Tunisie: 14 ans après, que s'est-il passé dans la nuit du 14 au 15 janvier?
Quatorze ans après et cette fameuse journée du 14 janvier 2011 n’a pas encore révélé tous ses secrets. Cette journée qui a marqué la fin d’un régime, celui de l’ancien président Zine El Abidine Ben Ali, parti précipitamment en Arabie Saoudite pour accompagner sa petite famille, dans l’espoir de rentrer le lendemain à Tunis. Mais les événements ont pris une autre tournure à laquelle il ne s’attendait pas, comme, d’ailleurs, l’ensemble des Tunisiens, incrédules, les yeux rivés sur les écrans de télévision pour suivre des informations totalement manipulées.
Au même moment, des milliers de manifestants se rassemblaient devant le siège du ministère de l’intérieur pour scander le fameux slogan « dégage » devenu depuis un label tunisien, avant de se disperser sans dégâts. Et ce n’est que vers 18h00 que les Tunisiens apprennent le départ de Ben Ali quand la chaine de télévision nationale, la TV 7, diffusa la déclaration du premier ministre Mohamed Ghannouchi qui, au palais de Carthage où il a été convoqué en compagnie de Fouad Mebazaa, président de la Chambre des députés, et Abdallah Kallel, président de la Chambre des conseillers par Sik Salem, l’adjoint du directeur général de la sécurité présidentielle Ali Seriati, arrêté à la Aouina sur ordre du ministre de la défense Ridha Grira, annonça, qu’en vertu de l’article 56 de la Constitution de juin 1959, il assume l’intérim du président de la République.
Soupçons de machination et de trahisons
A peine investi, Mohamed Ghannouchi, a été vite déchargé, le lendemain, de la magistrature suprême et remplacé par le président du parlement Foued Mebazaa, suite à une intervention sur la chaine qatarie du doyen Sadok Belaid qui appela au passage à l’article 57 de la Constitution, actant, ainsi la vacance définitive du pouvoir.
Depuis, on n’en sait que peu ou prou sur ce qu’il s’est réellement passé en cette journée du vendredi 14 janvier 2011 et dans la nuit du 14 au 15 au siège du ministère de l’intérieur. Ben Ali était parti en Arabie Saoudite pour y rester. Il est mort plus de huit ans après, le 19 septembre 2019, et enterré dans sa terre d’exil, sans laisser ni témoignages ni mémoires. Sa femme Leila Trabelsi surnommée « la régente de Carthage » a publié, en juin 2012 en France, un livre sous le titre fort évocateur « Ma Vérité », écrit certainement par un scribe et dans lequel elle est revenue sur « la fameuse journée du 14 janvier 2011 qui a vu le départ précipité de son mari et a donné lieu à toutes les interprétations ». Sans pour autant donner trop du crédit à cette femme accusée de tous les maux et de toutes les forfaitures, ni prendre ce qu’elle raconte dans ce livre pour argent comptant, certains passages méritent, cependant, d'être relevés. Elle évoque, en effet, ce qu’elle appelle le « scénario de fin du monde » d’Ali Seriati : bombardement du palais, bain de sang, et surtout risque du président d’être assassiné par un de ses gardes corps s’il s’obstinait à rester ». La fameuse taupe dont parlait le directeur général de la sécurité présidentielle et qui, depusi n'a pas été débusquée. Tout comme les fameux "tireurs d'élite" (quannassas), qui auraient tué de sang froid plusieurs manifestants. Ses propos ont été confirmés par Jeune Afrique qui, dans un article publié le 25 janvier 2012, Tunisie : la véritable histoire du 14 janvier 2011, l’auteur Abdelaziz Ben Hassouna a essayé de reconstituer sur la base de plusieurs auditions et témoignages d’acteurs directs ce qu’il s’est passé en cette journée. Seriati avertit le président : « J’ai reçu des informations émanant de soi-disant services spéciaux britanniques selon lesquelles il y aurait une taupe au sein de la présidence, sans identification et sans indication de sa fonction. » Or, ajoute JA « au fur et à mesure que les témoins s’expriment, des morceaux de vérité surgissent, mais aussi des soupçons de complot et de désinformation, une amnésie souvent feinte, des contradictions, ou tout simplement des faits qui prouvent que les concours de circonstances ont eux aussi joué un rôle ». Voilà qui est dit car les soupçons de complot et de trahisons, ne cessent encore de tarauder les esprits.
