Tunisie : La fête du sacrifice « sacrifiée »

Tunisie : La fête du sacrifice « sacrifiée »

La journée d’hier a marqué le début de l’Aïd-el-Kébir pour les musulmans du monde entier. La célébration de cette fête, considérée comme la plus importante de l’Islam, consiste, entre autres, à sacrifier un mouton en commémoration d’un épisode cité dans le Coran quand le prophète Ibrahim s’est vu « en songe en train d’immoler » son fils Ismaël, en exécution de l’ordre de Dieu. Mais « quand tous deux se furent soumis (à l'ordre d'Allah) et qu'il l'eut jeté sur le front »( Sourate As-Saffat en arabe : سورة الصافات, verset 103), il fut interpellé par l’ange Gabriel venu lui offrir un bélier à la place de son enfant, sauvé in extrémis, par la volonté du Tout Puissant .  

« Le silence des agneaux »

Même si le sacrifice n'est pas obligatoire, l’Aïd-el-Kébir connait, généralement, un engouement particulier et les familles tunisiennes n’hésitent pas, parfois, à s’endetter pour s’acheter un mouton. Ce qui n’a pas été le cas cette année. Le constat est clair. Moins de « rahbas » et moins de frénésie. La hausse des prix des moutons, ajoutée à la baisse de la production, en raison notamment de la sécheresse, ont contraint de nombreuses familles à « sacrifier le sacrifice ». Elles se sont rabattues sur la viande déjà découpée et vendue au kilo chez le boucher du quartier, mais dont les prix se sont envolés de manière vertigineuse pour dépasser les 45 dinars.

Selon les estimations, on a enregistré, cette année une baisse de 25 à 30 %, par rapport à l’année précédente. D’ailleurs, aussi bien les jours précédents l’Aid ou le jour de l’Aid on entendait moins de bêlements que d’habitude. C’est le silence des agneaux.

L’engouement ressenti durant cette période ayant fortement baissé, l’activité des petits commerçants saisonniers s’en est fortement ressentie. Certains d’entre eux ont compensé cette perte par l’augmentation des prix.

La panoplie de métiers occasionnels qui, d’habitude, fleurissent et s’installent dans les rues et les quartiers populaires et qui sont fortement ancrés dans le rituel du sacrifice et particulièrement liés à cette tradition, parce qu’ils permettent aux personnes qui les pratiquent d’engranger un revenu pour garnir un bas de laine en ces temps difficiles, étaient moins visibles, par ce temps de crise.

Et pas uniquement les éleveurs de moutons parmi les agriculteurs ou autres commerçants ambulants qui sillonnent le pays de long en large pour écouler leurs agneaux au bord de la route ou dans des lieux « squattés » et aménagés pour la circonstance. Pour ces gens, l’occasion de l’Aïd est une opportunité qu’il ne faut pas rater.

N’est pas boucher qui veut
Sur ce plan, les Tunisiens qui ne manquent pas d’astuces pour se remplir les poches durant ces journées de fête ont, ainsi, créé ou se sont reconvertis dans des « professions juteuses » qui rapportent beaucoup. Cela va des petits transporteurs et des d’affûteur- rémouleurs de couteaux, aux vendeurs de foin. La fête de l'Aïd c'est aussi l'occasion de vendre le charbon et les petits barbecues pour « le méchoui ». Chacun se débrouille comme il peut pour gagner un peu plus d’argent en ces temps de crise. Faisant monter les prix, au grand dam des consommateurs.

Autre activité qui fleurit en cette période de l’Aid El Kébir, c’est le commerce des accessoires notamment tout ce qui est en rapport avec les plats préparés pendant cette semaine, comme le barbecue, le « Kanoun »,  cet ustensile de cuisine tunisienne avec du charbon de bois en feu, et les brochettes consommées volontiers les jours de l’Aid, ainsi que toutes sortes d’épices prisés à cette occasion.

