L’union avortée tuniso-libyenne : une énigme qui n’a pas révélé sous ses secrets

 L’union avortée tuniso-libyenne : une énigme qui n’a pas révélé sous ses secrets

 

Il y a 51 ans, jour pour jour, le 12 janvier 1974, le président Habib Bourguiba et le leader libyen Moamar Kadhafi signaient le fameux accord de Djerba par lequel les deux pays fusionnaient en un même Etat appelé « République arabe islamique » avec à la clé un gouvernement unitaire et même le drapeau de la nouvelle entité instaurée par deux signatures au bas d’un papier à l’entête de l’hôtel Ulysse Palace dans lequel l’accord fut scellé. Dans les pays voisins, et au sein des chancelleries, c’est la stupeur. Car cela faisait moins de treize mois que le « Combattant suprême » dans un discours resté célèbre à la Salle du Palmarium à Tunis, donnait au bouillant jeune dirigeant libyen (qui avait à peine 30 ans) une leçon en politique et en stratégie lui indiquant que l’unité se construit et ne se décrète pas, que ses bases doivent être bâties sur le savoir, et la maitrise de la technologie et surtout qu’il est inutile de fanfaronner contre les grandes puissances surtout les Etats Unis, qui ne manqueraient pas de « vous donner une gifle » (en arabe dans le texte) si vous élèveriez la voix contre eux (dit-il à un Kadhafi qui riait jaune). Cependant, quand bien même il était entouré de ses principaux ministres (Tahar Belkhodja, Mohamed Masmoudi, Hassan Belkhodja, Habib Chatti, Mohamed Sayah notamment), on avait remarqué que deux personnages clés manquaient dans l’entourage du chef de l’Etat tunisien et pas des moindres, son épouse Wassila qui était en tournée au Moyen Orient et son Premier ministre Hédi Nouira, en voyage officiel en Iran. On ne sait pas si cette absence était voulue et préméditée, mais on peut y songer car ces deux-là vont être les éléments clés de l’avortement de ce qui deviendra un projet d’union pour lequel un référendum doit être organisé et comme la procédure référendaire n’était pas prévue par la Constitution de 1959, il fallait tout d’abord l’y inscrire, autant d’obstacles ou plutôt des manœuvres dilatoires qui ne finiront pas avoir raison de cette union mort-née. Union énigmatique

L’énigme autour de cette union reste entière.

Peu d’historiens s’y sont intéressés et les témoins directs ou indirects ont disparu les uns après les autres sans avoir révélé les secrets d’une rencontre historique entre Bourguiba et Kadhafi qui allait avoir des incidences durables sur les rapports entre les deux pays. Si tout laissait penser que le ministre des Affaires étrangères de l’époque Mohamed Masmoudi en était l’artisan, d’ailleurs il en avait payé le prix en étant limogé le surlendemain de la signature de l’accord, lui s’en était toujours défendu, s’estimant le bouc émissaire de l’affaire et faisant assumer à Bourguiba le rôle d’inspirateur puis de fossoyeur de cette union. Pour l’anecdote signalons que cette union avortée a fait aussi une victime collatérale en la personne du directeur général de la Radiodiffusion télévision tunisienne (RTT) Mimoun Chatti parce qu’un speaker zélé aussitôt l’accord rendu public asséna, sans que personne ne l’y donne la consigne avec une voix grave : « Ici la radio de la République arabe islamique ».

Le rêve unitaire de Kadhafi, d’Orient en Occident

Arrivé au pouvoir le 1er septembre 1969 par un coup d’état militaire fomenté par un groupe d’officiers libres à l’instar de son mentor le président égyptien Gamal Abdel Nasser, le colonel Kadhafi a tourné le dos aussitôt au Maghreb arabe en œuvrant pour des unions avec l’Egypte et même la Syrie, mais il avait vite déchanté. Selon des témoignages dont celui d’un Monastirien proche de Bourguiba, Slaheddine Ferchiou (voir notre confrère Leaders du 12/01/2021) c’est Bourguiba en visite à Tripoli qui appela Kadhafi à regarder vers l’ouest pour concrétiser son rêve unioniste. Il écrit, à ce sujet :« En septembre 1973, lors de sa visite à Tripoli, Bourguiba s’est ouvert à Kadhafi, déçu par les positions égyptiennes sur une proposition d’union, et il lui a dit : « Non, pas...avec des Levantins, vous devez regarder l’Ouest et non l’Est. Venez en Tunisie, ce serait plus sérieux ». L’invitation est lancée par Bourguiba, il sait ce qu’il dit. A mon avis, il voulait, au fond de lui-même, un rapprochement très important avec la Libye, et pense que la Libye doit se détourner du Machrek pour s’intégrer plus dans le Maghreb. »

Les origines tripolitaines de Bourguiba

Le moteur de cette union serait-il les origines tripolitaines du chef de l’Etat tunisien, M. Ferchiou y croit. Il ajoute en effet : « Je pense, avec le recul, et en me rappelant tous les commentaires qu’il me faisait sur cette affaire, que Bourguiba n’a pas été pris au dépourvu ce matin du 12 janvier, le rapprochement avec la Libye lui a toujours parcouru l’esprit. Il me rappelait souvent que sa famille a pour origines Misrata et m’a ordonné de changer le nom de la rue où est bâtie sa maison paternelle à Monastir pour lui donner le nom de « rue des Tripolitains » (حومة الطرابلسيّة). Faut-il aussi rappeler qu’il a traversé cette contrée à pied au moment où il fuyait la police française, a été accueilli, protégé et soutenu par les Libyens ». C’était lors de sa fuite vers le Machrek en 1945 pour s’installer au Caire et ouvrir le bureau du Maghreb arabe avec des leaders algériens et marocains.

