Volodymyr Khomanets (Ambassadeur d’Ukraine en Tunisie): "La neutralité est impossible entre l’agresseur et l’agressé" 

Volodymyr Khomanets (Ambassadeur d’Ukraine en Tunisie): "La neutralité est impossible entre l’agresseur et l’agressé" 

Le fondateur et président du think tank Mediterranean Development Initiative (MDI), Ghazi Ben Ahmed, vient de réaliser cette interview avec l’ambassadeur d’Ukraine en Tunisie Volodymyr Khomanets qui revient sur cette triste guerre entre la Russie et l’Ukraine.

Récit :

De nombreux Russes étaient opposés à la guerre en Ukraine. Quel est l'impact de la propagande russe et du révisionnisme de l'histoire sur cette guerre ?

Le rôle des médias dans le monde d'aujourd'hui s'est considérablement accru et continuera de croître. Ceci, d'une part, offre l'occasion d'apprendre la vérité, d'autre part - de devenir victime de manipulation. Le problème est que la plupart des gens sont déterminés dès le départ à rechercher les informations qu'ils veulent entendre. Le niveau de manipulation a incroyablement augmenté.

La plupart des Russes reçoivent des informations de la télévision et tous les réseaux de télévision russes sont contrôlés par l'État. Le président Poutine peut "dessiner" aux Russes n'importe quelle image télévisée sur la guerre et la situation internationale autour de la Russie, et ils l'accepteront, car c'est plus facile de le faire. Un réfrigérateur vide sera beaucoup plus convaincant.

La manipulation de l'histoire est la même propagande. Nous devons décider par nous-mêmes ce que nous voulons - trouver la vérité, et c'est beaucoup plus difficile, ou être manipulés.

 Je ne peux m’empêcher de faire un parallèle avec le film du réalisateur polonais Andrzej Wajda, Katyń, projeté récemment au centre culturel de Tunis. C’est l’histoire de l'assassinat de masse, par la police politique de l’Union soviétique (le NKVD), au printemps 1940 dans la forêt de Katyń, de plusieurs milliers de Polonais.

Ce film m’a beaucoup ému. Andrzej Wajda est un grand réalisateur. Dans le film, Katyń, il raconte l'histoire tragique de son père, l'un des 22 500 officiers polonais massacrés par les Soviétiques en 1940 à Katyn et d'autres camps. Il illustre très bien aussi l'entreprise de falsification de l'histoire menée par le pouvoir communiste et les tentatives de certains proches des victimes pour défendre la vérité. L’histoire enseigne que l’on ne peut pas être neutre ou ignorer les faits. Entre l’agresseur et l’agressé, le choix est facile, aujourd’hui en Ukraine comme hier à Katyń en Pologne. 

La Tunisie a condamné l'agression russe à l'ONU, mais de nombreux pays, notamment en Afrique, sont restés neutres, comment expliquez-vous cela ?

J’ai grandement apprécié le vote de la Tunisie, parmi 141 autres pays, de la résolution de l’Assemblée générale des Nations unies en faveur de l’Ukraine. C’était un moment important, un moment de solidarité avec un pays agressé, victime d’une guerre violente et de massacres terribles dans plusieurs villes comme Boucha, Marioupol…

J’ai été le premier à applaudir ce vote, car nous avons nous-mêmes été agressé dans le passé par un pays voisin, lors des évènements de Gafsa. En 1980, la Libye de Kadhafi avait organisé une action armée contre le régime tunisien. Nous étions soulagés de pouvoir compter sur le soutien international et la protection de puissances amies. Je n’ose même pas imaginer un instant si au lieu de nous soutenir ils avaient dit, ‘nous allons rester neutres, c’est un conflit entre pays africains et cela ne nous regarde pas’.

Exactement. Le droit international et l’intégrité territoriale doivent être respectés et soutenus par tous les pays. D’ailleurs, le 24 février, au premier jour de l'invasion russe, l'Union africaine avait appelé la Russie au respect « de l'intégrité territoriale et de la souveraineté nationale de l'Ukraine ».

