Aid El Kébir : Fête religieuse ou fête commerciale?
Ce samedi 9 juillet, les musulmans du monde entier ont célébré l'Aïd el-Kebir, l'une des deux grandes fêtes religieuses, au cours de laquelle ils sacrifient un mouton. Après deux années de pandémie, le grand pèlerinage à la Mecque, cinquième pilier de l’Islam, s’est déroulé cette année en format moins restreint et dans le respect de nombreuses précautions sanitaires édictées pour cause de pandémie du Covid-19. Les autorités saoudiennes ont autorisé cette année un million de musulmans vaccinés, dont 850.000 venant de l'étranger, à effectuer le hajj, contre deux millions cinq cent mille au cours des années normales.
Le sacrifice du mouton est un rituel pour commémorer un épisode très important, celui de la soumission du prophète Ibrahim à Dieu. Selon le Coran, il a reçu dans ses rêves l'ordre divin de sacrifier son fils Ismaël afin de prouver sa foi. Avant que l’ange Gabriel ne l’interpelle et de lui offrir un mouton au lieu et à la place de son fils.
Abattage sauvage
Ce rituel se perpétue au point de devenir une tradition intangible. Les Tunisiens n’y échappent pas et malgré la crise marquée par l’inflation, la récession et la baisse du pouvoir d’achat, beaucoup d’entre eux sont restés fidèles à la tradition. Ils se sont serrés la ceinture pour s’offrir le mouton de l’Aid et satisfaire leurs enfants en dépit de la flambée des prix. D’autres, et ils ont de plus en plus nombreux, se sont rabattus sur la viande déjà découpée et vendue au kilo chez le boucher du quartier, parfois à plus de 30 dinars, mais plus abordable que le prix du mouton du sacrifice.
Pourtant, près de 1,6 millions ovins ont été fournis pour la fête de l'Aïd. La Société Ellouhoum a fixé les prix entre 500 et 850 dinars, à raison de 14,500 d le kg.
Pendant l’Aid El Kébir, une panoplie de métiers occasionnels fleurissent et s’installent dans les rues et les quartiers populaires. Ils sont fortement ancrés dans le rituel du sacrifice et particulièrement liés à cette tradition. Ils permettent aux personnes qui les pratiquent d’engranger un revenu pour garnir un bas de laine en ces temps difficiles. Et pas uniquement les éleveurs de moutons parmi les agriculteurs ou autres commerçants ambulants qui sillonnent le pays de long en large pour écouler leurs agneaux au bord de la route ou dans des lieux « squattés » et aménagés pour la circonstance. Pour ces gens, l’occasion de l’Aïd est une opportunité qu’il ne faut pas rater. L’abattage sauvage en pleine rue, dans une stabulation voire même dans un balcon, sans aucun respect des règles d’hygiène est devenu presque une pratique régulière. Au vu et au su des autorités municipales et au nez et à la barbe des autorités sanitaires.
N’est pas boucher qui veut
Sur ce plan, les Tunisiens qui ne manquent pas d’astuces pour se remplir les poches durant ces journées de fête ont, ainsi, créé ou se sont reconvertis dans des « professions juteuses » qui rapportent beaucoup. Cela va des petits transporteurs et des d’affûteur- rémouleurs de couteaux, aux vendeurs de foin. La fête de l'Aïd c'est aussi l'occasion de vendre le charbon et les petits barbecues pour « le méchoui ». Chacun se débrouille comme il peut pour gagner un peu plus d’argent en ces temps de crise. Faisant monter les prix, au grand dam des consommateurs.
La profession le plus fréquente est celle du boucher, ou plutôt « l’égorgeur » de moutons. La société tunisienne ayant connu de profondes mutations, il est de plus en plus rare de trouver un père, un oncle, un frère ainé ou un voisin qui sait bien égorger le mouton de l’Aid selon « la sunna ». Les professionnels ne sont pas toujours disponibles et préfèrent recevoir dans leurs boucheries les clients désireux de sacrifier leurs moutons sur leur autel.
C’est plus rentable pour eux. Or, le sacrifice devrait se faire en communion, en famille et à domicile. Commence alors la quête d’un « égorgeur », facilement reconnaissable avec des habits maculés de sang et armé de longs couteaux. Il est souvent accompagné d’un apprenti, un fils, un frère ou un neveu, sinon un ami, et il est muni de tous les outils nécessaires : couperet, couteau, hachoir, scie. Ces « bouchers saisonniers » sont pour la plupart des ouvriers de chantier, des bergers ou des sans-emplois. Ils égorgent, en général, une dizaine de moutons, si ce n'est plus, pendant la matinée de l'Aïd. Pour égorger et dépiauter un mouton, les tarifs varient, selon le quartier et la maison du propriétaire, entre 30 dinars et 60 dinars, voire plus. Nettoyer la « daouara » (les tripes) est un supplément qui coûte, en moyenne, 15 à 20 dinars de plus. En une seule matinée, ces égorgeurs peuvent se faire jusqu’à 500 dinars.
Nettoyeurs de têtes et de pattes
Entre temps, des jeunes, pour la plupart lycéens ou étudiants, s’improvisent en « nettoyeurs » de têtes et de pattes de moutons. Ils se mettent généralement à plusieurs, et en familles, allument le feu de bois ou à défaut utilisent des chalumeaux pour passer têtes et pattes à la flamme afin de faire disparaitre les poils. Là aussi, les tarifs varient selon les coins, mais la moyenne c’est cinq à dix dinars par tête de mouton, les quatre pattes comprises.
Pour la découpe du mouton, les familles préfèrent recourir à des bouchers professionnels qui disposent non seulement d’outils divers mais aussi du savoir-faire de découpage, épluchage, désossage, ficelage et préparation de la merguez. Ils ne sont pas aussi malheureux que cela et ils ont trouvé un nouveau filon pour se faire de l'argent. Le prix de découpe varie entre 30 et 50 dinars, mais il peut aller au-delà. Tout dépend du boucher, de l'endroit et de la taille du mouton. Durant la journée de l’Aid et les deux jours qui suivent, les bouchers qui n’ont plus de viande à vendre, gagnent beaucoup plus que pendant les journées ordinaires.
Ces pratiques ont toujours existé, mais elles sont, désormais, un véritable commerce avec des prix fixes et exorbitants. Entre transport, foin, égorgement et découpe, les dépenses varient facilement 100 et 150 dinars.
L'Aïd El Kébir, est devenu, ainsi, une fête commerciale où tout se monnaye. Et comme les familles tunisiennes, ne lésinent, généralement, pas sur les moyens pour sacrifier un mouton, elles se trouvent, au moment du décompte, « déplumés », alors que le mouton est déjà presque consommé.
B.Oueslati
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