De son côté, l’ancien ambassadeur de Tunisie à l’UNESCO, Mezdi Haddad qui a « choisi d'écrire pour renvoyer les menteurs à leurs mensonges, les imposteurs à leur imposture et les opportunistes à leur opportunisme », a publié, en septembre 2011 un livre intitulé « La face Cachée de la Révolution Tunisienne ». Il y réfute la spontanéité de cette révolution et pense qu’il s’agit d’une « machination contre la Tunisie au nom de la démocratie » et que « cela relève d’un plan stratégique américain élaboré dès l’arrivée de Barack Obama à la maison blanche et dont on « voit les applications en Egypte, en Libye, en Syrie et au Yémen » sous l’appellation du « Printemps arabe ».
Ben Ali parti, mais tous les leviers du pouvoir sont restés, le gouvernement, le parlement, le parti RCD,…cela n’avait pas suffi pour contrôler la révolte.
La réunion qui a scellé le sort de Ben Ali
Dans la nuit de vendredi à samedi le général Rachid Ammar, chef d’état major interarmes, chargé par Ben Ali de coordonner toute la sécurité, reçoit sur son portable un appel du président pour s’enquérir de la situation et se demandait s’il pouvait revenir. Ammar ne le rassure pas en lui répondant « Je ne peux rien vous dire pour l’instant, monsieur le président. La situation n’est pas claire. » Ben Ali : « Alors je vous rappellerai demain, mon général. » Ben Ali ne rappellera pas. Mais il arrive à joindre le ministre de la défense Ridha Grira qui, selon une conversation audio largement partagée et confirmée par Leila Ben Ali dans son livre lui déclara que « la situation est grave et le bilan est très lourd » et lui demanda de « rester quelques jours en Arabie Saoudite » et de ne pas revenir avant qu’il ne l’appelle. Il l’avait également informé de l’arrestation d’Ali Seriati parce qu’il était impliqué dans un complot le visant.
Dans la nuit du vendredi 14 au samedi 15, au siège du ministère de l’intérieur se tient une réunion pour évaluer la situation et prendre des décisions qui allaient alors sceller le sort de Ben Ali et engager le pays dans une autre voie. Y participaient Mohamed Ghannouchi, l’éphémère président intérimaire, Ridha Grira le ministre de la défense, Ahmed Friaa le ministre de l’intérieur qui venait de remplacer au pied levé Rafik Haj Kacem quelque jours avant et le chef de l’armée Rachid Ammar.
Vers minuit, heure locale, 22h00 heure tunisienne, l’avion présidentiel atterrait à Djeddah. Ben Ali demanda au commandant Cheikh Rouhou de l’attendre le temps d’installer sa famille dans la résidence mise à sa disposition par les autorités saoudiennes. Inquiet, ce dernier appela son PDG Nabil Chettaoui pour lui demander s’il devait patienter ou revenir sans le président. Avant de prendre la décision, Chettaoui tata le pouls de Mohamed Gannouchi qui, le renvoya à Ridha Grira. La sentence tomba alors : « dites au commandant de rentrer à Tunis tout de suite sans attendre personne ».
Les conditions de la vacance du pouvoir sont maintenant réunies et le passage à l’article 57 de la Constitution, tel que martelé par le doyen Belaid, a été actionné. Il fallait alors réunir les membres du Conseil constitutionnel pour constater la vacance définitive du poste du président de la République. Son président Fethi Abdennadher étant injoignable, la vacance a été constatée par les membres présents et le président de la Chambre des députés Foued Mebzaa fut invité, tout juste après à prêter serment devant les deux bureaux des deux chambres.
La suite on la connait. Mais ce que l’on ne connait pas encore et qu’il est du droit des Tunisiens de le savoir, c’est faire la lumière sur les zones d’ombre qui demeurent sur cette fameuse journée.
B.O
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