Ceux qui se sont abstenus de voter la résolution contre l’agression russe, l’ont fait probablement par calcul politique. C'est beaucoup plus confortable pour eux. Beaucoup restent inertes en continuant à voir un rôle "spécial" et une "puissance" de la Russie. Une allusion à un rôle "spécial" est le remplacement instinctif de l'ex-URSS par la Russie, ce qui n'est pas vrai du tout. Et la véritable "puissance" de la Russie peut être vue sur les champs de bataille en Ukraine, et elle diminuera inéluctablement.

Macky Sall, président en exercice de l'Union africaine et chef de l'Etat sénégalais s’est rendu à Sotchi (sud de la Russie) pour s’entretenir avec le président Vladmir Poutine le mercredi 3 juin. Lors de cet échange, il a critiqué les sanctions contre la Russie.Pensez-vous que cette diplomatie peut permettre « la désescalade et de travailler pour la paix", comme l’a indiqué Macky Sall ?

Nous sommes pour la diplomatie afin de cesser durablement la guerre et de trouver une solution européenne satisfaisante pour toutes les parties. Toutefois nous croyons que l’agresseur doit sentir en permanence le prix croissant de la guerre.

Notre président Volodymyr Zelensky voudrait s’adresser à l’Union africaine comme il l'a déjà fait dans différents Parlements du monde, mais ses requêtes sont restées sans réponse jusqu’à maintenant. Nous ne perdons pas espoir. Il y a une coordination entre les ambassadeurs ukrainiens dans les différents pays africains afin d’y arriver, et pouvoir sensibiliser le continent sur la brutalité de l’invasion russe en Ukraine et lancer les bases d’une coopération future. Les intérêts économiques et géopolitiques jouent énormément dans ce jeu diplomatique. Toutefois, nous ne faisons plus confiance à la Russie, et nous sommes pour une diplomatie dure, « hard diplomacy », seul moyen de stopper les ardeurs guerrières du chef du Kremlin et d’arrêter durablement cette guerre. C’est le seul langage que comprend Poutine.

GBA : Le président de l’Union africaine a déclaré que les pays africains sont des victimes innocentes de la guerre en Ukraine et en Russie. Des efforts croissants sont déployés pour faciliter l'exportation de céréales et d'engrais. Espérez-vous que la diplomatie réussira?

Pour vous répondre, nous devons construire une chaîne logique. 1) L'agression de la Russie contre l'Ukraine n'a été provoquée d’aucune façon. 2) La guerre menée par la Russie contre l'Ukraine provoque une crise alimentaire mondiale. Comment intégrer dans cette chaîne les tentatives de résoudre le problème en coopérant avec celui qui l'a créé à sa discrétion ? Je crois que la seule issue est d'arrêter l'agresseur.

La Russie a apporté beaucoup de souffrances à l'Afrique. Nous avons entendu parler de tueries, de violences et d'exactions exécutées par le groupe wagner russe dans le continent africain. Cela dit, on ne voit pas la volonté de nombreux pays africains à faire preuve de discernement.

 Les 164 membres de l’OMC, l’organisation mondiale du commerce, ce sont réunis récemment à Genève, pour essayer de s’accorder sur un certain nombre de dossiers urgents. Parmi lesquels l’ouverture de corridors d’exportations des céréales d’Ukraine en direction des pays menacés par la famine. Etes-vous optimiste ?

Nous pouvons l’être, si nous arrivons à mobiliser l’Afrique. Odessa, au sud de l'Ukraine, dispose du plus grand port maritime du pays.Avant la guerre, plus de 65% des exportations de céréales ukrainiennes passaient par la mer Noire.Actuellement, entre 20 et 25 millions de tonnes de céréales sont bloquées par la flotte russe de la mer Noire. Et cette quantité de céréales destinées à l'exportation et bloquées en Ukraine en raison de la guerre pourrait tripler d'ici à l'automne pour atteindre 75 millions de tonnes. C’est un chantage odieux que fait la Russie aux occidentaux en prenant en otage des millions de personnes en Afrique et en les affamant. 

L'Ukraine est consciente de son rôle particulier et de son importance dans l'approvisionnement alimentaire des pays africains. Nous nous efforcerons de le faire, et les efforts diplomatiques sont donc une condition préalable à une solution réussie. Tous nos ambassadeurs en Afrique sont mobilisés.

Interview réalisée par Ghazi Ben Ahmed

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