Journée nationale de la diplomatie : l’ombre de Bourguiba toujours présente
Le 3 mai 1956, Habib Bourguiba, président du Conseil, promulguait un décret portant création du ministère des Affaires étrangères. Nommé à la tête du premier gouvernement de l’indépendance le 14 avril 1956, le leader du mouvement national a pris là l’une de ses premières décisions pour asseoir les fondations du nouvel Etat souverain.
C’est cette date célébrée en grandes pompes à l’occasion de son 60ème anniversaire le 3 mai 2016 qui a été choisie par le président Béji Caïd Essebsi pour la journée nationale de la diplomatie.
En ce 62ème anniversaire de la restauration du ministère des Affaires étrangères, c’est la première fois que cette journée est célébrée, à l’occasion d’une conférence de presse donnée par le ministre Khemaies Jhinaoui en présence des hauts cadres du département.
Le bilan qu’il y dressait de l’activité diplomatique en une année donne la mesure de l’engagement des cadres et agents de ce ministère en faveur des objectifs de la politique nationale. Au-delà des chiffres qu’il a présentés sur les visites présidentielles, celles du chef du gouvernement à l’étranger ainsi que celles du ministre des affaires étrangères et des deux secrétaires d’Etat, de même que celles des hauts responsables à tous les niveaux des pays frères et amis, c’est la finalité de l’action diplomatique qui importe le plus, puisque celle-ci s’inscrit pleinement dans le cadre des priorités nationales, à savoir le développement économique, l’emploi des jeunes diplômés et l’équilibre régional.
La politique étrangère est synchrone de la politique intérieure. Elle en est le reflet et l’écho. L’appareil diplomatique chargé de mettre en œuvre la politique étrangère ne fait que remplir une fonction nationale bien que son rôle soit de rehausser l’image du pays à l’extérieur et de défendre ses intérêts auprès des partenaires étrangers et dans les instances internationales. Si la diplomatie tunisienne a repris des couleurs et a hissé le pays à un rang élevé dans le concert des nations c’est qu’elle a renoué avec ses fondamentaux tels qu’ils avaient été définis par les pères fondateurs et surtout le plus illustre parmi eux, le président Bourguiba, premier ministre des affaires étrangères de la Tunisie indépendante.
Mettre la diplomatie au service des objectifs nationaux ne date pas de l’indépendance. De fait au cours de la lutte de libération nationale, le leader Bourguiba et ses proches lieutenants ont mis en œuvre une « diplomatie avant la lettre » dont la finalité est de garantir des soutiens à la cause nationale. Des bureaux sortes d’ambassades avaient été ouverts dans diverses capitales du monde dont le plus illustre fut le bureau de New York auprès de l’ONU que dirigeait Béhi Ladgham qui deviendra vice président du conseil dans le premier gouvernement de l’indépendance.
Avec le recouvrement de la souveraineté, le décret portant institution du ministère des affaires étrangères du 3 mai 1956 est venu imprimer un nouvel élan à cette diplomatie tunisienne mise ainsi au service de l’Etat national. Bourguiba va se servir dans la pépinière destourienne pour nommer les premiers ambassadeurs de la Tunisie indépendante parmi lesquels vont s’illustrer des hommes de grand talent qui vont se révéler comme des diplomates illustres à l’image de Mongi Slim, Hassen Belkhodja, Habib Bourguiba Jr, Taïeb Sahbani, Habib Chatty, Taïeb Slim, Moussa Rouissi et bien d’autres encore.
D’autres viendront renforcer le rang des diplomates de grande envergure après avoir servi au sein du gouvernement comme Ahmed Mestiri ou Mohamed Masmoudi.
Dans cette pépinière riche en talents, Mongi Slim va avoir une place à part. Nommé ambassadeur à Washington et représentant permanent auprès de l’ONU à New York, il va jouer un rôle crucial au moment du parachèvement de l’indépendance tunisienne après la guerre de Bizerte ou lors de l’examen de l’affaire algérienne. Il va réussir plus qu’espéré de sorte qu’il sera le premier africain à accéder à la présidence de l’assemblée générale de l’ONU en 1961. Il aurait pu prétendre à de plus hautes fonctions internationales n’eut été la crainte de Bourguiba de lui faire de l’ombre sur la scène diplomatique où il tenait à imposer son empreinte.
La politique étrangère était le domaine réservé de Bourguiba et il tenait à ce qu’elle portât sa marque. Dans un monde en pleine mutation avec la décolonisation et malgré la guerre froide qui divisait la planète en zones d’influence, le premier président de la République tunisienne a pu aménager à la Tunisie une place à part dans que ce soit dans son voisinage direct, le monde arabe ou dans le reste du monde. Pays de petite taille, sans grandes ressources si ce n’est sa richesse humaine, la Tunisie s’est hissée grâce à lui à une place qui lui permet d’être une voix écoutée et de peser sur la scène internationale. Ainsi il va se dresser contre le leadership du président égyptien Gamal Abdel-Nasser et son panarabisme et appellera au règlement de la question palestinienne en recourant à la légalité internationale.
