Pr Nissaf Ben Alaya: "L'Afrique doit tirer des leçons du Covid-19 pour la prévention de futures menaces sanitaires"
En prélude à sa participation à la deuxième conférence internationale sur la santé publique en Afrique (CPHIA 2022), prévue du 13 au 15 décembre à Kigali (Rwanda), le Dr Nissaf Ben Alaya, professeure en médecine préventive et communautaire à la faculté de médecine de Tunis et actuellement Directrice générale de l'Observatoire national des maladies nouvelles et émergentes, a bien voulu rencontrer Espace Manager.
Dans cette interview, cette experte tunisienne en maladies nouvelles et émergentes évoque l'importance d'une telle manifestation pour le continent, les grands enjeux de cette grand-messe des spécialistes, les risques sanitaires, la nécessité de la détection précoce des infections, mais aussi et surtout les grandes leçons que l'Afrique doit tirer de la pandémie Covid-19. Une pandémie qui fut, le moins qu'on puisse dire, dévastatrice et impitoyable. Entretien !
Espace Manager: Vous êtes une personnalité médicale très connue en Tunisie et même à l'étranger, surtout depuis votre passage à l’Institut Pasteur de Tunis, puis à l’Observatoire national des maladies nouvelles et émergentes. Néanmoins, la tradition voudrait que vous vous présentiez à nos lecteurs et lectrices.
Pr Nissaf Ben Alaya: Merci d'avoir pensé à l'Observatoire pour parler du grand événement qui va avoir lieu en Afrique. Je suis professeure Nissaf Ben Alaya, je suis professeure en médecine préventive et communautaire à la faculté de médecine de Tunis. Je suis actuellement directrice générale de l'Observatoire national des maladies nouvelles et émergentes.
J'ai travaillé essentiellement depuis mon assistanat à l'Institut Pasteur de Tunis sur les maladies endémiques en Tunisie, telles que la leishmaniose, les infections nosocomiales, les hépatites virales. Depuis 2010, je suis à l'Observatoire et je continue de travailler sur les maladies nouvelles et émergentes et bien évidemment d'autres maladies endémiques en Tunisie.
Vous participez, du 13 au 15 décembre 2022 à Kigali, à la deuxième "Conférence internationale sur la santé publique en Afrique". Quelle est l'importance d'une telle manifestation pour le continent ?
Cette manifestation a une importance cruciale pour la santé publique en Afrique. Puisque l'Afrique est le continent où l'on a vécu plusieurs épidémies, à l'instar de l'épidémie d'ébola. Bien évidemment, l'Afrique, très impactée par la crise du Covid-19, a été plus ou moins négligée par rapport à la priorité de vaccination.
De toutes les composantes, depuis l'histoire des épidémies jusqu'à la production et la distribution de vaccins, l'Afrique est au centre de toute cette dynamique et mérite une attention particulière. Quels sont les acquis en Afrique, les problèmes persistants, les domaines dans lesquels nous pouvons agir, les priorités de santé publique etc autant de questions que nous devons nous poser. Y compris la production et la distribution équitable de vaccins pour avoir l'autonomie de l'Afrique, en tant que continent très impacté par les épidémies et les pandémies.
De nombreux spécialistes de la santé publique sont attendus à cette grand-messe. Quels sont les thèmes retenus pour cette année ?
En fait, ce sont tous les thèmes en rapport avec le risque sanitaire et la sécurité sanitaire globale. Premièrement, il y a la préparation à la riposte face aux pandémies, c'est un dossier sur lequel tous les responsables de la santé publique dans les différentes institutions de l'Afrique mais aussi au niveau mondial vont essayer de débattre. Et savoir quelles sont les leçons apprises de cette épidémie de Covid et comment peut-on améliorer notre niveau de prévention, de préparation, de riposte, de résilience aux maladies à potentiel épidémique. En l'occurrence les maladies qui pourraient engendrer une pandémie.
Donc pour moi le premier acte c'est la préparation aux pandémies, la préparation à la prochaine pandémie, puisqu'on n'a pas été assez préparés pour la pandémie de Covid-19, tel que cela a été rapporté dans la plupart des publications scientifiques et des rapports scientifiques nationaux et internationaux.
Le deuxième point, c'est notre capacité de détection précoce et l'informatisation des systèmes de surveillance épidémiologiques, des systèmes de surveillance des maladies à potentiel épidémique. Comment passer d'un système classique de maladie à déclaration obligatoire vers un système d'intelligence épidémique qui va intégrer les données, pas seulement provenant de la surveillance classique, mais aussi la surveillance basée sur les événements. Et c'est un autre challenge, comment rendre ce système réactif pour détecter précocement les épidémies et mettre en place des mesures de prévention.
