Tunisie-justice: plus de 140 condamnés à mort, mais la corde reste invisible

Tunisie-justice: plus de 140 condamnés à mort, mais la corde reste invisible

La Chambre criminelle spécialisée dans les affaires de terrorisme près la Cour d’appel de Tunis a prononcé la peine de mort contre deux assaillants impliqués dans l’attaque terroriste de Boulâaba, à Kasserine.

 Quelques jours plus tôt, elle a condamné deux accusés à mort dans le procès de l’assassinat de Chokri Belaïd, abattu en 2013. Ces verdicts rappellent que, malgré un moratoire de fait depuis 1991, la peine de mort reste appliquée dans les jugements tunisiens, même si aucune exécution n’a été ordonnée depuis 34 ans.

 Sous Bourguiba : la peine capitale comme symbole d’autorité (1956–1987)

Dès l’indépendance, Habib Bourguiba conserve la peine de mort dans le Code pénal tunisien, considérant qu’elle doit servir à préserver l’ordre social et moral.
Les premières exécutions concernent des meurtriers, mais aussi des opposants politiques ou des militaires accusés de complot.
Cette politique illustre une justice alignée sur la logique d’un État fort, où la sanction suprême visait autant à punir qu’à dissuader.

 Sous Ben Ali : la dissuasion sans exécution (1987–2010)

Le président Zine El-Abidine Ben Ali maintient la peine capitale, notamment pour les crimes graves et les actes terroristes.
La dernière exécution date de 1991 : celle de Naceur Damergi, surnommé le boucher de Nabeul, pendu pour le meurtre d’enfants.
Après cette pendaison, aucune autre exécution n’a eu lieu.
Les tribunaux ont continué à prononcer des peines de mort — plus d’une centaine durant les deux décennies suivantes — mais elles n’étaient jamais appliquées.
Sous Ben Ali, la peine capitale devient donc un symbole de fermeté, sans traduction pratique. Le régime joue sur l’ambivalence : maintenir la peur, éviter la controverse.

Après 2011 : moratoire confirmé, mais la justice persiste

Après 2011, le président Moncef Marzouki  décide en 2012 de commuer 125 peines capitales en réclusion à perpétuité, plaidant pour une réforme législative qui n’a jamais vu le jour.
Pourtant, la peine de mort reste inscrite à l’article 7 du Code pénal, qui prévoit qu’elle s’exécute par pendaison.

Selon un rapport de l’ONG ECPM, la Tunisie comptait 136 condamnés à mort fin 2023, dont trois femmes.
Chaque année, les tribunaux prononcent encore entre 10 et 40 condamnations, souvent dans des affaires de terrorisme ou de meurtre prémédité.
Les verdicts Belaïd et Boulâaba illustrent cette continuité judiciaire : un pays qui ne pend plus, mais qui continue à condamner à mort.

 Un débat moral et politique jamais clos

Sur le plan politique, les présidents Béji Caïd Essebsi et Kaïs Saïed se sont tous deux déclarés favorables au principe de la peine de mort pour les crimes les plus atroces, tout en s’abstenant d’en ordonner l’exécution.
À l’inverse, les défenseurs des droits humains — LTDH, Amnesty International, FTDES, ECPM — appellent à son abolition totale, estimant qu’elle viole le droit à la vie et n’a aucun effet dissuasif prouvé.

Sur le plan international, la Tunisie reste abolitionniste de fait, mais pas de droit.
Elle s’est abstenue ou a voté contre les résolutions de l’ONU appelant à un moratoire universel, et n’a toujours pas signé le protocole additionnel du Pacte international relatif aux droits civils et politiques interdisant la peine de mort

Une peine suspendue entre héritage et hésitation

Plus de trois décennies après la dernière exécution, la Tunisie vit dans un entre-deux juridique et moral :

la justice prononce encore la peine capitale, l’État refuse de l’exécuter, mais le Parlement n’ose pas l’abolir.

Ainsi, chaque nouveau verdict capital, comme ceux de Belaïd et Boulâaba, vient raviver une question restée sans réponse : la Tunisie osera-t-elle un jour rompre avec la mort ?

Espacemanager avec sources

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