Le bras de fer entre Saïed et les magistrats est-il en train de virer au mélodrame ?
Le bras de fer entre le président de la République Kaïs Saïed et le corps de la magistrature a connu ces derniers jours rebondissement sur rebondissement de quoi donner le tournis aux Tunisiens, même les plus éclairés d’entre eux.
Après avoir de longues semaines fustigé les magistrats pour leur inaction alors que des preuves de culpabilité de certaines personnes corrompues sont, de son point de vue, incontestables, le chef de l’Etat a pris un décret-loi mettant fin aux primes et avantages accordés aux membres du Conseil supérieur de la magistrature. Entretemps, il aurait envisagé même la dissolution de ce conseil ou tout du moins la modification de sa composition, mais a dû faire machine arrière après le tollé que de telles intentions avaient soulevé.
Quand bien même il s’en défend, la décision de Kaïs Saïed est une punition de l’instance représentative des magistrats qui n’a pas agi, d’après lui, selon ce qu’il en attendait. Il a beau contesté la désignation de la justice comme d’un pouvoir indépendant comme le stipule la constitution désormais mise entre parenthèses, ne lui reconnaissant que la qualité de fonction au service de l’Etat, les magistrats font la sourde oreille. Ils voient même dans les remontrances du président de la République une ingérence flagrante dans les affaires de la justice et même d’intolérables pressions auxquelles ils n’entendent pas céder.
Même sa volonté de diviser pour régner en attribuant à quelques-uns la qualité d’honnêtes ou d’honorables magistrats, ce qui signifie que les autres ne le sont pas du tout n’a pas eu les résultats escomptés, puisque le corps fait bloc et ne se laisse pas faire.
De guerre lasse, le président de la République décide de punir les membres du conseil supérieur de la magistrature en leur retirant les primes et avantages qu’ils se sont attribués au nom de l’indépendance administrative et financière qui est reconnue à cette instance. A l’évidence le bras de fer vire au mélodrame et prend une orientation qui n’est pas à la hauteur de la prééminence de la justice en tant que fondement essentiel de la société.
En affirmant que la sanction qui leur est infligé ne les empêchera pas de continuer à exercer leurs fonctions, comme si de rien n’était, les membres du conseil supérieur de la magistrature ont marqué des points en leur faveur auprès de l’opinion publique.
Pour affirmer leur « pouvoir », les magistrats ont d’autres tours dans leur sac. Ainsi les a-t-on vu condamner à la va-vite un ancien président de la République à une lourde peine pour avoir tenu un discours hors du territoire national. Une avocate est aussi condamnée par contumace à la prison ferme dans une affaire qui dormait depuis plusieurs années dans les tiroirs de la justice, alors que le plaignant lui-même l’ait oublié. De quoi entacher le prestige de l’Etat et montrer que les libertés y seraient bafouées alors que le président de la République n’est pour rien dans ce soudain réveil de la justice !
Au lendemain de la parution au JORT du décret-loi supprimant primes et avantages des membres du CSM et même si rien ne peut lier les deux décisions, le Tribunal administratif statuait sur la suspension de l’ancien procureur général de la République Béchir Akremi en cassant la décision prise à son encontre. Bien que la décision soit susceptible de recours, elle a fait l’effet d’une bombe, puisque l’homme ainsi blanchi est considéré comme un proche de l’ancien ministre de la Justice et dirigeant éminent du mouvement Ennahdha, Noureddine Bhiri assigné à résidence par décision du ministre de l’Intérieur pour des soupçons d’implication dans des affaires graves d’attribution de nationalité et de passeports à des étrangers soupçonnés de terrorisme.
Force est néanmoins de constater que la justice en Tunisie n’est pas dans ses meilleurs états. Lorsqu’on se remémore que les deux plus éminents magistrats du pays le premier président de la Cour de Cassation et le procureur général de la République auprès du Pôle judiciaire antiterroriste, ont été suspendus en même temps de leurs fonctions pour de sérieux soupçons on ne peut que reconnaitre que quelque chose ne va pas du tout dans ce corps appelé à rendre la justice sans laquelle rien ne peut être garanti dans le pays.
Bien évidemment cette situation est inquiétante mais elle ne se résout pas par un bras de fer entre le chef de l’exécutif et l’instance représentative des magistrats. Surtout si ce bras de fer vire au mélodrame comme c’est actuellement le cas. Personne n’en sortira indemne et surtout pas le pays qui a besoin d’une magistrature qui rend la justice dans la sérénité, l’indépendance et la primauté de la loi.
RBR
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