Sans doute, la pandémie du Coronavirus ne manquera pas de s'inviter dans les débats. Pour vous, quelles leçons devons-nous tirer de cette pandémie pour la prévention de futures menaces sanitaires?
Tout d'abord la première leçon c'est la coordination de la riposte par rapport à une crise sanitaire. Donc il y a un besoin d'identifier une structure interdépartementale, intersectorielle de coordination de la riposte aux pandémies. Parce que ce n'est pas un problème propre aux ministères de la Santé, c'est un problème multisectoriel.
Les mécanismes de coordination doivent être bien identifiés, réglementés et implémentés à tous les niveaux, dans tous les pays et être connectés à notre mécanisme continental qui est Africa CDC, qui a mis en place un mécanisme de coordination interpays.
Nous avons 5 centres de collaboration régionaux qui doivent aussi être opérationnels et fonctionnels à tous les niveaux. Donc le premier mécanisme, c'est celui de la coordination avec une connexion avec tous les acteurs. Il y a encore du travail à faire sur la coordination intersectorielle.
Le deuxième axe, c'est l'échange d'informations en temps réel. Une des lacunes de la gestion du Covid c'est cette rapidité pour l'échange d'informations. Pourquoi y a-t-il un problème de rapidité, c'est parce qu'il y a un problème d'informatisation des différents systèmes d'information. On est à différentes vitesses au niveau des pays du continent. Donc il faut vraiment accélérer l'informatisation des pays qui sont en retard pour arriver à un niveau nous permettant de détecter précocement et d'échanger rapidement l'information.
L'autre axe, c'est la détection précoce. La détection précoce pour la plupart des maladies épidémiques passe obligatoirement par le volet laboratoire et techniques de laboratoire. Donc il faut doter tous les pays du continent de tests diagnostics les plus performants en temps opportun, pas seulement pour le diagnostic des différents pathogènes mais aussi pour le diagnostic moléculaire.
Nous avons vu que pour identifier les nouveaux variants, il faut passer par le séquençage, or notre capacité par rapport à ce séquençage était limitée. Donc la capacité de testing et de séquençage devrait aussi être renforcée pour détecter précocement les pathogènes émergents et déclencher en temps opportun la riposte.
Le quatrième axe sur lequel nous devons travailler, c'est la communication en situation de crise. Il y avait beaucoup de problèmes de communication avec la gestion des rumeurs. La lutte contre la désinformation est un volet sur lequel nous devons continuer aussi à travailler.
Le cinquième axe, qui est primordial, est le déploiement de la stratégie de vaccination et l'accessibilité aux vaccins en temps opportun et au même niveau que les autres pays. Parce que la lutte contre une pandémie n'est pas une question d'un pays. Il a été démontré que ce type de maladie et ce type de virus ne connait pas de barrière. Et le fait de mettre en place la vaccination dans une région tout en ignorant une autre région qui englobe une proportion non négligeable de la population mondiale fait qu'on n'a pas pu atteindre l'objectif de maîtrise et de contrôle de la pandémie.
Nous avons laissé circuler les virus dans d'autres régions où l'on n'a pas vraiment atteint l'objectif de couverture vaccinale assez élevée. Donc, nous devons vraiment travailler sur cette composante.
En tant que structure de santé, nous devons créer notre propre réseau pour pouvoir échanger en temps réel les informations et pouvoir aussi identifier les potentialités pour mettre en place des programmes d'aide ou d'accompagnement, parce qu'il y a beaucoup de potentialités au niveau de nos pays.
Est-ce que le virus est toujours présent?
Le virus existe toujours et s'est implanté parmi les virus qui vont nous accompagner, sauf que la gravité du virus Sars-2 n'est plus la même, parce qu'il y a eu cette immunité collective qui s'est installée, soit par la vaccination, soit par la maladie naturelle, ce qui a occasionné pas mal de dégâts. Parce que nous voulons atteindre l'immunité collective par la vaccination, pas par la maladie.
Le virus est passé par différentes phases. La première phase, qui est la phase initiale d'émergence, est la plus critique, vu que l'on avait très peu de connaissances sur le virus, sur la maladie qu'il va occasionner, les méthodes de prévention et l'on n'avait pas de vaccin. Donc, il fallait mettre en place des mesures de prévention les plus sévères pour empêcher la circulation rapide du virus qui va engendrer des cas qui vont dépasser les capacités du pays. Il fallait donc freiner la circulation pour que les capacités des pays de
prise en charge ne soient pas dépassées.Et éviter bien évidemment le maximum de cas de décès et préserver bien évidemment la santé des populations.
Avec l'introduction du vaccin, l'atténuation de la gravité du virus (le dernier Omicron bien que très transmissible n'est pas aussi grave que les variants qui l'ont précédé), l'on est train de passer d'un mode épidémique avec des poussées épidémiques qui étaient de taille et de gravité différentes à une phase inter-épidémique qui ne cesse de s'allonger.
