Tunisie : l’hémorragie des jeunes cerveaux continue
Un chiffre annoncé samedi 24 février 2024, par Kamel Sahnoun, le doyen des ingénieurs tunisiens, fait froid au dos. Il a révélé que plus de 6500 ingénieurs quittent le pays chaque année, ce qui représente une perte annuelle de 650 millions de dinars. Selon lui, la formation d'un ingénieur tunisien coûte 100 mille dinars aux contribuables.
On le sait déjà. Depuis 2011, ce ne sont pas seulement les pauvres hères entassés dans des embarcations de fortune, chavirant au large, devenues tristement légion, qui ont décidé de fuir le pays. Le mal est encore plus profond et il devient ancré dans notre pays au cours des dernières années. La tendance se trouve, même inversée puisque ce sont les jeunes diplômés dans diverses spécialités qui profitent de la moindre opportunité pour faire leur vie ailleurs.
Dans un rapport publié en novembre 2017, l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) a fait état du départ volontaire de 95 000 jeunes cadres tunisiens depuis la chute du régime de l’ancien président Ben Ali, en janvier 2011, pour faire leur vie ailleurs, dont 84 % en Europe. Il s’agit principalement, selon le même rapport, de « diplômés de haut niveau tentés par des perspectives d’avenir plus prometteuses que celles que leur propose la Tunisie ».
Les chiffres ne mentent pas
Les chiffres sont formels et ne mentent pas. Et en l’absence de statistiques officielles, l’on ne peut que se fier aux rapports publiés à l’étranger par des organisations gouvernementales et non gouvernementales pour saisir l’ampleur de cette hémorragie. Ce chiffre de l’OCDE serait certainement dépassé, aujourd’hui, car le phénomène s’est amplifié au cours des dernières années. Car, en plus des ingénieurs, on ne compte pas le nombre de médecins, un millier chaque année, qui émigrent « faute de conditions favorables de travail dans leur pays », selon l'Association des médecins tunisiens dans le monde (AMTM). Débutants ou expérimentés c’est l’exode des blouses blanches vers d’autres cieux. Ce qui traduit une situation de plus en plus inquiétante sur fond d’un climat délétère à tous les niveaux.
Un médecin sur quatre inscrits à l’Ordre des médecins français est né à l’étranger, selon un rapport de Profil médecins. Bon nombre des médecins de nationalité étrangère ont suivi leurs études en France, ajoute le même rapport. La situation varie, toutefois, beaucoup selon le pays d’origine. Ainsi, près de 80 % des médecins maghrébins ont été diplômés dans l’Hexagone (72 % des Marocains, 90 % des Tunisiens et 86 % des Algériens), ce qui n’est pas anodin lorsque l’on sait que 25 % des praticiens étrangers installés en France viennent d’Algérie et 11,5 % du Maroc et 7,1% de la Tunisie.
A leur tour, l’on ne compte pas le nombre d’enseignants universitaires et de chercheurs qui ont quitté la Tunisie pour entamer leur vie professionnelle ailleurs, en raison notamment, de la situation du pays confronté à une crise économique et sociale aiguë et à l’incapacité des gouvernements successifs à juguler le chômage des jeunes diplômés.
La France et l’Allemagne demeurent les pays les plus attractifs pour ces jeunes cerveaux, notamment parmi les ingénieurs en informatique, les médecins et les enseignants-chercheurs. Pour les universitaires qui se prévalent d’une bonne expérience, ce sont les pays du Golfe et en premier lieu l’Arabie Saoudite qui les attirent le plus en raison des salaires bien plus intéressants que ceux offerts par les universités tunisiennes et des conditions de travail, de loin meilleures, avec moins de grèves et de mouvements de protestation.
Quid de la migration des étudiants ?
A ce phénomène s’ajoute un autre non moins inquiétant, celui de la migration des étudiants. Les bureaux de migration régulière vers des pays comme la France, l’Allemagne ou encore le Canada et les pays de l’Est comme la Russie et l’Ukraine connaissent une forte demande de la part de jeunes bacheliers. Tout comme « Campus France » qui reçoit les demandes de préinscription à partir du mois de janvier de chaque année. Les raisons souvent invoquées ont un rapport avec l’éternel problème du système d’accès à l’enseignement supérieur en Tunisie et à la qualité du système d’enseignement à l’étranger. Leur nombre va croissant et il est estimé à plus de 80 000. Mais c’est l’Hexagone qui demeure l’attraction la plus prisée où en 2022/2023, pas moins de 13 661 étudiants tunisiens poursuivent leurs études en France. Parmi eux, 57% sont étudiantes. Sans compter ceux qui ont emprunté d’autres circuits pour s’inscrire dans les différentes institutions universitaires, soit 4% de l’ensemble des étudiants étrangers. Ils arrivent en sixième position loin derrière les Marocains (40 371), les Algériens (31 032) et les Chinois (27 479), selon les statistiques fournies par « Campus France ». La France constitue, en effet, pour beaucoup de jeunes maghrébins, un choix « naturel » compte tenu des liens historiques, culturels et politiques, selon une étude monographique menée conjointement par l’Observatoire français de la vie étudiante(OVE) et l’Observatoire tunisien de la jeunesse(ONJ) en 2009, sur « les étudiants tunisiens en France ».
Ces étudiants sont de moins en moins enclins à envisager un retour en Tunisie. Selon des études menées, un peu plus de la moitié d’entre eux, (55%), préfèrent rester dans les pays d’accueil, en fonction de « leur légitime intérêt personnel » et ce, bien qu’ils demeurent attachés à leur pays et n’excluent pas totalement l’éventualité du retour qu’ils conditionnent essentiellement par les perspectives que leur offre leur Pays. Des perspectives qui, pour le moment, son confuses.
Photo : la Revue pour l'intelligence du monde
B.O
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