Il s’opposera aussi au rêve unioniste du leader libyen Maamar Kadhafi dans un discours resté célèbre prononcé au Palmarium en 1972, même s’il va céder aux sirènes de l’union en janvier 1974, par l’accord signé à Djerba qu’il va désavouer aussitôt conclu. Acquis à l’union maghrébine, il appuiera pourtant l’indépendance de la Mauritanie, même si cela va lui créer des problèmes avec son frère d’armes le Roi Mohamed V du Maroc.
Dans le monde arabe, il sera la voix de la raison. Ainsi après avoir normalisé les relations de la Tunisie avec l’Egypte, il va établir des rapports confiants avec tous les Etats arabes. Ainsi il soutiendra l’indépendance du Koweït et le droit de l’Etat des Emirats arabes unis sur les iles occupées par l’Iran. Entre 1979 et 1982, il aura l’insigne privilège d’accueillir à Tunis le siège de la Ligue des Etats arabes et de donner refuge à la direction palestinienne et à son chef Yasser Arafat.
Soutien indéfectible des indépendances africaines, il sera à la pointe de la lutte pour la décolonisation accordant aide et appui aux mouvements de libération nationale sur le continent. Le grand leader sud-africain Nelson Mandela révélera que les premières armes utilisées par les combattants de l’ANC dans la lutte contre l’apartheid avaient été obtenues grâce à l’aide reçue de Bourguiba qu’il avait rencontré à Tunis lors de la visite effectuée en Tunisie en 1962.
Cependant son soutien à la décolonisation n’a pas empêché le président tunisien d’être, avec ses pairs sénégalais Léopold Sedar Senghor et nigérien Hamani Diouri et le roi Norodom Sihanouk du Cambodge l’un des initiateurs en 1970 de la Francophonie. En hommage au Leader tunisien, le Sommet du cinquantenaire de l’Organisation internationale de la Francophonie qui compte 57 pays se tiendra en 2020 à Tunis.
Ce n’est pas le moindre des paradoxes de la diplomatie bourguibienne. Ainsi, bien qu’il ait choisi dès avant l’indépendance d’être dans le camp du monde libre c'est-à-dire un allié des Etats Unis, il établira des relations fortes d’amitié et de coopération avec l’Union soviétique et les pays de l’Europe de l’est qui étaient sous son influence.
Il sera parmi les premiers à jeter les bases de relations diplomatiques avec la République populaire de Chine dont il reconnaîtra le droit de siéger au Conseil de sécurité. Il établira aussi des relations normales avec la République démocratique et populaire de Corée (Corée du nord) au même titre que la République de Corée (Corée du sud).
La relation forte avec les Etats Unis n’a pas empêché Bourguiba de hausser le ton lorsque le président américain Ronald Reagan a soutenu le raid de l’aviation israélienne contre le quartier général de l’OLP à Hammam Chott le 1er octobre 1985.
Le chef de l’Etat tunisien a menacé de rompre les relations avec Washington si celle-ci oppose son veto à la résolution tunisienne soumise au Conseil de sécurité condamnant l’agression israélienne. Cette détermination a été payante puisque les Etats Unis décident pour l’unique fois de laisser passer une résolution anti-israélienne.
Ce succès diplomatique on le doit aussi au ministre des affaires étrangères de l’époque qui n’est autre que Béji Caïd Essebsi qui était épaulé à Tunis par le secrétaire d’Etat Mahmoud Mestiri et à New York par l’ambassadeur Néjib Bouziri.
Acquis au non-alignement, Bourguiba sera parmi les pères fondateurs du mouvement des non-alignés, au même titre que le président yougoslave Tito, le premier ministre indien Nehru, le président égyptien Nasser. Le premier sommet des non alignés eut lieu à Belgrade en septembre 1961 en présence de tous ces leaders historiques.
Avec la France et malgré les vicissitudes de l’histoire, Bourguiba réussira à établir des relations de confiance une fois les séquelles de la colonisation complètement éliminés. Après des rapports plutôt tendus avec le général de Gaulle, il sera reçu en visite d’Etat en 1973 par Georges Pompidou et établira des rapports sereins avec les successeurs de ce dernier Valéry Giscard d’Estaing et François Mitterrand ainsi qu’avec leurs premiers ministres dont le prochain président Jacques Chirac.
Avec l’Algérie voisine, il fondera une relation de confiance en mettant fin avec une hauteur de vue peu commune à un contentieux frontalier qui aurait pu envenimer pour longtemps les relations bilatérales et le destin de la région.
Soixante deux ans après la restauration du ministère des Affaires étrangères l’ombre de Bourguiba continue à marquer la diplomatie tunisienne. Cela ne semble pas étrange tant son empreinte reste forte et toujours d’actualité malgré la différence des époques.
RBR
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