Le vieux briscard et les jeunes loups
Dans l’avion présidentiel qui le ramenait à Tunis, après une visite dans les pays du Golfe en février 2016, le président Béji Caïd Essebsi, conversant avec des journalistes qui l’accompagnaient, avait évoqué devant eux deux noms considérés, selon lui, comme les meilleurs de leur génération : Youssef Chahed, 43 ans, et Selim Azzabi, 40 ans, respectivement ministre des collectivités locales et directeur du cabinet présidentiel. Leurs profils lui rappellent quelque peu celui de l’ancien premier ministre français Manuel Valls dont il s’est épris au cours de sa visite d’état en France au mois d’avril 2015. Ils appartiennent comme lui à la nomenklatura tunisoise et ont des liens de parenté avec lui. Dans sa tête, il pensait déjà à lancer l’un d’eux à la primature. Ils avaient rejoint en 2013, Nidaa Tounes parti créé par Essebsi et qui s’est avéré une véritable rampe de lancement, damant le pion au parti islamiste Ennahdha au cours des élections législatives d’octobre 2014, remportant 86 sièges contre 69 pour son rival et envoyant BCE à la présidence.
Deux ans après, les deux protégés se sont affranchis de leur parrain. Le premier, nommé, en août 2016, chef du gouvernement à la faveur du « Document de Carthage », ce mécanisme parallèle créé spécialement par Béji Caid Essebsi pour contourner l’ARP et se débarrasser de Habib Essid devenu à ses yeux trop distant. Le second nommé à un poste important, directeur de cabinet présidentiel, a fini par quitter Carthage pour s’occuper du lancement d’un nouveau mouvement baptisé «Tahya Tounes », un Nidaa Tounes bis. Le vieux briscard devrait se mordre les doigts. Avant lui l’ancien président français François Hollande a du ronger son frein. « Les ripoux de sa famille, peu regardants sur la morale publique, l'ont trahi allègrement ». Manuel Valls et Emmanuel Macron l’ont abandonné pour tracer leur propre avenir. En politique « on pourrait considérer que la trahison relève tout simplement du registre de l’émancipation », voire « une religion », lit-on dans le livre « La République des traîtres », paru en France en août 2018. Bourguiba, son maitre à penser, a été trahi par les siens, Ben Ali en tête et qui, à son tour, a été lâché.
On ne connaissait pas de faits d’armes particuliers à Youssef Chahed, le « Macron tunisien ». Mais en très peu de temps, il a gravi tous les échelons pour se voir propulser par son mentor au-devant de la scène en lui « créant » d’abord un ministère sur mesure, le ministère des collectivités locales, naguère rattachées à l’intérieur puis en le nommant à la tête de la « commission des 13 » chargée de résoudre la crise de Nidaa Tounes. Et bien qu’il ait échoué dans sa mission, il n’a pas été « sacrifié ». Au contraire, l’échec a été attribué aux autres.
Dans son livre entretiens avec Arlette Chabot, « la démocratie en terre d’Islam », paru en novembre 2016, il voyait dans ce « plus jeune président du gouvernement de l’histoire du pays » un vrai représentant de la jeune génération de politiques. Il voulait promouvoir de jeunes talents et « laisser en héritage à mes compatriotes une Tunisie à tous le niveaux rajeunie et féminisée ».
A peine investi, le jeune Chahed a fait le bon élève se rendant chaque lundi chez son mentor pour lui rendre compte de l’activité du gouvernement et de son programme de la semaine. Il lui a donné des gages de fidélité. Une attitude dont se délectait cet ancien compagnon de Bourguiba qui veut redonner à la fonction présidentielle son aura d’antan, malgré des prérogatives réduites qui le confinent parfois dans un rôle honorifique et, passagèrement, dans celui d’un chargé de « l’inauguration des chrysanthèmes ».
Peu à peu le jeune loup a poussé des dents longues. Il a testé son curseur de positionnement par rapport au carré tracé par son mentor et a fini par comprendre qu’il n’aurait jamais les coudées franches tant qu’il restait sous sa coupe. La gestion des affaires du pays et les nominations dans les hautes fonctions relèvent, à quelques exceptions près, de la compétence du chef du gouvernement. Il n’est plus donc possible de rester au milieu du gué. L’essence de sa fonction telle que définie dans la Constitution est de décider et d’assumer. Les choses ont commencé à se gâter après sa diatribe contre le directeur exécutif de Nidaa Tounes, Hafedh Caid Essebsi, fils du président, ou encore le limogeage sans ménagements de l’ancien ministre de l’intérieur Lotfi Brahem.
C’en est trop pour le président qui a juré que rien ne serait pardonné. Même affaibli, il garde encore des cartes entre les mains. « Cette filiation qui a viré à la trahison », l’empêche de dormir, mais pas de réfléchir à la manière de se débarrasser de cet enfant rebelle aux ambitions jugées démesurées.
De son côté, son fils Hafedh, qui dirige ce qui reste d’un parti moribond et amoindri, rumine sa vengeance. Il a juré mordicus d’effacer l’affront que lui a infligé son adversaire qui l’a accusé d’avoir détruit le parti et pollué le climat politique.
Au cours de sa dernière visite en France accompagné d’une armada de ministres et de conseillers et de plus d’une vingtaine de journalistes, Chahed a tenté de vendre son image d’homme d’Etat représentant plutôt l’avenir. Son alter ego, Sélim Azzabi l’a précédé pour lui préparer le terrain. Aujourd’hui, c’est lui le chef déclaré du nouveau mouvement qui cherche à « recruter » tous azimuts en prévision du congrès annoncé pour fin avril prochain.
Mais c’est compter sans un imprévisible retournement de situation.
B.O
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