Justice transitionnelle : Attention à l’exploitation des larmes des victimes !
Jeudi et vendredi, 17 et 18 novembre 2016, les auditions publiques des victimes des violations et abus contre les droits de l’homme, commis entre juillet 1955 et décembre 2013, ont démarré, et se poursuivront durant les douze prochains mois. D’anciennes victimes de la torture et leurs parents ont livré leurs témoignages poignants sur les sévices qu’ils ont subis dans les locaux de la police ou dans les prisons. Transmises, en direct, par plusieurs chaînes de télévision dont la chaîne nationale, elles visent essentiellement, selon Sihem Ben Sedrine la présidente de l’instance vérité et dignité(IVD) à « réconcilier la société avec un Etat qui s’était disqualifié, rétablir la confiance des citoyens dans les institutions ». Ces auditions constituent, en effet, une grande première en Tunisie, confrontée à un devoir de mémoire. Nonobstant leur forme et au-delà des appréciations des uns et des autres, il est nécessaire de rappeler qu’il y a eu des morts et des disparus, durant les soixante dernières années. Les tortures et les exactions sont nombreuses et les victimes ont le droit de témoigner publiquement de leurs souffrances et de leur douleur. Et ils ont droit au respect. Certains ont raconté leur martyre du passé, sans haine ni rancune.
Ils ont besoin de ces séances de thérapie pour cicatriser leurs plaies, encore suintantes et béantes, et chasser des souvenirs douloureux. Les récits sont particulièrement insoutenables au point de susciter beaucoup d’émotion et faire couler des larmes.
Une IVD à la peine
Le démarrage de ces auditons intervient à un moment où l’IVD, qui est dotée de plusieurs prérogatives et d’un champ de compétences très large, se trouve en pleine tourmente secouée par des tensions internes et soumises à de fortes pressions. Sur les quinze membres du conseil, l’IVD n’en compte plus que neuf en raison des démissions ou des révocations, soit moins que le quorum des deux tiers exigé pour les réunions et décisions de son conseil. Elle se trouve confrontée à « une sourde hostilité de pans entiers de l’appareil d’Etat », comme l’écrit le journal le Monde. Sa présidente Sihem Ben Sedrine, décrite comme « revancharde » est étiquetée proche du mouvement Ennahdha. Elle est en proie à plusieurs critiques puisqu’on lui reproche notamment sa haine viscérale contre les dignitaires de l’ancien régime, sa propension à jeter l’anathème sur les « Azlems », et à condamner avant de juger.
Même sur le plan rendement, l’IVD qui s’est engluée dans ses dissensions internes, peine à accomplir ses missions. Près de trois ans après sa création, elle a reçu plus de 62 300 plaintes. Quelque 12 000 séances d’audition ont été tenues à huit clos dont six ont été sélectionnées pour être présentées. Sur l’ensemble des dossiers de plainte dont elle a été saisie, une vingtaine seulement ont fait l’objet d’un règlement.
« Dans un pays qui s’enorgueillit d’être l’exemple réussi du printemps arabe, la tâche de l’IVD devrait faire l’objet d’un consensus. Il n’en est rien », écrit de son côté Libération. Le même journal ajoute que « nommée par l’Assemblée nationale constituante, dominée par Ennahdha, Sihem Ben Sedrine est accusée de favoriser les dossiers des islamistes au détriment des autres opposants, issus notamment de la gauche. 70 % des dossiers instruits concernent des militants islamistes, admet-on à l’unité d’instruction qui s’occupe des homicides et des disparitions ».
Eviter l’irréparable
Certaines associations formulent des objections plus juridiques, en s’inquiétant du fait que la loi organique de 2013, qui a créé l’IVD, « comporte des articles octroyant à l’instance des pouvoirs exorbitants et anticonstitutionnels ».
« Si on ne révise pas cette loi, une plainte devant la Cour constitutionnelle peut faire sombrer tout le processus de justice transitionnelle », prévient Amor Safraoui, le président de la Coordination nationale indépendante pour la justice transitionnelle, qui se dit « de plus en plus pessimiste » sur la capacité de l’IVD à accomplir ses missions. Toutefois, il faudrait faire la part des choses. Si l’IVD est, aujourd’hui, confrontée à des problèmes de gestion et de fonctionnement qui entament son image et que sa présidente est contestée et son impartialité est mise en cause, cela ne devrait, en aucun cas, remettre en question le processus de la justice transitionnelle en tant que mécanisme devant « renforcer l'unité nationale, réaliser la justice et la paix sociales, édifier l'Etat de droit et de rétablir la confiance du citoyen dans les institutions de l'Etat », comme stipulée dans la loi.
Réussies, les auditions « peuvent restaurer la confiance autour d’une l’IVD à la peine. Mais si l’événement dérape, le coût peut en être très lourd », conclut le Monde.
Nous ajouterons que ces auditions doivent éviter de tomber dans l’irréparable en dressant les Tunisiens les uns contre les autres. Elles ne doivent pas déroger aux règles pour se transformer en arène politique et virer aux réquisitoires et aux appels à la vengeance. Il faudra par conséquent dépolitiser ces auditions et éviter toute manœuvre politicienne. Il faudra également que les medias se gardent de véhiculer des messages de haine et d’attiser le feu de de division. Il faudra, enfin, que les politiques n’exploitent pas la souffrance et la douleur des victimes et leurs larmes à des fins partisanes. Ou encore pour discréditer les institutions de l’Etat, et notamment les institutions militaire, judicaire et sécuritaire.
Bien des pays avant la Tunisie, ont réussi leur réconciliation, sans haine ni rancœur, mais en toute confiance. La justice transitionnelle est « une voie vers la réconciliation et la construction d'une paix ».
B.O
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