Une opposition sacrée interne et externe

Outre l’opposition interne puisqu’à Wassila Bourguiba et Hédi Nouira s’était joint surtout le secrétaire général de la puissante centrale syndicale UGTT, Habib Achour, le voisinage s’y était déclaré fermement hostile. En effet le président algérien Houari Boumediene s’y opposa, affirmant qu’il refusait de prendre le train en marche, lui qui en visite au Kef en 1973 avait proposé à Bourguiba une union bilatérale, à laquelle le chef de l’Etat tunisien n’a pas dit non mais a demandé qu’au préalable l’Algérie doit céder à la Tunisie le Constantinois, une région qui faisait partie de la Régence de Tunis lors de l’époque Ottomane.

Courroucé, Kadhafi tenta de faire entendre raison à Bourguiba qui comme à son habitude lorsque des tourments internes survinrent, simula la maladie et se rendit à Genève pour se soigner, aussitôt rejoint par le leader libyen qui lui rendit visite dans sa résidence helvétique, mais peine perdue, car tous les dirigeants tunisiens étaient présents à cette rencontre orageuse entre les deux hommes. Non seulement Hédi Nouira, mais aussi le président de l’Assemblée nationale Sadok Mokaddem, les ministres Habib Chatti (Affaires étrangères), Mansour Moalla (Plan), Chedli Ayari (Economie) Mohamed Mzali (Santé) mais également le secrétaire général de l’UGTT, Habib Achour et le président de l’UTICA, Ferdjani Bel Haj Ammar, tous deux membres du Bureau politique du Parti socialiste destourien. A l’évidence une union sacrée contre cette fusion.

Conséquences désastreuses

Cette volte-face allait avoir des conséquences désastreuses sur les relations tuniso-libyennes qui allaient culminer avec l’attaque par un commando de la ville de Gafsa le 26 janvier 1980 qui se révéla avoir été armé et entrainé par les Libyens puis entré en Tunisie via l’Algérie, grâce à des complicités algériennes de haut niveau.

Cette attaque qui échoua lamentablement grâce à la main forte prêtée par les pays frères et amis (essentiellement le Maroc de Hassan II et la France de Valéry Giscard d’Estaing), mais surtout grâce à la cohésion entre le peuple et son armée nationale au moment où Bourguiba qui était en vacances à Nefta à 100 km de Gafsa refusa de rentrer à Tunis pour sa sécurité personnelle.

Cette attaque entrainera la rupture des relations diplomatiques entre les deux pays ainsi que l’expulsion de la nombreuse communauté tunisienne en Libye dont les biens avaient été confisqués. Ces relations ne reprendront leur cours normal qu’à la suite de la déposition de Bourguiba le 7 novembre 1987 et l’accession de Zine el Abidine Ben Ali à la magistrature suprême.

Un destin commun

Pour la petite histoire, dans le gouvernement unitaire proclamé le 12 janvier 1974 en même temps que l’annonce de la fusion entre les deux pays figurait un certain lieutenant-colonel Zine El Abidine Ben Ali nommé adjoint du chef d’Etat major (le libyen Abou Bakr Younés). La nomination de celui qui était alors un obscur membre de la sécurité militaire tunisienne a beaucoup intrigué d’autant plus que Kadhafi figurait sur la même liste au titre de « Chef d’Etat major général des forces armées). Cette nomination lui vaudra d’être éloigné en qualité d’attaché militaire au Maroc et en Espagne, avant de revenir en qualité de directeur de la sécurité militaire.

En décembre 1977 il sera promu directeur de la sûreté nationale, puis après l’attaque de Gafsa en janvier 1980, il est limogé et nommé ambassadeur en Pologne. Suite aux émeutes du pain de janvier 1984, il est de nouveau nommé à la tête de la sûreté nationale. Il connaitra alors une ascension fulgurante, secrétaire d’état à la sûreté nationale, ministre de l’Intérieur, ministre d’Etat à l’intérieur puis le 2 octobre 1987, Premier ministre tout en conservant la direction du département clé de l’Intérieur.

Devenu Dauphin constitutionnel de Bourguiba, il le déposera grâce à un coup d’état qu’on qualifiera de médical. Les relations tuniso-libyennes connaitront alors une phase ascendante mais le projet d’union n’a jamais été remis sur le tapis sous la forme où il avait été envisagé le 12 janvier 1974.

Mais personne n’a jamais imaginé que les deux hommes connaitraient un sort analogue à quelques jours d’intervalle, Ben Ali contraint à la fuite en janvier 2011 en Arabie Saoudite où il mourra le 19 septembre 2019, alors que Kadhafi va entrer en clandestinité suite à la révolution du 17 février 2011 qui se soldera par sa capture et sa mise à mort dans des circonstances non encore élucidée en octobre de la même année.

RBR

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