Coronavirus : Le monde d’après, selon Edgar Morin

Coronavirus : Le monde d’après, selon Edgar Morin

Né en 1921, ancien résistant, sociologue et philosophe, penseur transdisciplinaire et indiscipliné, docteur honoris causa de trente-quatre universités à travers le monde, Edgar Morin se livre, dans une grande interview publiée dans le Monde de dimanche-lundi 19 et 20 Avril ? à quelques réflexions et analyse une crise globale qui le « stimule énormément ».

Pour lui, « l’après épidémie sera une aventure incertaine où se développeront les forces du pire et celles du meilleur, ces dernières étant encore faibles et dispersées. Sachons enfin que le pire n’est pas sûr, que l’improbable peut advenir, et que, dans le titanesque et inextinguible combat entre les ennemis inséparables que sont Eros et Thanatos, il est sain et tonique de prendre le parti d’Eros ».

Nous avons choisi pour vous son analyse de cette déflagration mondiale, une crise multidimensionnelle, et comment sera le monde d’après, selon lui.

Quels sont les contours de cette déflagration mondiale ?

En tant que crise planétaire, elle met en relief la communauté de destin de tous les humains en lien inséparable avec le destin bio­écologique de la planète Terre ; elle met simultanément en intensité la crise de l’humanité qui n’arrive pas à se constituer en humanité. En tant que crise économique, elle secoue tous les dogmes gouvernant l’économie et elle menace de s’aggraver en chaos et pénuries dans notre avenir. En tant que crise nationale, elle révèle les carences d’une politique ayant favorisé le capital au détriment du travail, et sacrifié prévention et précaution pour accroître la rentabilité et la compétitivité. En tant que crise sociale, elle met en lumière crue les inégalités entre ceux qui vivent dans de petits logements peuplés d’enfants et parents, et ceux qui ont pu fuir pour leur résidence secondaire au vert. En tant que crise civilisationnelle, elle nous pousse à percevoir les carences en solidarité et l’intoxication consumériste qu’a développées notre civilisation, et nous demande de réfléchir pour une politique de civilisation (Une politique de civilisation, avec Sami Naïr, Arléa 1997). En tant que crise intellectuelle, elle devrait nous révéler l’énorme trou noir dans notre intelligence, qui nous rend invisibles les évidentes complexités du réel. En tant que crise existentielle, elle nous pousse à nous interroger sur notre mode de vie, sur nos vrais besoins, nos vraies aspirations masquées dans les aliénations de la vie quotidienne, faire la différence entre le divertissement pascalien qui nous détourne de nos vérités et le bonheur que nous trouvons à la lecture, l’écoute ou la vision des chefs-d’œuvre qui nous font regarder en face notre destin humain. Et surtout, elle devrait ouvrir nos esprits depuis longtemps confinés sur l’immédiat, le secondaire et le frivole, sur l’essentiel : l’amour et l’amitié pour notre épanouissement individuel, la communauté et la solidarité de nos « je » dans des « nous », le destin de l’Humanité dont chacun de nous est une particule. En somme, le confinement physique devrait favoriser le déconfinement des esprits.

Que sera, selon vous, ce que l’on appelle « le monde d’après » ?

 Tout d’abord que garderons-­nous, nous citoyens, que garderont les pouvoirs publics de l’expérience du confinement ? Une partie seulement ? Tout sera-t-­il oublié, chloroformé ou folklorisé ? Ce qui semble très probable est que la propagation du numérique, amplifiée par le confinement (télétravail, téléconférences, Skype, usages intensifs d’Internet), continuera avec ses aspects à la fois négatifs et positifs qu’il n’est pas du propos de cette interview d’exposer. Venons-en à l’essentiel. La sortie du confinement sera­-t-­elle commencement de sortie de la méga crise ou son aggravation ? Boom ou dépression ? Enorme crise économique ? Crise alimentaire mondiale ? Poursuite de la mondialisation ou repli autarcique ? Quel sera l’avenir de la mondialisation ? Le néolibéralisme ébranlé reprendra­-t-­il les commandes ? Les nations géantes s’opposeront­-elles plus que par le passé ? Les conflits armés, plus ou moins atténués par la crise, s’exaspéreront­ ils ? Y aura­-t-­il un élan international salvateur de coopération ? Y aura-­t-­il quelque progrès politique, économique, social, comme il y en eut peu après la seconde guerre mondiale ? Est-ce que se prolongera et s’intensifiera le réveil de solidarité provoqué pendant le confinement? Les pratiques solidaires innombrables et dispersées d’avant épidémie s’en trouveront elles amplifiées ? Les déconfinés reprendront ils le cycle chronométré, accéléré, égoïste, consumériste ? Ou bien y aura-­t-­il un nouvel essor de vie conviviale et aimante vers une civilisation où se déploie la poésie de la vie, où le « je » s’épanouit dans un « nous » ? On ne peut savoir si, après confinement, les conduites et idées novatrices vont prendre leur essor, voire révolutionner politique et économie, ou si l’ordre ébranlé se rétablira. Nous pouvons craindre fortement la régression généralisée qui s’effectuait déjà au cours des vingt premières années de ce siècle (crise de la démocratie, corruption et démagogie triomphantes, régimes néo­autoritaires, poussées nationalistes, xénophobes, racistes). Toutes ces régressions (et au mieux stagnations) sont probables tant que n’apparaîtra la nouvelle voie politique­, écologique, ­économique, ­sociale guidée par un humanisme régénéré. Celle-ci multiplierait les vraies réformes, qui ne sont pas des réductions budgétaires, mais qui sont des réformes de civilisation, de société, liées à des réformes de vie. Elle associerait (comme je l’ai indiqué dans La Voie) les termes contradictoires : « mondialisation » (pour tout ce qui est coopération) et « démondialisation » (pour établir une autonomie vivrière sanitaire et sauver les territoires de la désertification) ; « croissance » (de l’économie des besoins essentiels, du durable, de l’agriculture fermière ou bio) et « décroissance » (de l’économie du frivole, de l’illusoire, du jetable) ; « développement » (de tout ce qui produit bien­être, santé, liberté) et « enveloppement » (dans les solidarités communautaires)….

Le Monde dimanche 19-lundi 20 Avril pages 28-29.

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