Hatem Karoui (Ecrivain) : « Une nouvelle grille de lecture des relations culturelles entre la Tunisie et la Libye à la fin du 19ème siècle »
Après son dernier essai « Le Drogman » qui constitue en fait une biographie de son grand père, l’Emiralay Mohamed Karoui, qui a occupé notamment le poste de secrétaire particulier du grand réformateur Keireddine Pacha, qu’il a écrit au début de cette année, Hatem Karoui renoue avec son activité littéraire en présentant et en annotant un nouvel ouvrage en langue française intitulé « Voyage au pays des Senoussia à travers la Tripolitaine et les pays Touareg », écrit en 1896 par le cheikh Mohamed Hachaïchi, qui paraîtra inchallah avant le fin de 2015.
Ce livre reflète pour lui une nouvelle grille de lecture des relations culturelles entre la Tunisie et la Libye à la fin du 19ème siècle. Nous avons voulu lui poser quelques questions à propos de cet ouvrage.
Le voyage de Hachaïchi a précédé de deux ans environ l’incident de Fachoda. Quel lien faites-vous entre les deux évènements ?
Le voyage de Mohamed Hachaïchi a seulement un lien indirect avec l’incident de Fachoda. La crise de Fachoda couvait déjà depuis un certain temps entre les Français et les Anglais. Elle marque indéniablement l’échec d'une diplomatie française impuissante qui pensait faire céder un régime britannique décidé à garantir ses intérêts en Égypte.
En effet, l’expédition du Commandant Marchand qui a eu lieu en 1898, en plus d’être mal préparée, n’était appuyée que par un régime républicain isolé en Europe, affaibli par l’affaire Dreyfus, qui n’avait pas les moyens de sa politique coloniale incarnée par un Gabriel Hanotaux (MAE) peu au fait des réalités du terrain, aveuglé par son rêve d’expansion et encouragé en cela par le Comité de l’Afrique française et les militaires. Le manque de concertation franco-britannique sur la question égyptienne est bien réel, et c’est cette absence de dialogue qui conduit à la crise.
Le gouvernement britannique, conscient de sa supériorité, rechignait également à discuter des questions importantes avec une France dont l’instabilité gouvernementale déroutait les dirigeants britanniques et influait sur la cohérence de sa politique extérieure.
La France sort malgré tout relativement gagnante en obtenant immédiatement, en guise de contrepartie, des territoires sahariens du Soudan occidental. Plus tard, elle confirma cet avantage en troquant ce qu’elle ne possédait pas au Soudan contre son hégémonie sur le Maroc.
Toutefois, l’incident de Fachoda permet aux deux ennemis de sortir de cette logique d’affrontement en recadrant leurs politiques étrangères respectives dorénavant tournées contre l'Empire allemand.
Par conséquent la mort du Marquis de Morès qui a précédé en 1896 l’expédition Marchand est accidentelle ?
Ce n’est pas sûr. Elle a pu être d’ordre politique mais les enquêtes ultérieures ont abouti à ce que cela soit l’œuvre de bandits de grand chemin. Mais remontons à la chronologie des faits qui n’ont pas été totalement reportés dans ce livre : Un aventurier, le marquis de Morès tente en 1896 d’organiser le déplacement d’une caravane, une aventure vers la Libye et le Soudan en traversant le sud de la Tunisie.
En apparence, c’est un voyage de prospection commerciale pour la France mais cela peut être aussi une tentative de forcer la main à l’Angleterre en préparant l’expédition Marchand qui comptant mettre « La perfide Albion » sous le fait accompli en permettant à l’hexagone de s’installer le premier au Soudan. Donc peut-être une action d’espionnage qui n’est pas sollicitée officiellement par la France et pour laquelle elle tarde d’ailleurs à donner son accord.
Quelle relation existe-t-il entre De Morès et Hachaïchi ?
Pour le voyage que le marquis de Morès entend entreprendre, il sollicite l’assistance du cheikh Mohamed Hachaïchi dont il a entendu le plus grand bien. Il prend rendez-vous avec lui et le rencontre au casino d’Hammam-Lif à la banlieue sud de Tunis pour un appui logistique dans cette entreprise. Le Résident général René Millet présent en Tunisie depuis 1994 émet au départ des réticences pour autoriser ce déplacement.