La profession le plus fréquente est celle du boucher, ou plutôt « l’égorgeur » de moutons. La société tunisienne ayant connu de profondes mutations, il est de plus en plus rare de trouver un père, un oncle, un frère ainé ou un voisin qui sait bien égorger le mouton de l’Aid selon « la sunna ». Les professionnels ne sont pas toujours disponibles et préfèrent recevoir dans leurs boucheries les clients désireux de sacrifier leurs moutons sur leur autel. C’est plus rentable pour eux. Or, le sacrifice devrait se faire en communion, en famille et à domicile. Commence alors la quête d’un « égorgeur », facilement reconnaissable avec des habits maculés de sang et armé de longs couteaux. Il est souvent accompagné d’un apprenti, un fils, un frère ou un neveu, sinon un ami, et il est muni de tous les outils nécessaires : couperet, couteau, hachoir, scie. Ces « bouchers saisonniers » sont pour la plupart des ouvriers de chantier, des bergers ou des sans-emplois.  Ils égorgent, en général, une dizaine de moutons, si ce n'est plus, pendant la matinée de l'Aïd. Pour égorger et dépiauter un mouton, les tarifs varient, selon le quartier et la maison du propriétaire, entre 40 dinars et 60 dinars, voire plus. La société Allouhoum a fixé le prix à 30 dinars seulement.  Nettoyer la « daouara » (les tripes) est un supplément qui coûte, en moyenne, 10 à 20 dinars de plus. En une seule matinée, ces égorgeurs peuvent se faire jusqu’à mille dinars.

Ce n’est pas le cas de Mustapha(le nom a été changé) qui a ouvert une boucherie dans le coin de la rue, dans un quartier  de l’Ariana. Depuis les premières heures de ce premier jour de l’Aid, sa boucherie ne désemplit pas. Avec son fils, également boucher de son état, ils se sont partagés les tâches : au père le découpage sur place et au fils, accompagné d’un neveu, la mission d’égorger. Les prix sont fixes : 60 dinars pour égorger et 50 ou 60 autres pour découper. Pourtant la société Allouhoum a fixé les prix à 30 dinars seulement, pour chacune des deux activités. N’est pas boucher qui veut, répètent-ils.

Fête commerciale

Entre temps, des jeunes, pour la plupart lycéens ou étudiants, s’improvisent en « nettoyeurs » de têtes et de pattes de moutons. Ils se mettent généralement à plusieurs, et en familles, allument le feu de bois ou à défaut utilisent des chalumeaux pour passer têtes et pattes à la flamme afin de faire disparaitre les poils. Là aussi, les tarifs varient selon les coins, mais la moyenne, cette année, c’est dix à quinze dinars par tête de mouton, les quatre pattes comprises.

Pour la découpe du mouton, les familles préfèrent recourir à des bouchers professionnels qui disposent non seulement d’outils divers mais aussi du savoir-faire de découpage, épluchage, désossage, ficelage et préparation de la merguez. Ils ne sont pas aussi malheureux que cela et ils ont trouvé un nouveau filon pour se faire de l'argent. Le prix de découpe varie entre 40 et 60 dinars, mais il peut aller au-delà. Tout dépend du boucher, de l'endroit et de la taille du mouton. Durant la journée de l’Aid et les deux jours qui suivent, les bouchers qui n’ont plus de viande à vendre, gagnent beaucoup plus que pendant les journées ordinaires.

Ces pratiques ont toujours existé, mais elles sont, désormais, un véritable commerce avec des prix fixes et exorbitants. Entre transport, foin, égorgement et découpe, les dépenses varient facilement 150 et 200 dinars.

L'Aïd El Kebir, est devenu, ainsi, une fête commerciale où tout se monnaye. Et comme les familles tunisiennes, ne lésinent, généralement, pas sur les moyens pour sacrifier un mouton, elles se trouvent, au moment du décompte, « déplumés », alors que le mouton est déjà presque consommé.

B.Oueslati

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