Hommage à Mohamed Charfi, disparu le 6 juin 2008
Lundi 30 mai 1994, vers midi, le Premier ministre de l'époque Hamed Karoui appelle Mohamed Charfi pour lui annoncer son départ du gouvernement après plus de cinq ans passés à la tête d'un gros ministère, celui de l'Education et des Sciences et qui regroupait, alors, les départements de l'éducation, de l'enseignement supérieur et de la recherche scientifique. Décision qui ne l'avait nullement surpris car il s'y attendait depuis que ses relations avec l’ancien président Ben Ali et certains ténors du gouvernement et du palais avaient commencé à se détériorer. D'autant plus qu'il avait déjà fait parvenir au président son intention de démissionner du gouvernement.
Ayant été l'un de ses collaborateurs, en tant que chargé de mission responsable de la communication, j'ai vécu des moments forts aux côtés de cet homme à la silhouette fine, à l'esprit ouvert, à l'indépendance sans cesse affirmée et à la liberté de jugement jamais altérée. Un homme auprès de qui j'ai énormément appris et qui s'était entouré de « la meilleure équipe de l’époque », pour reprendre les termes d’un ancien secrétaire général du RCD, coordonnée par l’excellent Mohamed Ayadi. La réforme de l'éducation a constitué l’un des plus vastes chantiers de l’époque, préparée sous sa houlette par d'éminents universitaires et experts dans le domaine et soumise à une large consultation et à un grand débat. J’ai cité feu Abdelkader Mhiri, Sadok Belaid, Hamadi Ben Jaballah qui en était le rapporteur général, Hmida Ennaifer, Samir Marzouki, Mahmoud Masmoudi, Hichem Rifi, Slaheddine Chérif et j’en oublie …. Il avait fait passer le projet de loi, presque au forceps, avec 26 voix contre, ce qui est une première dans les annales d'un parlement monocolore.
Le défunt Cheikh Abderrahman Khlif, député de Kairouan, poussé par deux anciens ministres de l'Education et de la Jeunesse, Hédi Khelil et Hamouda Ben Slama, avait pris la tête d'un « groupe de frondeurs » pour faire tomber le projet de loi. Mais c'était sans compter avec la finesse et la pédagogie de l'universitaire, juriste de surcroît, qui avait réussi à retourner la situation en sa faveur, avec beaucoup de doigté et de clairvoyance. Le débat engagé autour de cette réforme du système éducatif avait, parfois, pris des tournures assez virulentes, notamment de la part des islamistes, qui voyaient en Charfi «l'homme qui tarit les sources». Certains ont encore à l'esprit ce fameux communiqué de Abdelfattah Mourou, le numéro 2 d'Ennahdha, publié au mois d'octobre 1989 dans lequel il s'en prenait violemment au ministre de l'Education. Ben Ali avait essayé de convaincre Mourou de retirer son communiqué, en chargeant son ministre conseiller Salah Baccari de cette mission, rien n’y fit. Mourou avait persisté et signé. Ou encore cette intervention télévisée de Néjib Chebbi dans laquelle il avait critiqué de manière acerbe le projet de réforme de l’éducation. Charfi ne se résigna pas et avait répondu sur les colonnes du journal La Presse qui avait titré «Charfi accuse» et dans le journal « Assabah ».
J'étais témoin de certaines de ses positions qui sont restées à son honneur. Comme son opposition à l'amendement de la loi sur les associations qui visait principalement la Ligue des droits de l'Homme. Il m'a raconté qu'avant d'entrer à la salle du conseil des ministres, il s'était mis d'accord avec deux de ses collègues pour expliquer les répercussions d'une telle loi si elle venait de passer. Une fois la présentation du projet terminée, Charfi prit la parole pour dire son opposition à cette modification qui risquerait d'engendrer une profonde crise au sein de la ligue. Chose qui n'avait pas plu au président au point qu'aucune autre remarque n'ait été faite et le projet fut adopté avec les conséquences qu'on connaît.
La deuxième fois c'était quand on lui avait demandé de traduire l'universitaire Larbi Chouikha devant le conseil de discipline pour un article jugé virulent qu'il avait publié avec le journaliste Kamel Labidi dans le Monde diplomatique en juillet 1993. Fidèle à sa méthode de travail de consulter ses collaborateurs, il me convoqua dans son bureau avec le directeur général de l'enseignement supérieur Raouf Mahbouli. Nous étions tous les deux contre une éventuelle sanction que le palais voulait coûte que coûte. Il dut subir une pression énorme mais il tint bon et refusa net d'obtempérer aux instructions.
Mohamed Charfi n'était pour ses collaborateurs ni un ministre ni un patron. Il était plutôt un manager, un grand ami et un frère aîné. Il avait toujours les mots justes pour les remercier pour un travail bien fait, mais il ne réprimandait jamais un collaborateur pour une erreur ou un oubli, voire un dépassement. Il savait aussi récompenser quand il le fallait. Très accessible et ouvert aux propositions et aux suggestions, il laissait une grande marge de liberté et de manœuvre à ses collaborateurs et ne cherchait jamais à soigner son image. Le plus important pour lui, c'était l'image du ministère et le travail qu'il faisait. Ses sorties étaient largement médiatisées au point de susciter la jalousie de plusieurs de ses collègues, surtout quand Le Maghreb d'Omar S'habou le qualifiait du premier de la classe à la suite des débats budgétaires de fin d'année. Son article publié sur les colonnes du journal Le Figaro sur «la démocratie ou les anthropophages» est resté comme un chef-d'œuvre de perspicacité et de lucidité. Les anthophages, c'étaient les intégristes qu'il redoutait comme la peste. Nonobstant quelques journalistes plumitifs et autres roquets stipendiés par certains, l'homme a su garder toute sa dignité jusqu'à la fin de ses jours.
Pour l’histoire, lors de sa maladie, le président Ben Ali avait donné des instructions au ministre de la santé pour lui apporter tous les soins nécessaires.
Avec Dali Jazi, Mohamed Charfi aura été la personnalité qui a, le plus, manqué au pays en ces temps difficiles.
Repose en paix Si Mohamed, ton souvenir restera indélébile chez tous ceux qui t'ont côtoyé et t'ont aimé.
Brahim OUESLATI
Ancien chargé de mission auprès de Mohamed Charfi
ministre de l’éducation et des sciences
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