Etat des lieux de l’économie tunisienne et comment sortir de la crise !
Exclue du débat public, l’économie est pourtant le seul vrai chantier digne d’intérêt car de sa reprise dépendent les réformes sociales restées en suspens. Sans une croissance solide et soutenue comment espérer refonder l’école de la république, offrir de véritables prestations sanitaires universelles, faire face à la demande grandissante en emploi et assurer l’équilibre et la survie des caisses sociales?
Il est indispensable avant d’aborder l’état des lieux de l’économie nationale de revenir, ne serait-ce que succinctement, sur l’ère ante-révolutionnaire. D’abord pour comprendre d’où nous venons. D’autre part, pour statuer sur un discours nostalgique qui glorifie la gestion économique de l’ère Ben Ali. Je pense pour ma part que la politique économique sous Ben Ali a connue à partir de 1995 une mutation indéniable. Auparavant, nous étions encore dans un marché protégé et un Etat fort présent. En somme une approche qui s'inscrivait dans la continuité de l’ère Nouira avec sa dose de protectionnisme et sa gestion prudente.
A partir de 1995, très probablement du fait de la conjugaison de facteurs multiples, le pouvoir a été amené à mener une politique d’ouverture théorisée alors sous le vocable d’ouverture de l’économie tunisienne sur le monde. La mondialisation battait son plein. La chute du mur de Berlin imposait le libéralisme comme un mode de pensée unique. Les visées des puissances étrangères sur le marché local ont trouvé dans les lobbies importateurs proches du pouvoir un allié précieux pour engager résolument le pays dans la voie de l’ouverture.
Il n’a pas été difficile de convaincre le pouvoir en place des grandes opportunités qui s’offraient à la Tunisie, de louer sa compétitivité et ses atouts. Pour édulcorer la potion, des fonds européens ont été débloqués pour améliorer la compétitivité des entreprises tunisiennes. Ces fonds généreusement octroyés ont été en large part récupérés par les différents organismes européens mandatés pour le consulting. Les entreprises tunisiennes n’ont pas pour autant gagné en compétitivité ou réussi à pénétrer de nouveaux marchés. Bien au contraire, elles ont subi de plein fouet le choc frontal de l’ouverture démesurée du marché, se trouvant confrontées à une concurrence insoutenable qui a majoré leurs difficultés. Certaines ont réussi à s’adapter mais nombreuses ont été acculées à cesser toute activité et à licencier à tour de bras. A défaut d’embaucher les demandeurs d’emploi, le choix d’ouverture et de libéralisation du marché a grossi le rang des chômeurs.
C’est à l’ombre de cette économie basée sur des activités mercantiles et rentières que s’est installée une croissance molle incapable de résorber le chômage. Tout naturellement la crise sociale s’amplifia faisant le lit de l’inévitable révolution du 14 janvier 2011.
Qu’a fait depuis la Tunisie de sa liberté d’action et de choix retrouvés?
L’une des premières mesures économiques notables prises après le 14 janvier fût la décision de la BCT (Banque Centrale de Tunisie) d’abaisser son taux directeur et de réduire les réserves obligatoires des banques. Cette décision visait manifestement à faciliter l'accès au crédit et à créer les conditions propices à une relance. Avons nous besoin de rappeler que le pays vivait dans un climat d’instabilité politique, économique, sécuritaire et sociale.
La production était quasiment à l’arrêt du fait des grèves, des manifestations sociales et parfois de la détérioration de l’outil de production. Les employés étaient dans un état de désobéissance généralisée et l’approvisionnement du marché entravé par l’insécurité. Au total, l’offre était incapable de satisfaire la demande. Que signifient alors les mesures prises par le gouverneur de la BCT Mustapha Kamel Nebli d’injecter davantage de liquidités sur le marché? Voulait-il encourager les investisseurs au moment où les entreprises existantes étaient spoliées, saccagées et vandalisées ou bien souhait-il donner plus de pouvoir d’achat aux ménages inquiets. Quel Qu'il en soit, le résultat a été l’injection de davantage de monnaie dans un marché où l’offre était bien en deçà de la demande.
Dans une période postrévolutionnaire à la tendance naturellement inflationniste, les mesures prises par Mustapha Kamel Nebli n’ont fait qu’amplifier la dérive. Pour le moins que l’on puisse dire, ces dispositions contracycliques n’étaient pas appropriées. Toute tentative de relance était entravée par des facteurs exogènes qui la vouaient inexorablement à l’échec. Pire encore, cette politique a aggravé une situation déjà précaire. Au milieu de la tempête, la prudence aurait été de ramener les voiles et non de les déployer.
De Nebli à Caid Essebsi
Le gouvernement de Caid Essebsi atterrissant sur le terreau inflationniste sus-décrit ne s’est pas employé à l’endiguer. Il a poursuivi la débandade en augmentant les salaires et en embauchant à tour de bras. A force de lâcher du lest, les déficits publics s’aggravaient et l’Etat s’endettait.
Certes, la pression sociale était insistante et la légitimité du pouvoir contestée mais le gouvernement avait-il d’autre choix que ceux de la responsabilité et du courage politique? En a t-il fait preuve? L’histoire y répondra.
