Loi anti-terroriste: RSF adresse une lettre ouverte aux parlementaires tunisiens
Alors que le projet de loi relatif à la lutte contre le terrorisme et le blanchiment d’argent est en cours d’examen à l’Assemblée nationale constituante, Reporters sans frontières adresse une lettre ouverte aux parlementaires leur demandant de prévoir des dispositions équilibrées en vue de garantir le droit à l’information.
Mesdames et Messieurs les députés Assemblée Nationale Constituante Assemblée Nationale - Bardo Tunis, Tunisie
Lettre ouverte à Mesdames et Messieurs les députés de l’Assemblée nationale constituante
Au lendemain de l’assassinat de quinze soldats sur le Mont Chaambi, Reporters sans frontières tient à vous adresser ses plus sincères condoléances. Si l’ignominie de ces assassinats et la nécessité de garantir la sécurité des citoyens légitiment pleinement l’adoption d’une loi encadrant la lutte contre le terrorisme, Reporters sans frontières souhaite vous encourager à ne pas voter à la hâte une loi qui pourrait mettre en péril les principes fondamentaux de l’Etat de Droit et qui nécessite - eu égard à sa complexité - de prendre le temps d’auditionner les experts de ces questions.
Les commissions “Droits et libertés” et “Législation générale”, chargées de réexaminer le projet de loi à l’ANC, devraient prévoir des dispositions équilibrées en vue de garantir le droit à l’information.
La lutte contre le terrorisme et la sécurité des individus est un objectif légitime et nécessaire. Si les forces de sécurité sont en première ligne et paient cher le prix de cette lutte, les journalistes ne sont pas en reste. Reporters sans frontières a recensé plusieurs cas de journalistes attaqués et menacés par des individus ou des groupes qui peuvent être qualifiés de terroristes du fait de leurs activités professionnelles.
Aussi, cette lutte contre le terrorisme doit se faire dans la recherche constante d’un équilibre entre l’impératif de sécurité et d’efficacité des enquêtes et le respect des libertés fondamentales, dont la liberté d’information, consacrée par l’article 31 de la Constitution.
La couverture médiatique d’évènements liés au terrorisme est un sujet d’intérêt public que les journalistes doivent pouvoir traiter sans risque d’être condamnés à de sévères peines d’emprisonnement. Reporters sans frontières partage, sur ce point, les inquiétudes du Syndicat national des journalistes tunisiens (SNJT) qui a récemment condamné les pressions judiciaires exercées sur les journalistes.
En effet, la comparution de Taoufik Ayachi, rédacteur en chef d’Ekher Khabar, et du journaliste Moez Elbey, devant le tribunal de première instance d’Ariana suite à la publication d’une interview avec l’ancien chef des renseignements militaires ainsi que la convocation d’Hassen Kerimi de la télévision nationale (Kef) après la diffusion d’images prises à l’intérieur d’une maison où a eu lieu un échange de coups de feu entre les forces de police et des éléments terroristes sont des signaux alarmants.
La loi anti-terroriste de 2003, instrumentalisée par le régime de Zine El-Abidine Ben Ali, avait permis d’étouffer les voix dissonantes en limitant la liberté d’expression. En dépit des avancées introduites par le nouveau projet de loi, certaines dispositions menacent directement les libertés individuelles.
Reporters sans frontières s’inquiète de dispositions qui risquent de porter atteinte à l’exercice de la liberté d’information, si elles sont adoptées en l’état. Il est à craindre que les sanctions prévues par les articles 28, 33, 51, 58 et 59 n’en viennent à dissuader les journalistes et les blogueurs de poursuivre leur mission et les conduisent à s’auto-censurer dans la recherche et la diffusion d’informations.
A/ Le projet de loi offre une définition trop floue des termes “apologie du terrorisme”.
L’article 28 est, à cet égard, extrêmement préoccupant. Celui-ci stipule : qu“Est puni d’un à cinq ans d’emprisonnement et d’une amende de cinq mille à dix mille dinars quiconque, par tous moyens, fait l’apologie en public d’une infraction terroriste ou de celui qui l’a perpétrée ou d’une organisation ou d’une entente qui a un rapport avec des infractions terroristes ou de ses membres (de l’organisation ou de l’entente) ou de son activité (de l’organisation ou de l’entente).”
Une terminologie aussi vague présente un risque d’instrumentalisation, et ce d’autant que le terme “terrorisme” n’est pas clairement défini. Le principe de légalité des délits et des peines ainsi que la nécessaire protection de la liberté d’expression impliquent la référence à une définition précise de ce délit. Que signifie “faire l’apologie du terrorisme” ? Un journaliste partageant la vidéo mise en ligne par une organisation terroriste s’exposera-t-il à des poursuites, à l’instar d’Ali Anouzla au Maroc ? Relayer ou analyser un communiqué d’Aqmi sur les réseaux sociaux sera-t-il interdit ? Les journalistes auront-ils le droit d’interviewer les victimes d’une attaque terroriste et d’utiliser par la suite ces informations pour rédiger leurs articles ? Pourront-ils encore critiquer la statégie mise en place par les autorités pour lutter contre le terrorisme ?
B/ L’article 33 qui condamne la rétention d’informations relatives à la commission d’une infraction terroriste n’apporte pas les garanties nécessaires aux professionnels de l’information.