A l’époque, Hachaïchi exerçait à l’administration des Habous comme notaire des commissions d'Achour pour toute la Régence. De Morès avait notamment requis son coup de main compte tenu de sa double culture franco-tunisienne affirmée et de sa connaissance du terrain. En tant que fonctionnaire, il demande à Millet de se faire remplacer à son poste durant son voyage et ce dernier lui donne le feu vert. Il est convenu que de Morès et Hachaïchi entament de manière concomitante mais séparée leur périple vers le Sud pour se rejoindre plus tard en empruntant chacun son propre itinéraire mais ils ne se rencontreront jamais car Morès est assassiné dans des conditions obscures dans le sud tunisien.
Donc vous braquez les projecteurs sur Hachaïchi en évoquant plutôt sa volonté de mieux faire connaître sur le plan commercial et culturel cette zone de l’Afrique aux explorateurs?
C’est Hachaïchi qui y procède lui-même. Bien sûr il vise en premier lieu les explorateurs français mais je ne fais que tenter de montrer qu’au fond les informations qu’il donne ne sont pas anachroniques par rapport à notre époque et renforcent notre fusion identitaire. En effet son reportage donne un éclairage original sur L’environnement culturel et l’état des échanges commerciaux à ce moment entre la province ottomane de Tripoli et la régence beylicale de Tunis.
Dans un autre ouvrage que j’ai écrit en 2011 intitulé « Lady Zeineb » j’avais évoqué les pérégrinations d’une princesse égyptienne appartenant à la dynastie de Mehmet Ali qui a vécu dans la régence de Tunis au début du 20ème siècle et a participé aux réformes ayant conduit à l’affirmation de l’autonomie politique de la Tunisie. J’y ai évoqué son circuit dans le sud tunisien qui est intervenu antérieurement mais en léger décalage avec les différents déplacements de Hachaichi dans la même région.
J’y ai mentionné à cette occasion une étude élaborée par Hachaichi où ce dernier affirmait que malgré l’abrogation du trafic d’êtres humains par le Mouchir Ahmed Bey 1er en 1846, l’esclavage de caravane (des noirs) continuait à se pratiquer. Hachaïchi en donne dans son livre moult détails mais il semble qu’avec la décision du monarque l’esclavage soit devenu simplement un commerce de transit à partir du sud de la Tunisie vers l’Algérie et le Maroc, encouragé en cela par la présence des Touareg du Sahara.
Donc l’esclavage continuait de se pratiquer en Tunisie ?
En elle-même, la société tunisienne était très conservatrice à l’époque, était restée esclavagiste et même le fameux historiographe Ahmed Ben Dhiaf n’a pas ouvertement condamné dans ses écrits l’esclavage, malgré son abolition officielle par le Bey. Il a simplement appelé les Tunisiens à « plus d’humanité » dans leur comportement avec les esclaves.
Hachaïchi procède lui-même à la date de son périple (en 1896) à une comparaison du prix des esclaves par rapport à celui des autres marchandises, donc un demi-siècle après l’abolition officielle de la traite des noirs. Il reste d’ailleurs des séquelles de l’esclavage dans la généalogie des Tunisiens mais je ne pense pas que l’on ait intérêt à présent le couteau dans la plaie.
Nous sommes tous quelle que soit notre race des Tunisiens à part entière mais nous ne devons pas non plus nous voiler les yeux et il existe simplement un travail de reconstitution d’ordre historique à élaborer pour établir la vérité.
Dans votre introduction du livre vous évoquez la problématique de la traduction. Qu’en est-il ?
Le problème est que l’original écrit en arabe a malheureusement été égaré. Or comme nous le voyons dans la traduction présente dudit ouvrage. Par ailleurs il faut savoir que ce texte a été reproduit sans modification pour lui conférer son cachet original.
Naturellement la traduction de l’ouvrage de Hachaïchi ayant été assurée par deux interprètes rétribués pour leur travail par les autorités du Protectorat, à savoir Victor Serres et Mohamed Lasram, dont le premier exerçait en ce moment en tant que Contrôleur civil attaché à la Résidence générale de France à Tunis et le second, directeur de l’Administration des forêts d’oliviers en Tunisie.