La troïka aux commandes
Confortablement installée au pouvoir, les gouvernements successifs de la troïka ont visiblement fait le choix de se servir du budget de l’Etat pour provoquer la relance espérée. D’une loi des finances à l’autre, le budget s'épaississait. Certes, il s’agissait d’une augmentation bien naturelle au vu des nouveaux recrutements dans la fonction publique, des majorations salariales et des besoins de la caisse de compensation.
En effet, toutes ces dépenses justifiaient bien ces nouvelles dépenses. Néanmoins, toutes, et quelque soit le chapitre dans lequel elles étaient cataloguées, sont des leviers théoriques de croissance. Contrairement à ce que ressassent les experts économiques des plateaux télévisés les dépenses en salaires ou celles qui vont en soutien à la caisse de compensation sont toutes des incitations à la consommation ou à l’épargne. Sans consommation, il n’y a point de production donc pas d’investissement. La caisse de compensation même si elle est une distorsion de la vérité des prix et des lois du marché, elle constitue une sorte d’impôt négatif donc un pouvoir d’achat supplémentaire qui débouche soit à la consommation de produits non subventionnés soit à l’épargne. Or, malgré l’augmentation conséquente du budget au prix d’une aggravation de l’endettement et des déficits publics, la relance n’a pas eu lieu. Tous les indicateurs sont restés au rouge.
De la troïka à Essid
Déclarée incompétente et chassée du pouvoir, la troïka passa le témoin au gouvernement des experts annoncés. Ceux-ci ont-il mis en oeuvre une nouvelle politique économique? Le dernier budget voté sous Essid avoisine les 30 000 millions de dinars soit 10 000 millions de dinars de plus que le dernier exercice sous Ben Ali. A t-il produit la relance escomptée? Certainement pas. Nous sommes confortablement installés dans la récession, le chômage, l’endettement, les déficits publics, le déficit abyssal de la balance commerciale, l’arrêt de l’investissement et le marasme social.
Y a-t-il une sortie de crise possible?
Je suis de ceux qui y crois fermement et surtout qui pensent que la reprise est non seulement possible mais surtout aisée et rapide. Ses préalables sont une vision claire de la politique à entreprendre, une volonté et une détermination sans faille et enfin une haute idée de l’intérêt national. Mais pour cela, analysons d’abord les raisons de l’échec des tentatives de relance.
Ecartons les idées superficielles galvaudées qui font porter le chapeau au tunisien taxé de fainéant. Ce verdit lapidaire ne résiste pas au simple raisonnement économique. Si les entreprises avaient un carnet de commande dépassant leurs capacités de production, elles auraient recouru immanquablement à l’embauche puis à l’équipement pour corriger l’élasticité de la demande.
Or, si rien de ceci n’a lieu, c’est que les entreprises ne sont pas soumises à une pression de la demande. Le personnel quelque soit son niveau de productivité n’y est pour rien. Bien au contraire, les entreprises tunisiennes peinent à maintenir leurs parts dans le marché national. Elles ont du mal à résister au flot des biens de consommation importés tant de façon légale ou par voie de contrebande.
D’ailleurs, le déficit de la balance commerciale n’est qu’un partiel reflet de l’importation puisque le marché parallèle ne peut être que arbitrairement estimé. Ce qui explique que le budget quelque soit sa taille ne peut déboucher sur une relance puisque dans ce cas de figure son coefficient multiplicateur en est réduit à l’unité. Tout se passe comme si le tunisien prenait l’avion pour s'approvisionner à l’étranger. D’où l’hémorragie de devises, le déficit de la balance, la dépréciation du dinar et l’importation du chômage. Là est le mal tel qu’il est clairement exposé.
La solution en découle de source: fermer le robinet des importations et appliquer une politique protectionniste intelligente ou ciblée sur les produits que nous avons la capacité de produire. Ne me parlez pas des conventions et des accords conclus car il s’agit d’un choix vital et à mon point de vue l’unique capable de répondre à la situation actuelle. Bien sûr qu’il faudra faire usage de doigté, de courage et de diplomatie pour l’appliquer pour sauver notre pays et le tirer de la nébuleuse chimérique de l’investissement étranger qui viendra créer de l’emploi et de la croissance.
Comment est-il possible d’imaginer un investisseur étranger intéressé par notre marché local étroit et saturé, à moins que l’investissement ne s’inscrive dans le pré carré de la loi 72 auquel cas il est légitime de s’interroger sur l’utilité de gesticuler sur un code incitatif d’investissement pour une activité qui est déjà affranchie de presque toutes les charges. De toute façon, cet investissement n’était pas venu, ne vient pas et ne viendra pas pour des raisons évidentes sur lesquelles nous nous pencherons pas ici.
Arc-boutés à ce mirage, les divers gouvernements se sont refusés à envisager tout autre modèle. Pourtant, les indicateurs avec leurs chiffres têtus sont là pour leur rappeler à tout instant la triste réalité de l’échec de cette approche. Incapables de se libérer de l'ère du temps et de la pensée unique universelle du libre échangisme, ils n’ont pas perçu le frémissement de la résurgence mondiale du protectionnisme appliqué avec divers outils. En économie il n’y a pas de politiques ou de concepts désuets et d’autres modernes. Il y a tout juste des politiques appropriées et d’autres inappropriées. La politique extravertie faisant croire à la capacité de compétitivité de l’économie et surtout de l’entreprise tunisienne est une simple vue de l’esprit. Les faits sont là, seuls les obstinés refusent de les voir.
L.M.
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