La justice qui n’aura pas lieu
L’ayant rencontré lors d’une réception qui n’avait rien de politique, en décembre 2014, je demandai à un ex-premier ministre, un vieux routier, ce qu’il pensait de la loi sur la justice transitionnelle. Sa réponse fut laconique mais d’une assurance déconcertante : « Cette loi a été conçue pour qu’il n’y ait jamais de justice transitionnelle ».
Le passage du président de la Coordination Nationale Indépendante de la Justice Transitionnelle (CNIJT), Omar Safraoui, sur Elhiwar Ettounsi pour parler de l’initiative qu’il a présentée au président de la république le confirme. Non qu’il l’ait avoué mais parce que sa proposition pour « l'impulsion du processus de la justice transitionnelle » porte en elle un aveu clair.
Premier constat d’échec donc c’est de reconnaitre que le processus de la justice transitionnelle est frappé d’immobilisme ou atteint du syndrome de lenteur obsessionnelle. Il va sans dire, mais mieux en le disant, que ce qui marche comme programmé n’a pas besoin d’impulsion. La CNIJT ne fait que confirmer ce que les profanes en processus transitionnel constatent de visu.
La loi 53 du 24 Décembre 2013 sur la justice transitionnelle crédite l’Instance Vérité et Dignité (IVD) de quatre années, prorogeables d’une seule année, pour achever le travail. Il n’en reste à l’IVD que deux et, si dieu le veut, une dérogation d’une année qui viendrait d’une législature qui se cherche. Il faut être doué de l’optimisme de Candide pour être convaincu de la possibilité de clore, en trois ans, des milliers de dossiers couvrant 58 ans « d’exactions ». Et c’est ce travail titanesque qui justifie le deuxième constat d’échec de la Justice transitionnelle.
Et ce n’est pas tout. Le projet de la CNIJT, dont on sait qu’il propose la création de quatre commissions, devra faire, selon Omar Safraoui, l’objet de larges consultations au sein de la société civile. Déjà une conférence est prévue à cet effet courant mars. A supposer que tout aille pour le mieux, peut-on exclure la société politique que rien ne contraint à travailler de concert avec la société civile ? De longs mois se seront écoulés quand le projet arrivera à terme pour être examiné par l’ARP.
Et de là découle le troisième constat d’échec. Parce que la proposition de la CNIJT comporte la création de quatre commissions au sein de l’IVD, l’impulsion recommandée exige la révision de la loi organique 53 du 24 Décembre 2013. Les quatre commissions proposées sont « la commission des exactions politiques », « la commission de la corruption financière», « la commission des martyrs et blessés de la révolutions » et « la commission des régions victimes ».
A l’évidence cela exige des mois pour la révision de l’organigramme de l’IVD, qui une fois approuvé, impliquera la reconduction du processus de choix d’autres membres pour renforcer l’équipe actuellement en exercice, diminuée par des démissions et des exclusions. Les prérogatives attribuées aux quatre commissions proposées exigent des compétences qui n’opèrent pas actuellement sous le patronage de Sihem Ben Sedrine.
Seuls Candide, de par son optimisme, et Jacques, son fatalisme, n’auraient pas pensé à l’ouverture de la boite de Pandore en révisant la loi sur la justice transitionnelle. Les lacunes que porte ladite loi sont nombreuses et souvent contraires aux principes généraux de droit, comme l’absence de la possibilité d’appel en jugement ou la criminalisation d’actes qui ne le sont pas dans le droit tunisien ou encore le fait d’être jugé deux fois pour un même crime…La révision de ces volets purement juridiques ne seront pas les seuls à être soulevés.
La véritable boite de Pandore sera politique. Quand la loi 53 fut votée Rached Ghnnouchi ne voulait pas entendre parler de Bourguiba. D’autres, de son camp ou d’ailleurs, ne manquent pas aujourd’hui de faits et gestes magnanimes à l’égard de Bourguiba, même si d’autres Tunisiens continuent à ne pas le sentir. Certes, il ne s’agit plus de constats d’échec mais, pire encore, de contraintes voire de signes de schizophrénie collective. Comment remettre Bourguiba sur son trône au cœur de Tunis et continuer à incriminer son règne par une loi organique ?
Une contrainte qui se transformerait en bataille rangée quant à l’époque englobée par la justice transitionnelle. Quand commencer ? En 1955 ou en 1987 ? Et tant que nous y sommes, cela s’arrêtera en 2013 ou le jour du vote de la loi ? De décembre 2013 jusqu’au vote de la nouvelle loi courant 2017, voire 2018, bien des choses ont eu lieu et auront lieu. Des actes qui alourdiront la loi et crisperont la société et la vie politique.
Des contraintes, il n’en manquera pas. L’actuelle loi fait obligation à l’IVD de publier des rapports sur la marche de l’instance. Jusqu’à ce jour rien n’a été publié. Un parlement, mais avant lui toute la classe politique et civile, qui acceptera de discuter la révision d’une loi créant une instance qui ne respecte pas la loi se discréditera de lui-même. Et c’est là que se posera la question de la légalité de l’IVD. Que faire, se couvrir de discrédit ou revenir à la case départ pour la création d’une autre instance ?
Tomber de Charybdes en scylla sera le sort de la Justice transitionnelle en Tunisie. Tout recommencer revient au terrible constat d’échec à double tranchants : le temps perdu et l’argent dilapidé tout au long de trois ou quatre ans. Accepter que l’actuelle instance continue, en lui greffant d’autres commissions et d’autres membres, n’arrangera pas pour autant les choses. Les nouveaux arrivants accepteraient-ils de valider un travail dont ils ne connaitraient rien d’une équipe dont des membres sont voués aux gémonies ? Ou exigeraient-ils de réexaminer le tout comme si de rien n’était ?
La Tunisie a raté sa justice transitionnelle pour avoir attendu trois longues années pour légiférer. Trois longues années de chamailleries et de myopie politique. Et l’on recommencera les puérilités pendant que la Tunisie patauge dans la gadoue pour s’engouffrer dans le chaos.
Notre vieux routier qui disait que la loi 53 était faite pour qu’il n’y ait pas de justice traditionnelle en Tunisie devrait avoir une idée sur la proposition de la CNIJT. Son appréciation n’aurait pas changé. Pire, elle serait davantage ancrée dans l’échec d’une justice transitionnelle qui n’aura jamais lieu.
Mohamed Chelbi
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