Les interprètes avaient connu Mohamed Hachaichi alors qu’ils étaient en train de préparer également ensemble la traduction d’un autre livre « Mechra El Melki (Chronique tunisienne 1701- 1771 pour servir à l’histoire des quatre premiers beys de la famille husseinite) de Mohamed Seghir Ben Youssef (un Kouloughli (1691-1771) Paris Le roux 1900) ».
La traduction du « voyage.. » m’a quelque peu surpris pour les raisons que je vais énoncer : L’un des premiers interprètes Victor Serres était un Contrôleur civil français, et à ce titre il n’est pas étonnant qu’il ait pris (surtout au début) certaines libertés avec le texte de Hachaïchi en le traduisant en tenant parfois des propos laudateurs vantant les mérites du Protectorat français, et ce à condition que Hachaïchi, n’ait pas tenu ces propos lui-même et on ne peut pas le vérifier puisque l’original du texte a été « égaré ».
D’ailleurs même Mhammed Belkhodja qui a été l’auteur de la biographie de Mohamed el Karoui de deux ouvrages connus : « Le périple Fallièrien » et « le périple Naceurien » en ayant été le chef du Protocole de plusieurs beys successifs dont Naceur Bey, n’a pas par obligation été avare en flatterie pour le Protectorat.
On peut donc ne pas s’étonner si l’emphase existe dans le livre, issue du second interprète qui était à ce moment directeur de la « Ghaba » mais aussi membre du conseil d’administration de la Khaldounia dont le doyen était Mohamed el Karoui (les autres membres étaient Salem Bouhajeb, Béchir Sfar, Younès Hajjouj, Khairallah Ben Mustapha et le cheikh Mohamed Radhouane).
Béchir Sfar avait ensuite relayé Mohamed el Karoui à la direction de la Khaldounia, suivi par Béchir Guellaty…et Mohamed Lasram qui est resté à ce poste beaucoup plus longuement de 1900 à 1909.
En résumé, à cette époque on ne pouvait pas parler facilement de patriotisme des employés indigènes au sein de l’administration coloniale d’autant plus que ces derniers étaient partagés entre servir leur pays et éviter l’épée de Damoclès de la puissance colonisatrice à un moment ou le mouvement nationaliste était encore balbutiant.
Evidemment, Mohamed Lasram, ancien élève de Sadiki était certainement compétent plus que d’autres dans la maîtrise de la langue française et la traduction et a pu se plier à une injonction indirecte de traduire selon « les normes » au risque de voir sa carrière administrative compromise mais on remarque en même temps que Mohamed el Karoui, qui était auparavant chef de la traduction à la commission financière internationale présidée par Keireddine, alors ministre de la Marine dans le gouvernement Khaznadar, et dont la production littéraire est assez étoffée n’a jamais entrepris la traduction de livres de l’arabe vers la langue française alors qu’il eut pu le faire, sans doute pour ne pas avoir à prendre un choix qui lui aurait déplu.
Quelle est l’inspiration qui a guidé votre choix de publier le livre de Hachaïchi ?
L’idée de publier de nouveau le texte de Hachaïchi m’a été inspirée par la lecture d’un autre livre de ce dernier intitulé « al taârif biabi al Hassen echhedli wa ashabihi al arbaine ».
L’auteur-présentateur (le Dr Touili) précise dans l’introduction de ce livre que le cheikh Mohamed Hachaïchi a écrit de nombreux ouvrages parmi lesquels « Al Rahla al sahraouia » ou « l’expédition saharienne » qui est un livre rare dont l’original a donc été égaré et dont a subsisté la présente traduction en langue française avec le titre sus-indiqué, publiée en 1903. Hachaïchi aurait selon lui tenu à le faire traduire en français parce qu’il était principalement destiné aux Français. A signaler aussi que ce livre avait encore été retraduit en langue arabe en 1988 en ayant pour auteur le regretté Mohamed Marzouki.
Propos recueilli par : K.M.