, est, aujourd'hui, en panne. Il ne suffit pas, en effet, d'accorder une part importante de ses ressources budgétaires à l'éducation, comme c'est le cas de la Tunisie avec environ 5% du PIB et 15% du budget général de l'Etat, pour rendre le système éducatif performant. Selon « le rapport de l'éducation » publié par le ministère de l’éducation, le coût annuel moyen d'un élève en primaire est passé de 200 dinars en 1990 à 1.400 dinars en 2013 et celui d'un élève en classe préparatoire et secondaire a presque quintuplé pendant la même période, passant de 500 dinars à environ 2.300 dinars. Le ministre Néji Jalloul a même dressé un constat amer, en déclarant que dans certaines écoles où le nombre d'élèves se comptent sur les doigts d'une main, le coût d'un élève du primaire dépasse de loin celui d'un étudiant en médecine.
Les maux de l'école tunisienne sont connus et ils ne datent pas d'aujourd'hui. Bien avant le lancement de l'actuel dialogue sur l'éducation, d'autres réformes ont été initiées et qui ont donné des résultats parfois mitigés. Elles avaient pratiquement les mêmes finalités mais elles n'avaient pas réussi à endiguer l'enlisement de l'école dans une situation difficile. Le mal qui ronge le plus l'école tunisienne et qui est devenu réellement récurrent, voire chronique, est celui de l'abandon scolaire qui est le résultat d'une série d'échecs que vit l'élève sur les plans familial, scolaire et social. L'école tunisienne produit désormais « la frustration et le désespoir et près d'un million de jeunes Tunisiens sont complètement désespérés » (dixit Néji Jalloul). En effet, bon an mal an, près de 100.000 jeunes de tous les âges quittent les bancs de l'école dont 6.000 à 7.000 du primaire, alors que l'enseignement est obligatoire jusqu'à 16 ans. L'école est, également, rongée par la violence et elle est en passe de devenir une fabrique de chômage, de délinquance et de criminalité.
Le système éducatif souffre, également, d'un mauvais rendement et les différents rapports d'évaluation réalisés au cours des dernières années sont unanimes, « malgré les réformes introduites dans le système éducatif et les performances quantitatives, le rendement interne ne s'est pas amélioré.
Il faut du courage et des moyens
La réforme de l'éducation, au-delà de la bonne volonté affichée, nécessite du courage et des moyens. Les forces de résistance sont nombreuses parmi les enseignants notamment, qui demeurent la cheville ouvrière de tout changement. Comment pourrait-on remédier aux lacunes d'un système éducatif devenu caduc, aux limites d'une pédagogie complètement dépassée et aux carences des enseignants en manque de formation et le plus souvent jetés en classe sans trop savoir comment s'y prendre, comme c'est le cas des milliers « d'instituteurs provisoires » ? La formation est le levier principal de toute réforme et au lieu de se tourner vers des dispositifs de rechange, il faudrait s'attaquer aux vrais maux du système éducatif, les programmes et la formation, l'amélioration des conditions de travail et l'implication de toutes les composantes de l'école.
L'école est un tout qui gravite autour d'un élément central qui est l'élève. Or, cet élément central semble de plus en plus sacrifié sur l'autel des caprices de certaines composantes de la famille éducative. Aux grands maux, les grands remèdes, dit-on. Et aux grandes réformes, les gros moyens. Or, et il n'est un secret pour personne, les caisses de l'Etat sont vides. Le budget du ministère de l'Education se réduit comme peau de chagrin et de 30% du budget général de l'Etat, il est tombé à 15% actuellement dont 95% vont aux salaires. Comment alors va-t-on s'y prendre pour financer cette nouvelle réforme dont le coût est estimé à 4.200 milliards de dinars ? Et comment la faire aboutir dans un climat politique morose et dans une conjoncture économique et sociale difficile ?
Dégraisser le mammouth et mobiliser les moyens, sans cela, la réforme risquerait de demeurer un vœu pieux.
B.O
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