Tunisie: Démocratie/Croissance économique: Il ne faut pas jeter le bébé avec l'eau du bain
Par le Pr Ali Chebbi
Certains expriment leur désarroi à l’égard de la situation économique et sociale actuelle en Tunisie en observant un sentier de croissance molle durant la dernière décennie.
Cette perception d’inquiétude est tout à fait normale, puisque, outre le discours officiel alarmiste, les gens notent une détérioration de leur pouvoir d’achat, l’étroitesse du marché de l’emploi et du capital, les difficultés croissantes de l’accès au financement bancaire au vu des taux d’intérêts élevés, la perturbation des échanges extérieurs, l’absence de perspectives sociales claires et la dégradation des services publics.
Et par-dessus le marché, ils constatent un Etat submergé face à certaines problématiques telles que les finances publiques et le coronavirus qui s’ajoutent à la corruption dénoncées par le discours officiel et aux mécanismes de captation de la rente Ô combien ancrés dans le système et dont la désintégration ne semble pas envisageable dans le futur proche. Cependant, ce qui suscite l’intérêt le plus est le passage/saut peu rigoureux de ce constat vers des ‘’analyses’’ et des ‘’explications’’ influencées par des propos de même nature, aussi non-rigoureux et non-contextualisés, propagés dans la sphère publique, faciles à intérioriser par le citoyen lambda allant tous azimuts à remettre en cause la Démocratie en soi, comme si c’était la raison de la situation actuelle. Or, l’Economie Institutionnelle a offert un cadre d’analyse assez acceptable pour traiter et analyser la relation entre la Démocratie et la croissance économique.
Cependant, les expériences n’ont pas permis de trancher sur une relation positive entre la Démocratie et la Croissance. Par exemple, le travail de synthèse empirique de Barro (1996) établit une sorte de cloche qui veut dire que le niveau moyen de démocratie est le plus favorable à la croissance. Par ailleurs, Tavares and Wacziarg (2001), en comparant la croissance par rapport aux pays non démocratiques comme la Chine, concluent que celle dans les pays démocratiques est moindre.
Plus récemment, Acemoglu et al. (2019), infèrent empiriquement que la démocratie est favorable à la croissance et que cette dernière sert de consolidation du processus de démocratisation dans les économies en transition. En effet, elle protège les droits de propriété intellectuelle et stimule donc l’innovation, libère les initiatives individuelles et favorise l’accumulation du capital. Cependant, en transition, certains gouvernements se trouvent contraints de creuser le déficit par l’augmentation des dépenses de fonctionnement aux dépens de celles de l’investissement public et donc de l’investissement privé qui, le plus souvent en dépend ; ce qui fait ralentir le rythme de la croissance au cours de la transition, comme l’a remarqué Przeworski (2004). Enfin, la question qui demeure entière est la nature de la causalité entre Démocratie et Croissance, qui –elle aussi– ne fait pas l’objet de consensus.
1. Pour un cadre d’analyse approprié
Nous croyons d’abord qu’un problème méthodologique est primordial à traiter, pour prendre en compte que (1) parmi les trois types de démocraties (i) totale, (ii), défectueuse et (iii) hybride, la Tunisie pourrait être considérée dans le troisième dont l’une (ou toutes) des phases n’a pas été consolidée, i.e. (i) libération effective et durable, (ii) transition procédurale et (iii) la phase de consolidation. En effet, la transition entière demeure menacée de renversement par la montée des mouvements populistes d’une part, et d’autre part les institutions de sauvegarde de la démocratie ne sont jusqu’alors pas achevées, en plus du fait que l’actions démocratique-citoyenne n’est encore pas socialement généralisée. En fait, il n’est pas évident que les auteurs de la gestion de la démocratisation soient totalement et suffisamment démocrates, ou pas imprégnés de valeurs de la Démocratie moderne. (2) Analyser la Démocratie en Tunisie en dehors du contexte de transition institutionnel actuel serait un abus. En effet, la transition exige des outils d’analyse appropriés prenant en compte la fragilité des institutions, la faiblesse de l’Etat et la détérioration des conditions initiales économiques et sociales. Ceci est à notre modeste connaissance le propre des transitions suffisamment décrites dans la littérature. (3) le fait de compter le temps mécanique de la transition aux alentours de 12 ans serait une tautologie prétendument généralisable.