Cet article prévoit : “Est puni d’un an à cinq ans d’emprisonnement et d’une amende de cinq à dix mille dinars quiconque, même tenu au secret professionnel, n’a pas signalé immédiatement aux autorités compétentes, les faits, informations ou renseignements relatifs aux infractions terroristes prévues par la présente loi dont il a eu connaissance”.
Cette disposition, extrêmement large, du fait notamment de l’absence de définition claire du terrorisme, empêchera purement et simplement les journalistes d’effectuer leur travail d’investigations sur des sujets relatifs à la sécurité et aux réseaux terroristes. En effet, dans sa rédaction actuelle, cette disposition oblige les journalistes à livrer l’intégralité de leurs travaux, interviews, vidéos, emails… qu’ils peuvent collecter dans le cadre de leur travail d’investigation.
Elle pourrait également compromettre leur sécurité puisque les professionnels de l’information pourraient être associés à des auxiliaires de police par les réseaux.
Le législateur doit garder à l’esprit que les journalistes peuvent déjà se voir contraints de livrer leurs sources, comme le prévoit le Décret-loi 115-2011, lorsque l’information se rapporte à des crimes représentant un grave danger pour l’intégrité corporelle des tiers. Ce mécanisme est suffisant.
La situation des journalistes doit être ajoutée à la liste des exceptions applicables à l’article 33.
C/ Les articles 51 et 58 qui prévoient la possibilité de mettre sur écoute tout suspect sur ordre du juge d’instruction ou du procureur, grâce au concours de l’Agence technique des télécommunications (ATT) représentent une menace pour la confidentialité des sources.
Les surveillances des communications sont des actes d’enquête particulièrement graves. Comme l’a précisé l’Association des magistrats tunisiens (AMT), il est nécessaire de créer un groupe de juges des libertés afin de contrôler ces mesures de surveillance. L’ATT ne présente pas les garanties suffisantes pour exercer un tel contrôle, comme l’a déjà précisé Reporters sans frontières. Le décret mettant en place l’ATT est en contradiction avec les principes devant gouverner les mécanismes de surveillance de l’Internet, au premier rang desquels le contrôle par une autorité judiciaire indépendante, les principes de nécessité, la pertinence et proportionnalité des mesures de surveillance ainsi que la transparence et le contrôle du public.
En outre, Reporters sans frontières souhaite rappeler que les actes d’enquêtes devront s’effectuer dans le respect des garanties offertes par d’autres textes législatifs, comme, par exemple, le secret des sources.
L’article 11 DL 115-2011 (Code de la presse) “interdit de demander à n’importe quel journaliste ou à n’importe quelle personne qui participe à l’élaboration de l’information de révéler ses sources d’information, sauf en cas d’autorisation du juge judiciaire compétent et à condition que ces informations se rapportent à des crimes représentant un grave danger pour l’intégrité corporelle des tiers, que l’obtention desdites informations est indispensable afin d’éviter ces crimes ou qu’elles soient de la catégorie des informations qu’on ne peut obtenir par un autre moyen”.
Le projet de loi ne prévoit aucun garde-fou pour protéger les sources journalistiques dans le cadre des enquêtes anti-terroristes. Aucune disposition n’est prévue pour qu’un contrôle préalable d’un juge judiciaire indépendant soit mis en place afin d’examiner, par exemple, si l’exception à la protection des sources s’applique.
Le projet de loi devra donc rappeler la protection du secret des sources telle que prévue dans le Décret-loi.
D/ Enfin, l’article 59 prévoit que toute personne, qui divulguerait sciemment des informations sur les opérations de surveillance ou d’enregistrement ou sur les données récoltées à partir de ces opérations, sera condamnée à 10 ans de prison ou plus.
Dans le cadre de la lutte contre le terrorisme, le durcissement des sanctions prévues en cas de violation du secret professionnel des autorités en charge des enquêtes est légitime mais l’article 59 manque de précisions. En l’absence de clarifications sur le statut de la personne qui “divulguerait des informations”, cette disposition à double tranchant pourra servir à incriminer des journalistes.
Véritable ligne rouge, tant pour les journalistes que pour les médias ou les lanceurs d’alerte, l’article 59 prévoit une peine de prison extrêmement dissuasive. Une incrimination systématique, punie de peine de prison, risque de constituer une véritable chape de plomb interdisant aux journalistes d’effectuer leur travail d’investigation. Si le secret de l’enquête doit être protégé, il est également nécessaire de prendre en compte le contexte de l’enquête journalistique effectuée et de l’existence d’un débat public d’intérêt général.
Dans un récent rapport intitulé “Right to Privacy in the Digital Age”, du 30 juin 2014, Navy Pillay, la Haut-Commissaire des Nations Unies aux droits de l’homme, critique l’absence de garanties procédurales et de contrôle des opérations de surveillance et appelle les Etats à revoir leur législation en la matière. Dans ce contexte, il est nécessaire que les journalistes puissent jouer leur rôle de chiens de garde de la démocratie et dénoncer les éventuels abus et utilisations illégales des moyens de surveillance.
Nous vous remercions par avance pour l’attention que vous porterez à nos recommandations et vous prions d’agréer, Mesdames et Messieurs les députés, l’expression de notre haute considération.
Reporters sans frontières