Donc actuellement, ce que nous sommes en train de voir, c'est que les poussées épidémiques sont d'une importance moindre que celles qui ont précédé et surtout d'une gravité moindre. C'est l'élément le plus important et cela grâce aux efforts de vaccination.
Maintenant, probablement on est passé à un mode où le virus va toujours exister et occasionner de petites poussées épidémiques.Espérons seulement qu'elles ne vont pas être d'une gravité importante. Mais cela va rejoindre un peu les autres viroses respiratoires saisonnières.
Il y a d'autres facteurs que nous devons surveiller, à savoir l'émergence de nouvelles vagues et la crainte qu'on avait avec l'apparition de ces vagues, c'est l'apparition de vagues avec un échappement immunitaire, un échappement à la vaccination.
Actuellement, nous devons continuer la surveillance, parce qu'on ne sait pas s'il y aura d'autres vogues. Mais le modèle le plus probable, c'est le passage vers l'endémicité avec de petites poussées épidémiques qui vont devenir de plus en plus espacées avec une gravité plus en plus moindre.
Pour pouvoir être dans ce modèle, il faut bien évidemment renforcer la vaccination, parce qu'il s'est avéré que la vaccination confère une immunité cellulaire et humorale. L'immunité cellulaire protège contre les formes graves, et l'immunité humorale protège contre les infections, sauf que cette immunité humorale n'est pas persistante. Il faut donc faire des rappels pour augmenter cette immunité humorale qui va engendrer cette immunité collective, sachant qu'il a été démontré aussi que le vaccin reste efficace contre les formes graves. Et c'est un acquis que nous devons maintenir.
L'Afrique souffre de nombreuses maladies infectieuses (à l'instar du VIH, tuberculose, paludisme...). En tant que spécialiste en médecine préventive et en épidémiologie, quels mécanismes doivent être mis en place pour éradiquer ces maladies qui continuent de faire des ravages?
On peut éliminer certaines maladies s'il y a des efforts collectifs internationaux. Il y a plusieurs maladies que l'on pourrait éliminer avec la vaccination. Les maladies qu'on pourrait prévenir par la vaccination sont des maladies candidates à l'élimination, mais moyennant tous les efforts de prévention primaires, à savoir l'hygiène, la sécurité des injections, les rapports sexuels protégés. Il y a aussi tous les déterminants sociaux de la santé, la lutte contre la pauvreté, la précarité, un assainissement durable etc...
Il y a toutes les activités de prévention secondaire, ce sont les efforts pour identifier précocement ces maladies, et ce, grâce aux capacités de dépistage, au testing. Il y a bien évidemment un volet très important dans la prévention primaire et la vaccination sur lesquelles nous devons travailler pour arriver à un taux de couverture vaccinale très élevé.
Tant qu'il existe un problème de santé dans un pays donné (choléra par exemple), tous les autres pays sont concernés.Tant que l'on ne parvient pas à l'éliminer dans tous les pays, ce problème va persister.
Donc il y a énormément de travail et d'effort à l'échelle internationale. C'est la collaboration interpays qui doit être mise en place et c'est le rôle des organisations internationales qui sont en train de faire un travail colossal. Mais malgré les multiples appels lancés par l'OMS, par exemple, pour l'équité par rapport à la vaccination, certains pays industrialisés qui avaient accès directement aux vaccins ou sont producteurs de vaccins ont pu déployer leur stratégie de vaccination de façon préférentielle.
Mais attention l'on est en train de voir apparaître des maladies infectieuses dans les pays industrialisés à cause des poches qui peuvent persister tant que le problème n'est pas éliminé avec la même vitesse dans tous les pays.
Selon l'OMS, le paludisme tue plus de 600 mille personnes par an en Afrique. Que faire pour lutter efficacement contre ce mal ? Les traitements préventifs ont-ils montré leurs limites?
Il faut continuer à investir dans la prévention primaire, lutter contre les vecteurs certes, mais aussi développer des vaccins qui permettront de lutter de façon efficace et contrôler ces maladies. Il y a plusieurs composantes dans le système de santé en Afrique.Il y a la composante thérapeutique au niveau des structures hospitalières publiques et privées sur lesquelles nous devons continuer à travailler.
La formation des médecins en Afrique est très bien faite. Nous avons d'excellents médecins. Pour preuve, ils réussissent facilement tous les concours internationaux. Mais il y a un problème de financements des systèmes de santé, la valorisation des ressources humaines et toutes les infrastructures sur lesquelles nous devons travailler. Nous devons aussi suivre un rythme de modernisation et de mise à niveau de notre système de santé.