Le temps des transitions est ‘’institutionnel’, pour ne pas dire ‘’socio-historique’’. Il se mesure par l’instauration des Institutions, les acquis de la transition et la généralisation sociale de l’action démocratique, comme résultat de l’accumulation de la conscience collective. (4) Séparer la ‘’transition institutionnelle prise dans le sens réducteur de création des Instances Constitutionnelles’’ de la ‘’transition économique, toujours ambiguë’’ serait aussi le résultat d’une vision statique, au mieux évolutionniste, disloquant deux composantes enchevêtrées d’une seule perspective, à savoir la ‘’consolidation du processus de démocratisation’’ qui suppose un Développement Economique au sens strict allant de pair avec le Développement Institutionnel.
Il est possible que la chute du régime en 2011 ait accéléré la tendance vers la contreperformance économique observée. Mais, il convient de noter que cette tendance baissière de la croissance économique a commencé en 2000, lorsque la croissance effective diminuait de 6.1%, soit le taux le plus élevé de toute la période (1986-2019), à 4.7%. Mais, comme montré dans le graphique ci-dessous, ce qui était plus révélateur est que la croissance potentielle a pris une tendance à la baisse passant de 4.7% en 2000 à 3.2% en 2010 ; perdant ainsi (0.3) points de pourcentage en moyenne annuelle. En effet, l'économie a déjà atteint ses limites et aucune nouvelle réforme structurelle n’a été déployée depuis, pour un sentier de croissance supérieur à même d’absorber les nouvelles arrivées au marché de l’emploi.
Cette tendance à la baisse a commencé à s'accélérer à la fin du dixième plan quinquennal de développement économique et social (2002-2006), puis s'est encore accélérée à partir de 2008 avec l'aggravation du chômage, l'élargissement du cercle d'influence du pouvoir informel et l'étroitesse de l'espace fiscal. Ceci s’est ajouté à la primauté du favoritisme et de la corruption financière et administrative sur les règles institutionnelles officielles, comme le montre le rapport de la Banque mondiale (2014), ‘’La Révolution Inachevée’’. Bref, le système économique est arrivé à ses propres limites depuis une décennie avant 2010. Mais ceci ne justifie nullement le retard des réformes nécessaires durant la décennie 2011-2020 !
2. Faute de généralisation, des spécificités Tunisiennes devraient être prises en compte
La Tunisie a fait en 2011 un saut qualitatif historique en matière de Démocratie depuis 1959 comme le montre le graphique ci-dessous :
Toute la ligne en gras revoie à un indice composite de démocratisation, traduisant les trois composantes de l'autorité i.e., contraintes institutionnelles à l'exécution, participation, et mode d'accès à l'exécutif. La valeur de l’indice pondéré de démocratisation varie en (-10) et (10) de telle sorte que chaque élément jouant à l’encontre de l’évolution vers la Démocratie soit pris pour une valeur négative. Le passage d’une valeur négative (Autocratie) de cet indice composite à une valeur positive (Démocratie) rend compte de la tendance du sentier de démocratisation. Notons que la période A-B indique un ''factionnalisme" (conflits entre factions), et qu’à partir de 2011, il s’agit de la transition.
A ce niveau d’analyse, la contre-performance économique illustrée dans la première section n’est évidemment pas nécessairement due à la Démocratie tant que cette dernière n’est pas encore achevée, puisqu’on parle de processus de démocratisation en cours. A cet effet, les politiques économiques et les réformes institutionnelles consolidant la démocratisation se présentent comme la pierre angulaire du devenir du pays, dont le manquement était à la solde des frictions politiciennes, de défaut de conscience des risques que court le pays, de stratégies de recherche de la rente et de captation de l’Etat et surtout du retrait de l’Elite intellectuelle qui devrait jouer son rôle tant attendu de locomotive dans la transition.
Pour les réformes institutionnelles, il s’agit du renforcement du dispositif de l’Etat par le respect des règles institutionnelles (à la Kaufman, Robinson et Acemoglu) et d’inclusion institutionnelle. Ceci se traduit dans la pratique, d’abord pas le respect strict du critère du mérite dans la composition de l’exécutif et la participation de l’actuelle génération dans la prise de décision. Il n’est pas normal que des figures surmédiatisées, dites technocrates ou expertes, soient de retour à la décision alors que des générations de compétences nationales passent inaperçues et non sollicitées par la négociation de l'avenir du pays. Il n’est aussi pas normal que la participation soit exclusive à une fraction de la population selon le critère partisan, régional ou de copinage.
La réforme institutionnelle s’étend également à la régulation des marchés pour donner la chance à toute initiative individuelle de se mouvoir dans un contexte où les droits de propriété soit protégé, dépassant ainsi les contraintes artificielles à l’accès que ce soit au financement ou aux marchés et aux activités monopolisées pendant longtemps par les mêmes agents économiques. Les réformes institutionnelles devraient aussi protéger l’Etat et ses représentants de la captation par des groupes de pression à la recherche de la rente. La contre-performance économique est le corolaire d’un système rentier puisque la répartition de la richesse et des chances prive les ‘’insiders’’ aux dépens des ‘’outsiders’’. Enfin, la réforme institutionnelle devrait cibler le renforcement des capacités institutionnelles de l’Etat, i.e., en taille, conditions matérielles de travail, en qualité et en optimisation du redéploiement des fonctionnaires de l’administration et ses services. Finalement, l’Institution est un gisement de croissance économique.
Quant aux réformes économiques, il est clair qu’il s’agit de deux volets. Le premier est celui de la conjoncture dont la stabilisation macro-économique de devrait être la priorité. Nous avons remarqué les dernières années une absence de politiques de régulation conjoncturelle. Les seules interventions observées étaient autour des lois de finances cherchant le bouclage des finances publiques d’une part, et des mesures de politiques monétaires conservatrices d’une autre part, ne semblant pas réagir suffisamment aux conséquences anticipées de la dégradation des fondamentaux, et plus récemment à celles de la crise du Covid-19.
A cet effet, des programmes/dossiers séparés auraient du être consacrés à (i) la question de la soutenabilité de la dette, (ii) aux trafics portuaires et douaniers, (iii) au recouvrement des recettes fiscales dues, (iv) à la modernisation du système d’information fiscal, (v) à la diversification des recettes de l’Etat (…) arbitrant entre l’efficience et l’équité fiscales , (vi) au contrôle et suivi de la performance fiscale, etc. Le deuxième volet des réformes économiques consolidant le processus de démocratisation est celui autour du Développement. Certes, c’est un grand chantier, mais une priorisation des objectifs et des actions d’un développement soutenable aurait dû être tracée depuis des années.
Un point de départ pourrait être envisagé par le développement spatial visant l’équilibre régional et l’inclusion sociale. Un cadre qui serait à même à inclure des stratégies industrielles, des réformes du système de l’offre des compétences (Recherche et développement, Education et formation professionnelle), des partenariats internationaux, (…), débouchant en dernière analyse à un meilleur marché d’emploi.
Si tout ce qui précède n’a même pas été objet de débat au sein de la société, observer la réalité seulement de l’œil contemplative critique sans y adhérer au profit d’un raccourci intellectuel remettant en cause le processus de démocratisation, ses enjeux, et même la démocratie en soi, serait un simple pléonasme et un populisme qui n’a jamais apporté d’alternatives viables. En fait, il ne faut-il pas jeter le bébé avec l'eau du bain.
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[1] Barro, R. J. (1996). Democracy and Growth. Journal of Economic Growth, 1:1-27.
[2] Tavares, J, et R. Wacziarg. (2001). How democracy affects growth. European Economic Review. P.1341-1378
[3] Acemoglu, D., S, Naidu, P. Restrepo, et J. A. Robinson (2019). Democracy Does Cause Growth. Journal of Political Economy, 2019, vol. 127, no.1.
[4] Przeworski, A. (2014). Democracy and economic development. The Evolution of Political Knowledge: Democracy, Autonomy, and Conflict in Comparative and International Politics. P.300-324.
[5] La Banque Mondiale, (2014). The Unfinished Revolution: Bringing Opportunity, Good jobs and Greater Wealth to all Tunisians. Washington, D.C.: World Bank Group.
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