Le secteur public a plusieurs lacunes dans différents pays pour plusieurs raisons. Il faut donc investir dans la santé. Parce que le fait d'investir dans la prévention et dans le domaine de la santé aura un impact sur l'économie. Tous les modèles ont montré que lorsqu'on investit dans la santé, et dans la prévention, on gagne en termes de coût de prise en charge des patients. On va gagner en vies humaines car on aura moins de cancers et de maladies infectieuses et donc une espérance de vie à la naissance plus élevée. Nous serons ainsi plus productifs.
Il faut investir dans la santé, investir dans la prévention. J'entends par prévention tous les déterminants de la santé, mais aussi la vaccination comme méthode de prévention qui a montré son efficacité, sans compter la lutte contre la désinformation.
Lutter contre la désinformation ?
Oui, actuellement, il existe beaucoup de mouvements contre la vaccination. Il faut vraiment travailler pour donner la bonne information aux citoyens, mais aussi lutter contre la pollution, les changements climatiques, l'obésité, l'hypertension artérielle...
L'Afrique ne souffre pas seulement de maladies infectieuses, elle souffre aussi de maladies chroniques, donc il faudrait avoir un programme global de prévention qui passe par un mode de vie sain, la vaccination et bien évidemment tout le renforcement des capacités de prise en charge par rapport aux différentes pathologies.
On a tendance à dire que les pays de l'Afrique du Nord, plus particulièrement la Tunisie, sont épargnés par le paludisme. Qu'est-ce qui explique cela?
Le paludisme c'est le modèle de maladie avec un cycle complexe qui fait intervenir le porteur du pathogène (l'homme), il y a le vecteur, c'est celui qui va transmettre l'agent pathogène d'un individu à un autre.
En Tunisie, on a pu donc éliminer le vecteur qui est à l'origine de la transmission interhumaine. Donc le fait d'avoir quelqu'un qui est malade, il n'y a pas de risque pour qu'il transmette le paludisme à une autre personne. Mais bien évidemment, le vecteur est actuellement inactif et ne contribue pas au cycle du paludisme en Tunisie, mais on n'est pas à l'abri de la réinstallation de ce vecteur si les conditions propices pour son installation le permettent.
Et actuellement, on assiste aux changements climatiques, à l'installation de plusieurs moustiques et plusieurs vecteurs même dans les pays où le climat n'était habituellement pas propice pour le développement de vecteurs.
L'Afrique subsaharienne a un climat propice au développement de ce type de maladie qui fait intervenir différents facteurs très présents, parce que les conditions climatiques le permettent. On assiste actuellement à un changement climatique, donc on va probablement voir, dans les décennies à venir,ce type de vecteurs s'installer dans plusieurs pays. Et l'on peut revenir à une situation où ces pathologies que l'on croyait éliminées du fait de l'absence de vecteur, risquent de s'installer.
Bien que notre pays soit épargné, récemment, une patiente tunisienne a perdu la vie à cause du paludisme des aéroports? Est-ce une nouvelle forme d'infection ?
Comme vous le savez, nous n'avons pas une immunité contre le paludisme. Le traitement prophylactique ne peut être pris pour une longue période. Il y a des mesures préventives, visiblement cette femme était exposée aux piqûres et elle a eu le paludisme. C'est un cas particulier. Mais il y a toujours le risque pour les voyageurs
vers les pays endémiques. Donc il faut appliquer les mesures de prévention, prendre un traitement préventif et rester sous surveillance même après le retour pour s'assurer qu'on n'a pas eu le paludisme.
En Tunisie, c'est la direction des soins de santé de base qui s'occupe du programme de paludisme. L'observatoire, qui avait fait une étude sur l'exhaustivité de notre système de notification des cas de paludisme, a démontré qu'il y a une sous déclaration des cas de paludisme importé. Raison pour laquelle il faut renforcer le programme de dépistage du paludisme importé et être vigilant pour éviter que le paludisme ne s'installe de nouveau en Tunisie. Il est impératif pour celui ou celle qui présente une fièvre et qui est de retour dans un pays endémique de toujours penser au paludisme.
En Tunisie, nous avons des spécialistes en maladies infectieuses. La faculté de médecine de Tunis a mis en place un CEC (certificat d'études complémentaires) pour la santé des voyageurs afin de sensibiliser les médecins de première ligne et les initier par rapport à cette consultation pour les voyageurs.
Et le mot de la fin ?!
Je souhaite beaucoup de succès à cette conférence, parce que c'est une opportunité pour que les différents spécialistes en santé publique échangent leurs expériences et qu'on puisse évaluer la stratégie africaine pour la lutte contre les maladies et réaffirmer nos priorités en Afrique en investissant dans ce domaine vital qu'est la santé.
Propos recueillis par Oumar DIAGANA et Nouha BELAID
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